MALEBRANCHE NICOLAS (1638-1715)
Retenant du cartésianisme qu'il n'est de vraie connaissance que par les idées claires et distinctes, Malebranche, qui se veut disciple de Descartes – en même temps que de saint Augustin –, s'éloigne de lui pour le reste. Substituant le Verbe à la lumière naturelle créée, la vision en Dieu à l'innéisme, faisant coïncider la philosophie et la religion, il transporte le philosophe dans cette « région heureuse et enchantée » où la lumière intelligible pénètre les « abîmes » profonds de la Providence et illumine le système entier de l'univers, incréé autant que créé, invisible autant que visible.
Dieu, qui renferme en soi toute la lumière et toute la puissance efficace, consulte sa Sagesse pour porter à l'existence le monde qui exprime le mieux ses perfections. Ainsi, l'ordre commande une immense machinerie où, de Dieu jusqu'à sa plus infime créature, tout est soumis à des lois strictement réglées ; univers que domine le drame chrétien, lui-même haussé au niveau de la raison ; univers, enfin, où Dieu, qui fait tout, n'est point responsable du mal, où l'homme, qui ne fait rien, demeure le maître de sa destinée, ayant le libre pouvoir d'arrêter ou de laisser s'accomplir le mouvement infini par lequel Dieu l'unit à lui dans un amour de pure lumière.
Il est extrêmement regrettable que l'aspect parfois théologique de cette réflexion en ait, depuis le xviiie siècle, si souvent masqué la puissance et l'originalité philosophiques.
L'auteur de la « Recherche de la vérité »
Les années de formation
Nicolas Malebranche fut, selon l'expression heureuse de Voltaire, l'un des plus profonds méditatifs qui aient jamais écrit. Il naquit à Paris un mois avant Louis XIV. Et sa philosophie porte, plus que toute autre, cet « air grand et magnifique » (le mot est d'Arnauld, parlant de Malebranche) qui scelle le règne de ce prince.
Il sortait d'une famille de parlementaires. Son père était conseiller du roi et trésorier général des cinq Grosses Fermes de France ; sa mère, Catherine de Lauzon, eut un frère intendant de Provence et de Guyenne, gouverneur du Canada, puis conseiller d'État. Le dernier de dix ou de treize enfants, Malebranche était de complexion débile et de conformation irrégulière, ce qui fit écrire au malicieux Fontenelle qu'« il s'était toujours destiné à l'état ecclésiastique, où la nature et la grâce l'appelaient également » (Éloge de Malebranche). Il dut à sa constitution maladive de faire ses humanités dans la maison familiale, où le marqua l'empreinte de sa mère. « C'était, nous dit son ami et biographe le père André, une dame d'un esprit rare et d'une grande vertu, qui s'était occupée particulièrement à le former. » Malebranche aimait l'étude et, « en peu de temps, poursuit le père André, il dévora les premières difficultés des sciences avec une facilité d'esprit qui étonnait ».
À seize ans, en 1654, il alla faire sa philosophie au collège de la Marche, où son maître, M. Rouillard, péripatéticien zélé et plus tard recteur de l'Université de Paris, lisait et commentait Aristote. Reçu maître ès arts en 1656, et déjà décidé à recevoir les ordres, il suivit, jusqu'en 1659, les cours de théologie à la Sorbonne. « Quoiqu'il eût assez bien appris le latin et le grec, observe le père Lelong, il ne s'appliqua pas à la philosophie et à la théologie, parce qu'il n'y trouvait point de goût. » Et Fontenelle : « Il fit [ses études] en homme d'esprit et non en génie supérieur. » Ce que le père André explique en ces termes : « Accoutumé de bonne heure à réfléchir, voici ce qu'il trouvait bizarre dans la méthode des Écoles : dans la philosophie, qui est tout entière du ressort de la raison, on voulait qu'il se payât de l'autorité d'Aristote, et dans la théologie, qui doit être uniquement appuyée sur l'autorité divine, qu'il se payât de raisons ou plutôt de raisonnements qui, pour l'ordinaire, ne sont rien moins que raisonnables. »
En 1659, Malebranche était orphelin. Plus rien ne l'attachait au monde. Il refusa un canonicat à Notre-Dame, et entra, l'année suivante, dans la congrégation de l' Oratoire, alors gouvernée par le père Bourgoing. Il y trouva le sentiment de la liberté individuelle, l'amour de la science désintéressée et le goût de cette méditation intérieure qui, déjà, l'éloignait de l'histoire, de l'érudition, ou de cette critique sacrée dont l'entretenait Richard Simon. Mais, là non plus, il ne se sentit d'abord aucune inclination particulière pour la philosophie, dont l'enseignement, comme l'a justement établi Henri Gouhier, était alors « dominé par la hantise du cartésianisme » (La Vocation de Malebranche). On cultivait saint Augustin et, sans abandonner Aristote, on se tournait vers Platon, dont la philosophie paraissait mieux s'accorder avec la spiritualité.
Ordonné prêtre en 1664, ce fut cette même année, vraisemblablement, qu'une rencontre fortuite lui révéla sa vocation de philosophe. Écoutons Fontenelle : « Un jour où il passait rue Saint-Jacques, un libraire lui présenta le Traité de l'homme de M. Descartes, qui venait de paraître. Il avait vingt-six ans et ne connaissait Descartes que de nom et par quelques objections de ses cahiers de philosophie. Il se mit à feuilleter le livre, et fut frappé comme d'une lumière qui en sortit toute nouvelle à ses yeux. Il entrevit une science dont il n'avait point d'idée, et sentit qu'elle lui convenait [...]. Il acheta ce livre, le lut avec empressement, et, ce qu'on aura peut-être peine à croire, avec un tel transport qu'il lui prenait des battements de cœur qui l'obligeaient quelquefois d'interrompre sa lecture. »
Malebranche venait de découvrir une science et une méthode de raisonner fondées sur les idées claires et distinctes. Sans doute aussi percevait-il déjà que, réduisant la matière à l'étendue, posant que les qualités sensibles sont dans l'âme et non dans les choses, cette science nous fait juger des choses, non par les sentiments que nous en avons, mais par les idées claires et distinctes qui nous les représentent selon leur essence intelligible. Descartes allait lui permettre de parfaire la métaphysique augustinienne des idées : ne déclarait-il pas plus tard que ce qui avait manqué à saint Augustin, c'était d'avoir appris de Descartes qu'on ne voit pas les corps en eux-mêmes ? Enfin, le principe dont se prévaut le mécanisme du Traité de l'homme n'a point dû laisser de le frapper : « La Nature agit toujours par les moyens qui sont les plus faciles de tous et les plus simples » (Descartes).
Après le Traité de l'homme, il lit le Discours de la méthode, les Méditations, les Principes. Et, pour les bien comprendre, il s'attache aux mathématiques. Il s'informe aussi très exactement de la physique, de l'astronomie, de l'histoire naturelle.
Au cours de ces études philosophiques et scientifiques, qui l'occupèrent trois ou quatre ans, il lui apparut que Descartes et saint Augustin se complétaient heureusement : Descartes avait mieux compris le corps, saint Augustin l'âme, chacun avait apporté certaines vérités touchant la nature de l'idée.
Malebranche tenait alors les grandes lignes de son dessein : instaurer une philosophie chrétienne où la fin de la philosophie vînt coïncider avec celle de la religion, l'intelligence avec la foi, la métaphysique avec l'apologétique. L'histoire de sa vie n'est plus désormais que celle de l'élaboration progressive de sa doctrine, l'histoire de ses ouvrages, celle des polémiques où il fut entraîné.
Les principaux ouvrages
Dès 1668, semble-t-il, Malebranche travaillait à son premier traité : Recherche de la vérité, qui marque son double attachement à la méthode et à la physique cartésiennes, d'une part, au platonisme augustinien, de l'autre. Les trois premiers livres, réunis en un volume, furent publiés en 1674, après en avoir été empêchés à cause de leur cartésianisme. Le second volume, contenant les trois derniers livres, parut en 1675, avec une seconde édition du premier.
La Recherche obtint un grand succès, recueillant « les suffrages illustres et pieux », comme dit Sainte-Beuve, de ceux mêmes qui, plus tard, combattirent son auteur. Arnauld fut un des premiers à lui donner vogue, et les pères de l'Oratoire décidèrent qu'on remercierait le père Malebranche de ce qu'il travaillait aussi utilement pour le public. C'est que, négligeant un examen particulier, on ne retint qu'une impression générale de cartésianisme. L'ouvrage eut six éditions du vivant de Malebranche, et il devint l'une des lectures favorites de la princesse Élisabeth, qui avait été la disciple et l'amie de Descartes.
Au vrai, la Recherche ne se détache guère des problèmes cartésiens : problème de l'erreur, problème de la nature des idées, méthode pour avancer dans les sciences. Pourtant, elle est déjà quelque chose de plus, esquissant des thèmes variés qui n'ont plus rien de cartésien : primauté de la fin religieuse, accord de la philosophie nouvelle avec l'esprit du christianisme, réfutation de l'innéisme, réfutation implicite, puis explicite, de la libre création des vérités éternelles, position de la doctrine de la vision en Dieu, union en un des problèmes de l'erreur et du péché, explication de la chute d'Adam et du rôle de la grâce médicinale, négation de la substance composée, explication de la création par l'amour de Dieu pour soi, affirmation que Dieu agit par les voies les plus simples, qu'il est la cause générale et la seule cause efficace, que les causes naturelles ne sont que des causes occasionnelles dépourvues d'efficace, etc.
Mais ces éléments nouveaux restent épars. Aucune unité systématique ne se constitue encore. Aussi tient-on plutôt des matériaux pour une doctrine nouvelle que cette doctrine elle-même. En outre, des notions majeures, comme celle de l'ordre, demeurent imprécises ; des démonstrations, comme celle de l'accord de la raison et de la foi, s'administrent de façon contradictoire, tantôt par l'exaltation de la recherche rationnelle, tantôt par sa dépréciation au regard de la voie courte et certaine de la foi.
À tous ces points de vue, le tome III de la Recherche, qui contient plusieurs « Éclaircissements » sur les principales difficultés des précédents volumes, marque, en 1678, un progrès considérable. L'année précédente, en 1677, les Conversations chrétiennes avaient déjà précisé la nature des rapports de l'intelligence et de la foi. L'apologie du christianisme s'y substituant à l'apologie du cartésianisme, Malebranche justifiait non plus le cartésianisme par son accord avec l'augustinisme et l'esprit du christianisme, mais la religion chrétienne par le moyen des idées claires et distinctes de la nouvelle philosophie.
Les « Éclaircissements » de 1678 développent ces vues, précisent les concepts d'ordre, de simplicité des voies, d'occasion, d'occasionnalisme, etc., mettent au jour des traits nouveaux : opposition entre la perfection de l'ouvrage et celle de la conduite, prévalence de la seconde, explication de la présence du mal dans l'univers créé, invisible aussi bien que visible. Mais l'unité systématique n'est toujours point dessinée.
C'est deux ans plus tard, avec le Traité de la nature et de la grâce, paru en 1680 à Amsterdam, que le malebranchisme commence à se constituer comme un nouveau système du monde. Né d'une discussion sur la grâce qui, au mois de mai 1679, avait vivement opposé Malebranche et Arnauld, il eut un grand retentissement et suscita tant de passion qu'il en fallut quatre éditions en moins de quatre ans.
Le dessein principal de l'ouvrage, c'est d'apporter au problème de la grâce et de la prédestination une solution qui réfutât l'erreur janséniste : il est faux que Dieu ne veuille sauver que les prédestinés, car il veut sauver tous les hommes, sans restriction aucune, même si tous ne sont pas sauvés. Le principe de la solution étant la simplicité des voies, c'est l'univers tout entier qui se trouve pensé par le philosophe au point de vue d'une raison qui n'est plus, comme la lumière naturelle cartésienne, simplement humaine, mais qui est la Raison ou le Verbe de Dieu même.
Le Traité exprime directement l'inspiration maîtresse de la réflexion malebranchiste. On y voit une doctrine née du cartésianisme, l'occasionnalisme, dénouer un problème essentiellement religieux. On y saisit un moment capital de cet effort de rationalisation que, contrairement à Descartes, Malebranche veut étendre aux questions qui relèvent de la théologie. Au Dieu cartésien de la toute-puissance incompréhensible se substitue le Dieu malebranchiste de la Sagesse, créateur d'un univers où la surnature, autant que la nature, se découvre à l'homme dans une claire lumière intelligible.
Pourtant, en 1680, Malebranche n'avait point aperçu encore comment la hiérarchie des attributs divins fonde la proportion constante entre ces deux perfections différentes que sont celle des voies et celle de l'ouvrage. Il faudra pour cela un nouvel effort, celui qui anime les Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, publiés en 1688. Dès lors le Traité comme la Recherche sont corrigés en ce sens.
Le Traité eut sept éditions du vivant de son auteur. La quatrième s'était augmentée de plusieurs « Éclaircissements » et aussi d'« Additions » intercalées entre les articles. Le philosophe répondait ainsi aux exigences de la polémique, mais la première édition gardait sa préférence. Voici ce qu'en écrit Sainte-Beuve : « Chaque discours, qui a lui-même deux portions, se compose de paragraphes plus ou moins longs, proportionnés toutefois, espèces d'aphorismes, d'oracles métaphysiques, qui marchent plus ou moins comme des strophes, comme des octaves. Ou, si vous voulez, tout ce livre a la beauté d'un temple. Dans les éditions suivantes, l'auteur a fait suivre chaque paragraphe d'additions ou commentaires qui rompent la première beauté ; aussi, pour en jouir, faut-il ne lire que la série des stances du texte primitif. On conçoit l'ennui de Malebranche obligé de déranger ainsi toute la beauté de son ordonnance architecturale pour appuyer la solidité. C'est comme un architecte qui, entre chaque ornement d'un temple, bâti par lui, et chaque colonne, serait obligé par ses critiques à intercaler des supports de bois sur lesquels seraient affichées les objections géométriques qui y ont donné lieu » (Port-Royal).
Après le Traité, les Méditations chrétiennes et métaphysiques marquent à leur tour, en 1683, la coïncidence parfaite de la réflexion philosophique avec le point de vue du Verbe. Puis, en 1684, le Traité de moralefonde la morale sur des principes rationnels.
Malebranche conçut alors le projet d'un exposé parfaitement systématique de sa doctrine, où, sans disputer, il répondrait à ses adversaires. Ce furent les Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, le plus beau de ses ouvrages, écrit sur un ton élevé, dans un langage lumineux et serein. En 1696, une nouvelle édition s'augmentait de trois Entretiens sur la mort.
Entre-temps, en 1692, Malebranche avait publié un traité Des lois de la communication des mouvements où, sous l'influence de Leibniz, il corrigeait les lois cartésiennes du choc et aussi ce que lui-même en avait écrit dans la Recherche de la vérité. Il ne devait pas cesser, d'ailleurs, de se corriger sur ce point au cours des éditions ultérieures de la Recherche, y compris la dernière.
Le père François Lamy ayant, dans le troisième tome de La Connaissance de soi-même, invoqué l'autorité de Malebranche en faveur du quiétisme, l'oratorien se défendit par un court Traité de l'amour de Dieu, publié à Lyon, en 1697, dans une réédition du Traité de morale.
En 1708, sur l'insistance de Monsieur de Lyonne, évêque de Rosalie et vicaire apostolique, il donnait, à Paris, l'Entretien d'un philosophe chrétien avec un philosophe chinois sur l'existence et la nature de Dieu.
Enfin, en 1715, il répondait, par les Réflexions sur la prémotion physique, à l'Action de Dieu sur les créatures ou De la prémotion physique, ouvrage dans lequel le père Boursier avait, en 1713, défendu la thèse thomiste de la prémotion et attaqué Malebranche sur les lois générales de la nature et de la grâce. Pour fonder solidement la liberté du consentement à la grâce, Malebranche fut conduit à démontrer, avec une vigueur nouvelle, que l'acte du libre consentement n'est pas une modalité physique de l'âme et que, par conséquent, il n'a point à être soutenu par Dieu.
Ce fut son dernier livre. Déjà languissant, il tomba gravement malade en juin 1715. Après quatre mois de souffrances aiguës, qu'il supporta avec un courage digne de sa vertu et de sa piété, appliquant aux circonstances de sa maladie un esprit dont la curiosité pour les sciences ne s'était point affaiblie depuis la lecture du Traité de l'homme, il mourut, parfaitement lucide, à Paris.
Les polémiques
Le nom de Malebranche retentissait dans toute l'Europe. « Je sais, dit plaisamment Fontenelle, que, dans la guerre du roi Guillaume, un officier anglais prisonnier se consolait de venir ici parce qu'il avait toujours eu envie de voir le roi Louis XIV et Malebranche. » Et Sainte-Beuve : « Malebranche faisait école : la beauté de son génie, la lumière de son langage, la sincérité de sa piété et la candeur de ses mœurs, une physionomie singulièrement expressive et qui laissait transpirer l'esprit, tout attirait et attachait les jeunes imaginations ; il y avait des malebranchistes fervents » (op. cit.). Mais il y avait également des ennemis non moins passionnés, auxquels le père se devait de répondre, encore qu'il eût les polémiques en horreur. Il s'y montrait irritable et caustique, moins fait, peut-être, pour parer l'attaque que pour reprendre librement l'exposé de ses idées.
Dès la publication du premier volume de la Recherche de la vérité, il fut pris à partie par Foucher, chanoine de Dijon, auquel il répondit prestement dans la préface du deuxième volume de la Recherche (cf. H. Gouhier, « La Première Polémique de Malebranche », in Rev. Hist. Philos., 1927, et Études d'hist. de la philos. franç., 1976).
En 1680, le père Le Valois, jésuite, sous le nom de Louis de La Ville, dénonça l'incompatibilité de la doctrine de Malebranche, comme du cartésianisme en général, avec le mystère de l'eucharistie (cf. H. Gouhier : « Philosophie chrétienne et théologie. À propos de la seconde polémique de Malebranche », in Rev. phil., 1934, et Études d'hist. de la philos. franç., 1976). Malebranche lui fit une Réponse anonyme, à laquelle il joignit un Mémoire pour expliquer la possibilité de la transsubstantiation, dont il ne reconnut jamais expressément qu'il fût sien ; peut-être parce que son explication l'avait amené à certaines vues qui, pour profondes qu'elles fussent, s'accordaient difficilement avec la réduction cartésienne et malebranchiste de l'essence des corps à l'étendue (cf. Martial Gueroult, Malebranche, t. III, Appendice no 1).
Puis ce sont les multiples controverses touchant le Traité de la nature et de la grâce (cf. Ginette Dreyfus, Commentaire philosophique sur le Traité de la nature et de la grâce, Paris, 1958). La plus importante fut celle qui commença en 1683 avec l'ouvrage d' Arnauld : Des vraies et des fausses idées contre ce qu'enseigne l'auteur de la Recherche de la vérité. Elle se poursuivit dans une série d'attaques, de ripostes et de contre-ripostes, dont le moment essentiel fut la publication, par Arnauld, des Réflexions philosophiques et théologiques sur le nouveau système de la nature et de la grâce (en trois livres, dont le premier parut en 1685). Elle ne se termina qu'en 1704, dix ans après la mort d'Arnauld, par un petit traité intitulé Contre la prévention : un Malebranche à l'esprit mordant y démontre que les vertus qu'on prête à Arnauld interdisent de le croire l'auteur des ouvrages qu'on lui attribue.
Bossuet, lui aussi, était hostile. S'étant vainement opposé à la publication du Traité, il l'attaque ouvertement au cours de son oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse : « Que je méprise ces philosophes qui, mesurant les conseils de Dieu à leurs pensées, ne le font auteur que d'un certain ordre général d'où le reste se développe comme il peut, comme s'il avait à notre manière des vues générales et confuses, et comme si la souveraine Intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières, qui seules subsistent véritablement ! »
Une belle lettre de Bossuet au marquis d'Allemans, du 21 mai 1687, témoigne que, s'il entendait alors un peu mieux la doctrine de Malebranche, il continuait d'y voir une hérésie. Les Entretiens sur la métaphysique le firent entrer davantage dans la pensée du père et une réconciliation s'amorça. Elle fut complète en 1697, lorsque Bossuet trouva en Malebranche son allié le plus illustre contre Fénelon.
Bossuet avait incité Fénelon à écrire, vers la fin de 1687, la Réfutation du système du père Malebranche sur la nature et la grâce, et il y aurait mis lui-même la main. Pourtant, l'ouvrage ne parut point, peut-être parce que la lecture des Entretiens sur la métaphysique en avait adouci l'instigateur. Publiée en 1820, la Réfutation de Fénelon est très supérieure aux Réflexions d'Arnauld. Elle part des principes reconnus par Malebranche pour en tirer les conséquences : ces conséquences, Malebranche doit soit les récuser et abandonner son système, soit les maintenir et cesser d'être chrétien. Ce faisant, Fénelon n'est point sans mettre le doigt sur certaines difficultés internes de la doctrine.
Bayle, qui s'était montré favorable au Traité en 1682, dans sa Lettre sur les comètes, changea d'avis après avoir lu les Réflexions philosophiques et théologiques d'Arnauld. Ses jugements ont surtout cet intérêt que Leibniz les examinera et défendra Malebranche, sinon dans le détail, du moins pour l'essentiel, encore que les deux philosophes s'accordent davantage sur les mots que sur les choses.
Malebranche et Leibniz étaient en rapport depuis quelques années (cf. André Robinet, Malebranche et Leibniz, relations personnelles, Paris, 1955). Ils devaient s'opposer au cours de la longue controverse scientifique, ouverte en 1686, sur les lois de la communication des mouvements. À en croire le père André, elle se serait achevée par la capitulation de Malebranche : « Il avoua son erreur, écrit-il, avec autant de joie que s'il eût publié une découverte [...]. Monsieur Leibniz, charmé de sa vertu, lui rendit une réponse telle qu'il la méritait. » Mais Pierre Costabel a mis les choses au point (cf. ses introductions et notes dans le tome XVII des Œuvres complètes de Malebranche et sa communication aux journées Malebranche de 1965, in Malebranche, Paris, 1967). Certes, Malebranche a subi l'influence de Leibniz, mais sa réflexion personnelle l'avait déjà mis sur la voie. De surcroît, il ne se rendit jamais complètement puisque, en 1712 encore, dans la dernière édition de la Recherche de la vérité, il refusait la force vive, estimant qu'elle se réclame d'une métaphysique obscure. On retrouve ici l'attitude générale de Malebranche savant. Qu'il ait affaire à Leibniz, à Mariotte, à Huygens, à Newton, il est toujours prêt à modifier ses conceptions ; mais il veut que les données de l'expérience puissent être intégrées dans une explication rationnelle satisfaisante, le dernier mot restant à l'esprit qui juge. Ainsi, tout en suivant Leibniz, ou un autre, jusqu'en un certain point, il ne quitte jamais la voie qui est la sienne. En un mot, comme dit le père Costabel, il apporte aux savants un « exemple extraordinaire [...] au point de vue de l'ouverture d'esprit, de la fermeté de la pensée et de l'aptitude à se corriger », et son œuvre scientifique, « modeste dans ses dimensions », est « dense dans son contenu ». Ajoutons, pour le piquant, que le père Costabel, outre qu'il cite certaines questions dont Malebranche rend compte « en des termes qu'un moderne ne peut qu'admirer », aperçoit, dans sa théorie de la matière subtile, « une lointaine ébauche de la notion d'énergie atomique ».
Contre Régis, cartésien superficiel, Malebranche dut se défendre, en 1693 et 1694, sur la nature des idées, sur les plaisirs des sens, sur les diverses apparences de grandeur du Soleil et de la Lune. Touchant cette dernière question, il eut pour lui les mathématiciens les plus illustres de l'Académie des sciences, dont il devint membre honoraire en 1699.
Le Traité de l'amour de Dieu suscita les répliques du père Lamy, auxquelles Malebranche répondit par trois lettres et un opuscule (cf. l'ouvrage d'Yves de Montcheuil, Malebranche et le quiétisme, Paris, 1946).
Les Jésuites, s'estimant visés par l'Entretien d'un philosophe chrétien avec un philosophe chinois, l'attaquèrent dans les Mémoires de Trévoux, en juillet 1708. Malebranche riposta par un « Avis » qu'il annexa à l'Entretien, et auquel les Mémoires de Trévoux répliquèrent en décembre 1708.
La publication, en 1713, du Traité de l'existence de Dieu de Fénelon fut l'occasion d'une nouvelle et brève controverse avec les Jésuites, laquelle tourna à l'avantage de Malebranche.
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Ginette DREYFUS : professeur émérite à l'université de Haute-Normandie
Classification
Autres références
-
DE LA RECHERCHE DE LA VÉRITÉ, Nicolas Malebranche - Fiche de lecture
- Écrit par Francis WYBRANDS
- 829 mots
Nicolas Malebranche (1638-1715) occupe dans la lignée des philosophes post-cartésiens une place particulière. D'une part, il semble tout devoir à Descartes : la lecture, en 1664, du Traité de l'Homme fut en effet à l'origine de sa vocation philosophique. D'autre part, il s'en éloigne...
-
ÂME
- Écrit par Pierre CLAIR et Henri Dominique SAFFREY
- 6 021 mots
..., il tâche de donner à l'âme (esprit, pensée) son rôle le plus objectif. C'est toujours l'« union » qui préoccupe Rohault, Cally, Regis... et Malebranche. Celui-ci, attaché à une nature spirituelle, garde à l'âme sa généralité, qui renvoie à des corrélats tels que conscience, connaissance, sentiment... -
AUGUSTINISME
- Écrit par Michel MESLIN et Jeannine QUILLET
- 5 574 mots
Ainsi s'explique la tentative deMalebranche, à la rencontre d'un cartésianisme réputé augustinisant et d'un augustinisme dont le père Charles Martin avait tenté de démontrer qu'il était, avant la lettre, cartésien (dans sa Philosophia christiana, achevée en 1671). Avec une fidélité... -
CARTÉSIANISME
- Écrit par Pierre GUENANCIA
- 1 862 mots
...inutile et incertain » lorsqu'il prétend déduire d'un petit nombre de principes la nature de tous les phénomènes du monde visible. Il en va de même pour Nicolas Malebranche (1638-1715) que la lecture du Traité de l'homme (1633) a converti au cartésianisme dont il se montre fidèle disciple tant qu'il... -
CAUSALITÉ
- Écrit par Raymond BOUDON , Marie GAUTIER et Bertrand SAINT-SERNIN
- 12 990 mots
- 3 médias
...triomphe la dynamique, à la fois sur le plan mathématique et physique, que le principe de causalité commence à se lézarder : un coup rude est porté par Malebranche, admirateur de Descartes : si Dieu est liberté et que ses volontés soient inscrutables pour la raison humaine, nos « causes » ne sont que... - Afficher les 16 références
Voir aussi