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LYRISME

Le lyrisme japonais

En 1897, un groupe de jeunes poètes japonais publiait, sous le titre collectif de Jojō shi (Poèmes lyriques), un ensemble de recueils de poèmes, précédés de préambules où chacun des auteurs définissait sa propre conception du lyrisme, et d'où il ressortait que la poésie de forme nouvelle serait lyrique ou ne serait pas. L'épithète jojō, « qui exprime les sentiments », employé pour traduire « lyrique », ne pouvait, à leur sens, s'appliquer à la poésie classique, depuis des siècles égarée dans les voies d'un formalisme où le sentiment ne s'exprimait que par le biais d'un réseau d'allusions et de métaphores.

Le lyrisme avait été pourtant parfaitement décrit dans les premières lignes de la préface du Kokin waka shū (Recueil de poèmes japonais de jadis et naguère), rédigée en 905 par Ki no Tsurayuki (mort en 945) : « Le chant du Yamato germe dans le cœur de l'homme et s'épanouit en un feuillage de myriades de paroles. C'est ainsi que les hommes qui vivent en ce monde, puisque diverses sont leurs expériences, expriment ce qu'ils éprouvent en leur cœur au moyen de ce qu'ils voient, de ce qu'ils entendent. Du rossignol qui chante dans les fleurs, de la grenouille qui habite les eaux, entendez la voix : de tous les êtres qui vivent ce qui s'appelle vivre, qui ne chante pas son chant ? Ce qui, sans déploiement de forces, ébranle ciel et terre, émeut jusqu'aux démons invisibles, adoucit les relations entre hommes et femmes, apaise même le cœur des fiers guerriers : voilà ce qu'est le chant. »

Après cette déclaration du poète, la lecture du recueil lui-même déçoit quelque peu, et singulièrement celle des livres XI à XV qui contiennent les poèmes d'amour. Déjà les clichés, les comparaisons, allusions, allégories et métaphores compriment les élans les plus sincères dans l'étau des conventions, pour aboutir à la limite à ce pur chef-d'œuvre d'un anonyme, qui revêt, par la grâce d'un savant jeu de calembours, deux significations radicalement différentes ( Kokin shū, 755) :

Ce sont des rivages entraînée par les flots où seule croîtnoyée dans les larmesl'algue flottantema triste destinéeet pour la couper seulementà l'occasionle pêcheur y vient aborder.vous y venez

Ce sont là certes les jeux auxquels se complaisent les gens de cour, et dont le Genji monogatari, qui les montre en situation, nous donnera maint exemple. Pour retrouver le lyrisme spontané que définit Tsurayuki, poète dont les œuvres sont les plus alambiquées que l'on puisse imaginer, il faut se reporter en fait à la grande anthologie du siècle de Nara, le Man yō shū, achevé vers 760. Des quatre mille cinq cents pièces de cette monumentale compilation, bon nombre sont déjà imprégnées de ce formalisme à qui, précisément, elles serviront de modèle et de caution, mais l'on y trouve également des poèmes « anciens » des vie et viie siècles, des poèmes des « provinces », production anonyme, sinon populaire, du moins de gens « sans importance », et des poèmes des « gardes des Marches », où des guerriers inconnus, requis pour servir aux frontières lointaines, disent naïvement leur peine.

<it>Portrait de Kakinomoto no Hitomaro</it>, Enku - crédits : M. De Fraeye/ AKG-images

Portrait de Kakinomoto no Hitomaro, Enku

Il est des élégies funèbres aussi, non point celles que le chantre officiel de la cour, Kakinomoto no Hitomaro, composa pour des princes, mais la plainte d'un époux, d'un amant, d'un fils ; des « poèmes qui chantent la couleur de la séparation », d'un temps où s'éloigner de la « Ville », centre unique de civilisation et de culture, était un exil pire que la mort. Et enfin, dans les livres XI et XII, sous la rubrique « Énoncé direct du sentiment », des chants d'amour, anonymes pour la plupart, à qui la forme concise à l'extrême du « poème court » (tanka de 31 syllabes[...]

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Pour citer cet article

Jamel Eddine BENCHEIKH, Jean-Pierre DIÉNY, Jean-Michel MAULPOIX, Vincent MONTEIL et René SIEFFERT. LYRISME [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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<it>Portrait de Kakinomoto no Hitomaro</it>, Enku - crédits : M. De Fraeye/ AKG-images

Portrait de Kakinomoto no Hitomaro, Enku

Lamartine - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Lamartine

Autres références

  • LYRISME, notion de

    • Écrit par François TRÉMOLIÈRES
    • 1 522 mots
    • 3 médias

    Le lyrisme désigne l'essence de la poésie, pour autant qu'on identifie cette dernière d'abord au chant : le terme renvoie en effet à la lyre, instrument de musique associé par les Grecs anciens à la figure mythique du premier poète, Orphée. Né de l'oralité, le poème se différencie de la prose...

  • CALLIGRAMMES, Guillaume Apollinaire - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 627 mots
    Si le terme « calligramme », forgé à partir du grec kallos (« beau ») et gramma (« écriture »), a bien été inventé par Apollinaire (qui avait auparavant utilisé l’expression d’« idéogramme lyrique »), l’idée de rédiger un texte – poétique ou non – dont la disposition sur la page dessine...
  • CINÉMA ET OPÉRA

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    ...résume, à l'époque du cinéma muet, l'influence de l'opéra sur le septième art. Dès l'heure d'Abel Gance, de Victor Sjöström, de Friedrich Wilhelm Murnau, le cinéma semble partager avec l'opéra, et cela dans sa forme même, une vocation et un style lyriques. Ainsi le musicologue Carlo Piccardi note, dans ...
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    De catastrophes en convulsions, l'antique république romaine s'acheminait cependant à une métamorphose. Chacun comprit que l'essentiel était acquis le jour où le jeune Octave remporta sur les forces d'Antoine et de Cléopâtre une victoire décisive (bataille d'Actium, 2 septembre 31). Il est peu d'événements...
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