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JUGEMENT

La philosophie du jugement

Les perspectives classiques

Toute doctrine de la raison a cherché à situer la liaison judicative vis-à-vis de ses corrélatifs, d'une part la liaison associative des épreuves sensibles, d'autre part la cohésion qui unit les éléments du concept ou ceux du discours probatoire. On peut parler d'une tradition de la « philosophie du jugement », qui voit dans celui-ci la mesure principale de l'initiative intellectuelle ou spirituelle : elle écarte la contrainte des formes et des concepts, et ne veut retenir comme liaisons effectives que celles qui sont produites par une opération effective du jugement et confirmées par une preuve effective. Il s'agit toutefois d'une version assez tardive et localisée de la philosophie de la pensée : la philosophie classique se présentait comme une philosophie du concept ou du discours rationnel plutôt que comme une philosophie du jugement.

Ces vues classiques ont une origine aristotélicienne : le savoir se développe entre le concept, qui est son point d'ancrage initial dans les choses et les natures, et la preuve apodictique, qui réalise l'adéquation explicite du savoir à l'être. Le jugement, sous sa forme catégorique, pose l'être du sujet, selon les catégories du genre, de la qualité, de la quantité, etc., et il explicite par la copule ces implications de l'être : il est ainsi développement du concept et moment de la preuve. Selon cette perspective, à la fois logique et ontologique, des doctrines classiques – et bien que les stoïciens introduisent, comme on l'a dit, certaines formes de la liaison conditionnelle, et conçoivent déjà le jugement comme une opération autonome qui rassemble les contenus de l'expérience –, l'acte rationnel par excellence est une « analyse » qui développe la compréhension du concept par le jugement.

L'école cartésienne conserve, ou ne fait que transposer cette vue. Elle apprend, il est vrai, à opposer la composition mathématique des raisons à la subsomption des sujets sous les prédicats, mais elle interprète cette opération intellectuelle comme la séparation et la conjonction des composantes d'une unité qu'elle pense comme essence ou comme idée. Il est remarquable que Leibniz croie pouvoir rapprocher finalement les lois d'une logique mathématique de celles d'une logique des substances : toute corrélation des propriétés se fonde sur l'inhérence des prédicats dans le sujet qui leur donne leur loi, et la certitude rationnelle se ramène à l'évidence d'une identité sous-jacente à la diversité. C'est chez Descartes que l'on trouverait l'ébauche d'une doctrine de l'autonomie du jugement : comme l'entendement ne présente que des combinaisons finies, le sujet dispose d'une marge d'initiative, il choisit, en présence de situations indéfinies, la solution la plus vraisemblable ; la liberté intellectuelle et morale consiste dans le pouvoir de « juger bien ».

Pour que la doctrine du jugement puisse se dégager de celle du concept, il fallait que la notion de « relation », et en même temps de «   synthèse », se dissociât de la notion de l'inclusion. L'idée des liaisons conditionnelles et causales, utilisées par les sciences de la nature, a joué dans ce sens un rôle important, surtout lorsqu'elle a été prise en charge par une conception positive du savoir ; l'empirisme de Locke et de Hume, qui interprète les légalités scientifiques à la lumière de la notion psychologique de l'« association des idées », fait les premiers pas : le jugement objectif rassemble des données sensibles selon les relations de la simultanéité ou de la succession consolidées par la fréquence. Kant allait fonder une doctrine du jugement, en repensant cet héritage dans la perspective de l'idéalisme[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université des sciences humaines, lettres et arts de Lille

Classification

Pour citer cet article

Noël MOULOUD. JUGEMENT [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ANALYTIQUE PROPOSITION

    • Écrit par Françoise ARMENGAUD
    • 459 mots

    Le mot « analytique » a au moins trois sens.

    1. Au sens large, une proposition est dite analytique si elle est vraie en vertu de la signification des termes qu'elle contient. La simple considération des significations suffit à donner l'assurance de sa vérité. À ce sens se rattachent le...

  • ART (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 3 282 mots
    Dans sa troisième Critique, la Critique de la faculté de juger (1790), Kant part à la recherche des caractéristiques du jugement esthétique. Qu’est-ce que le spectateur (ou l’auditeur s’il s’agit de musique) a présent à l’esprit quand il affirme que ce qu’il voit ou entend est « beau » ? En premier...
  • ATTRIBUTION CAUSALE, psychologie sociale

    • Écrit par Olivier CORNEILLE
    • 961 mots

    Afin de mieux comprendre et prédire leur environnement, les individus tentent régulièrement d’identifier les causes responsables d’événements physiques et de comportements sociaux. L’attribution causale concerne les processus psychologiques impliqués dans ce raisonnement. Elle peut également...

  • AYER ALFRED JULES (1910-1989)

    • Écrit par Francis JACQUES
    • 1 310 mots
    b) On donnera une analyse des jugements moraux qui tienne compte des certitudes du sens commun (ce ne sont pas des hypothèses) et rectifie l'analyse fautive de G. E. Moore (elles seraient synthétiques et a priori). Pour autant qu'ils ont un sens, ce sont des énoncés scientifiques, psychologiques ou...
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