Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

ARMÉE Pouvoir et société

« Le premier qui fut roi fut un soldat heureux. » Compléter l'aphorisme voltairien en rappelant que le monarque tend à s'entourer de ses lieutenants, à leur conférer charges et privilèges et à créer ainsi une noblesse militaire, c'est marquer la connivence entre le pouvoir et l'armée. Connivence ou rivalité. Tantôt le corps militaire, gardien de la souveraineté, est l'ombre portée du pouvoir, son dernier recours et son bras séculier ; tantôt, disposant de toute la force de l'État, il se pose en concurrent, prêt à abuser de ses armes et à les tourner contre celui qui les lui a confiées. Puissance incoercible que seul le peuple peut parfois égaler, encore que, comme le dit Lénine, on ne fasse pas « la révolution contre l'armée » !

Ces relations aussi étroites qu'ambiguës avec le pouvoir ne constituent pas, il est vrai, un cas unique. L'Église en connaît d'identiques : du couple pouvoir spirituel-pouvoir temporel au couple pouvoir civil-pouvoir militaire, on retrouve épisodiquement les mêmes débordements, les mêmes conflits et, pour y remédier, l'appel à des solutions voisines. « L'armée, toujours outre mesure honorée ou décriée », disait Vigny ; et Victor Hugo : « J'ai des rêves de guerre, dans mon âme inquiète, j'aurais été soldat si je n'étais poète. » Bref – est-ce le sang versé ? –, l'armée est, comme l'Église, une institution-mythe : on peut la « professionnaliser », la « civilianiser », l'adapter au modernisme, on ne peut jamais tout à fait la banaliser ni la considérer comme un simple service public.

Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

Même face-à-face difficile avec la société. L'armée en vient, le soldat se situant, par définition, sur une trajectoire qui part de la vie civile pour y revenir. Elle en est le « miroir », dit Trotski, et « souffre de toutes ses maladies, normalement à une température plus élevée ». Elle est « l'expression la plus complète de son esprit », écrit de Gaulle dans Le Fil de l'épée. De même, Fustel de Coulanges dans La Cité antique : « L'état social et politique d'une nation est toujours en rapport avec la nature et la composition de ses armées. » Enfin, Quincy Wright dans Study of War : « Ce sont les conceptions morales, juridiques et politiques prévalant à un moment donné qui modèlent le plus les armées et déterminent la forme des conflits qu'elles sont appelées à mener. »

Soldats de la garde prétorienne - crédits :  Bridgeman Images

Soldats de la garde prétorienne

La fresque court des « gardiens de la cité », chers à Platon, aux troupes et milices populaires de l'époque moderne, en passant par Rome, qui, pendant huit siècles, à travers ses légions, ses prétoriens et ses alliés, se reflète au miroir de ses armées avant de mourir avec elles. De même, plus tard, la société féodale, condamnée avec ses derniers chevaliers. Viennent ensuite les forces monarchiques, vouées au formalisme par le souci des rois de ne pas compromettre l'équilibre auquel leur trône est lié ; les armées révolutionnaires et impériales, toutes de dynamisme ; enfin, à l'heure industrielle, la « nation armée ».

Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

L'armée n'en garde pas moins une autonomie, une spécificité, une « grammaire » propre, différente souvent de la logique commune. Celles-ci, selon le contexte social et historique, peuvent être plus ou moins marquées. L'institution, par ailleurs, n'est pas homogène : elle est extrêmement diversifiée et comporte aujourd'hui des pans entiers proches par leurs activités d'entreprises civiles similaires. De même, dans le brassage général, tend-elle à se désenclaver sur le plan psychologique, l'époque n'étant plus où Psichari pouvait écrire : « L'armée, en temps de paix, ça sert à ce qu'il y ait des militaires. » Pour autant, le particularisme demeure. Il tient à la mission impartie au corps militaire mais aussi à un phénomène qu'à propos de la théorie marxiste Jean-Pierre Cot et Jean-Pierre Meunier ont fort bien mis en évidence : « La division du travail social impose l'apparition de groupes professionnels qui, même s'ils incarnent des intérêts de classe, tendent finalement à poursuivre leurs objectifs propres, au point de se mettre en opposition avec les groupes qu'ils représentent » (Pour une sociologie politique, t. II, Seuil, 1974).

Il convient donc d'analyser préalablement le « phénomène militaire », son ampleur et sa spécificité, si l'on veut comprendre les rapports anciens et actuels de l'armée, du pouvoir et de la société.

Le poids des armes

Au commencement était le combat, pour lequel, qu'on le veuille ou non, l'armée est organisée. Sans doute n'est-ce pas sa seule mission, ni sa seule perspective, à l'heure notamment où tant de militaires sont voués au maintien de l'ordre, s'adonnent à des tâches scientifiques ou subalternes, gèrent des personnels sans vocation guerrière ou sont paralysés par la dissuasion. Mais le combat, in fine, reste en filigrane comme dans Le Désert des Tartares. Qu'on pense aux forces argentines, brusquement engagées aux Malouines, alors qu'on les croyait faites pour la parade ou pour la répression. De même, qu'on pense à l'évolution politique d'aujourd'hui, tournée vers « les dividendes de la paix », puis brusquement, devant les risques de chaos, vers une vigilance renforcée, impliquant le maintien d'une posture martiale. Bref, le combat est la raison d'être première du soldat, le fil directeur de sa psychologie et de sa formation, la trame dont tout découle, explicitement ou non : la virilité et l'esprit collectif, l'uniforme et l'uniformité, le mode de vie spécifique, le souvenir des camarades tués, le mythe, etc.

Le combat – où chaque arme a des effets, chaque soldat des capacités, chaque service des moyens qu'il s'agit, dans leur ensemble, de conjuguer – implique une organisation telle que chacun, tout en jouant son propre rôle, concourt directement à la même finalité. Finalité exceptionnelle, la guerre, comme l'écrivait André Maurois, comportant parfois de réels dangers ! Ainsi, la fonction crée l'organe, la cohésion étant primordiale dans un cadre truffé d'impondérables – la peur, la fatigue, le froid, la pluie, le désert, le retard de Grouchy, l'arrivée de Blücher –, bref, où la survie individuelle et le succès commun sont totalement liés. Rien d'étonnant à ce que le corps militaire, appelé ainsi de longue date à se structurer, ait servi de modèle à tant d'entreprises modernes. Rien d'étonnant non plus à ce qu'aujourd'hui, à l'heure du management et de l'informatique, ses effectifs, ses matériels, sa logistique, ses écoles, son domaine, ses arsenaux et son budget le conduisent à se rapprocher en partie des grandes firmes civiles. Mais, comme on le verra, le parallèle a ses limites : seule détentrice de la force de la nation, l'armée est vouée moins à participer à sa vie courante qu'à assurer sa survie aux grands moments ; elle est à ce titre soumise à des perspectives comme à des contraintes hors du commun.

Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

D'autre part, outil de coercition, chargé de la sauvegarde générale, et par là même nimbé de légitimité, le corps militaire ne saurait se réduire à une simple organisation technique faite pour la bataille ; il se mue dans les faits en institution politique et sociale. Du même coup, ses « missions », ses tâches ponctuelles deviennent des « fonctions » qui accroissent considérablement son poids. Fonctions manifestes de guerre, de maintien de l'ordre, et – de tout temps – de dissuasion, n'y revenons pas ; mais aussi fonctions latentes, les unes inattendues, sur les plans économique, idéologique et politique, les autres, plus classiques, d'intégration et de souveraineté.

Fonction symbolique, et non pas folklorique, comme pourraient notamment le faire croire certains cérémonials ou certains défilés, la fonction de souveraineté est plus ou moins prononcée selon les avatars de l'histoire. Nette, aujourd'hui, dans les États de souche récente qui, à grands frais, se dotent d'une force militaire destinée précisément à affirmer leur indépendance et leur identité ; plus nette encore dans des pays franchement militaristes, comme le fut la Prusse ou comme le sont tant d'autres, elle est au contraire limitée là où, comme chez les Anglo-Saxons, le professionnalisme domine. En France, en revanche, un certain antimilitarisme n'empêche pas que l'armée, du fait d'une histoire nationale tourmentée, de son imprégnation aristocratique et de la tradition absolutiste, ait longtemps conservé, et retrouve encore parfois, une sorte de magistère ou de majesté, à l'image de l' État, dont elle demeure plus ou moins la fille aînée. Qu'on pense à la gendarmerie, doyenne de toutes les armes, et aux trois mille brigades qu'elle essaime dans le pays, dans une optique beaucoup plus tutélaire que répressive.

La fonction de souveraineté se double d'une autre fonction, celle d'intégration, l'une et l'autre contribuant à la stabilisation de l'État et de la nation. Intégration limitée avec les armées professionnelles, mais explicite avec la conscription et les milices : comment omettre le rôle unificateur joué par le service militaire, aux côtés de l'école de Jules Ferry, sous la IIIe République ? Que la France jacobine soit restée attachée à la conscription jusqu'en 1997, alors que les pays anglo-saxons ont toujours tendu à considérer cette dernière comme une atteinte à l'habeas corpus du citoyen, montre assez le rôle catalyseur qu'on entendait lui faire tenir.

Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

De la fonction économique, il est à peine besoin de parler, à l'heure de la « guerre électronique », de l'aéronautique et de l'espace, de l'énergie nucléaire, des industries de pointe, des « complexes militaro-industriels » et du commerce des armes. Il va de soi qu'en théorie l'armée n'a aucune vocation de ce type : bien au contraire, il n'est pas de corps moins rentable. La fonction réelle qu'elle remplit en ce domaine n'en est que plus visible. Le rôle tenu par la course aux armements dans l'effondrement de l'U.R.S.S. et les problèmes touchant à la « reconversion » de son armée se passent, à cet égard, de commentaires.

La fonction idéologique et politique prolonge les précédentes. Elle est patente dans les États à dictature militaire comme dans ceux où l'armée – qu'elle soit fasciste ou populaire – est le plus ferme soutien, parfois le seul, des gouvernants. Dans les pays libéraux, le phénomène est plus subtil. L'armée étant, en régime de croisière, priée de se tenir à l'écart de la politique, on peut parler de « neutralité ». Toutefois, si la politique politicienne lui est, à coup sûr, étrangère, il en va différemment de la continuité de l'État et de la cohésion de la communauté nationale qu'elle a souvent contribué à assurer et qu'à sa façon elle a pour tâche de garantir. Est-ce pourtant l'intérêt général, l'idéologie dominante ou sa propre idéologie que l'armée, le cas échéant, défend ? N'est-ce pas sa propre cause, sa propre logique que l'institution militaire, en s'identifiant notamment à la patrie et en cherchant à la maintenir telle qu'elle la voit, cherche à préserver à travers les péripéties historiques ? Passent les régimes : à chaque grand tournant du xixe siècle en France, la justice militaire indique « le bon choix » au pays ! Passent l'Empire et la République, rien n'est perdu tant que la Reichswehr survit !

Une fonction de sacralisation, née du mythe guerrier, complète la panoplie militaire. Exaltation du sacrifice suprême, culte des héros universellement célébré..., il s'agit là, en réalité, de moyens propres à sacraliser l'esprit de communauté. Ainsi, forte de la mort qu'elle accepte et qu'elle donne, l'armée – aux côtés de la magistrature, arbitre du bien et du mal, de l'Université, alchimiste du savoir, et de l'Église, tournée vers l'au-delà – prend place au panthéon des plus grandes institutions. D'autant que le caractère sacré que la mort confère au guerrier n'a pas pour seul effet de le magnifier. Il a une incidence collective : en suscitant le culte du souvenir peu à peu mis en légende, il sécrète les traditions et donne au corps militaire une autre caractéristique : la mémoire historique. Comme les images d'Épinal tendent à le prouver, c'est non seulement le soldat, mais la conscience collective qui identifie l'armée aux grands moments du passé.

Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

Cette conscience historique, outre la cohérence et la solidarité qu'elle lui confère, donne ainsi à l'armée un sens aigu de la continuité. Défendre le pays comme les anciens l'ont fait revient à assurer, quoi qu'il arrive, sa pérennité. L'« État militaire » prend, par là même, un tour particulier, sans doute atténué aujourd'hui, mais encore réel au sein des forces vives, des unités combattantes de l'armée. La permanence, tout autant que la technique, est la règle, la notion consensuelle de « service » et d'allégeance à la nation, à la patrie ou au roi l'emportant, chez ceux qui comptent – cadres d'active en particulier –, sur celle plus prosaïque de contrat et d'emploi. Le contrat est temporaire, l'allégeance sans limite. Par-delà les hommes et les régimes, l'armée, qui se situe moins à droite ou à gauche que dans le temps, a le sentiment que tout change et qu'elle seule a la durée.

Les traits jusqu'ici esquissés dessinent finalement un groupe social particulier – la société militaire – qui fait corps avec l'organisation elle-même dont elle est la réplique humaine. Ce n'est pas le cas de la plupart des professions dont les membres, qu'ils soient simplement unis par des soucis ou des profits communs, voire liés par une déontologie et une action collective, ne sont pas pour autant, comme les militaires, foncièrement intégrés et interdépendants. En fait, c'est de «  communauté » qu'il faut, en l'occurrence, parler. Non plus de simple dépendance, mais d'adhésion, moins de cadre d'appartenance que de groupe de référence, chacun se nourrissant des mêmes valeurs et du même particularisme, dont le mode de vie, le mode de penser et le conformisme ambiant, tout de bienséance, de réflexes hiérarchiques et de respect de l'ordre établi, constituent les grands pôles d'unité que l'autorecrutement vient encore renforcer. Cette communauté militaire n'est, d'ailleurs, nullement close. Elle s'élargit en une vaste mouvance où se retrouvent épouses et familles, anciens militaires de carrière et anciens combattants, cadres de réserve, adhérents d'associations patriotiques gardiennes de la flamme et du souvenir, tant d'autres encore qui apparaissent comme autant de relais, de hiérarchies parallèles et parfois de groupes de pression politiques, constituant pour le corps d'« active », qui siège au centre de ce dispositif, une clientèle, un écho sonore ou un glacis.

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrir

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-I, ancien président de la Fondation pour les études de défense nationale

Classification

Médias

Soldats de la garde prétorienne - crédits :  Bridgeman Images

Soldats de la garde prétorienne

Chars amphibies - crédits : Bert Hardy/ Getty Images

Chars amphibies

Alfred Dreyfus - crédits : Aaron Gerschel/ A. Dagli Orti/ De Agostini/ Getty Images

Alfred Dreyfus

Autres références

  • PROHIBITION DE LA FORCE ARMÉE (DROIT INTERNATIONAL)

    • Écrit par
    • 7 931 mots
    • 3 médias

    La règle de la prohibition de la menace ou de l’emploi de la force armée offre peut-être la plus évidente illustration des profondes ambivalences qui caractérisent le droit international public en tant qu’ordre juridique. D’une part, la décision d’entrer en guerre constitue le cœur des...

  • AFGHANISTAN

    • Écrit par , , , , , , et
    • 37 323 mots
    • 19 médias
    ...sont inefficaces et la corruption prégnante. Pourtant, les États-Unis à eux seuls consacrent 47 milliards de dollars pour équiper, entraîner, financer l’Armée nationale afghane (ANA) entre 2005 et l’été de 2019. Dès lors que la mission d’entraînement de l’OTAN est considérablement réduite après 2014,...
  • ALFONSÍN RAÚL (1927-2009)

    • Écrit par
    • 528 mots

    Raúl Alfonsín, premier président argentin élu démocratiquement après la sanglante dictature militaire de 1976-1983, est mort d'un cancer, le 31 mars 2009 à Buenos Aires, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.

    Né le 12 mars 1927 à Chascomús, dans la province de Buenos Aires, Raúl Ricardo...

  • AMÉRIQUE LATINE, économie et société

    • Écrit par
    • 13 727 mots
    • 22 médias
    L'armée a une longue tradition d'intervention dans la politique et le pouvoir en Amérique latine. L'instabilité qui y a été longtemps la règle est liée à cette tradition depuis bientôt deux siècles. Comme l'opposition ne pouvait pas s'exprimer librement, faute de démocraties solides, la révolution ou...
  • ARGENTINE

    • Écrit par , , , , , , , et
    • 38 895 mots
    • 19 médias
    ...des familles des victimes et de défense des droits de l'homme, mais elle met également en évidence l'implication des corps d'armée dans leur intégralité. D'autre part, dans les casernes règne l'incompréhension la plus totale : les militaires estiment avoir gagné la guerre contre la subversion et il leur...
  • Afficher les 68 références

Voir aussi