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SOPHOCLE (495-406 av. J.-C.)

Le héros, homme à part

Les héros de Sophocle sont, par essence, différents de l'humanité moyenne. Ils sont plus exigeants, plus hostiles à tout compromis. Ce sont souvent des femmes, des jeunes filles, qui ont la pureté intransigeante de la jeunesse. Enfermés dans une situation où seule la souplesse pourrait permettre de survivre, ces héros se cabrent, refusent, préfèrent mourir. Et Sophocle a pris grand soin de montrer, dans un contraste immédiat et concret, en quoi ce caractère les oppose, non seulement à leurs adversaires, mais à tout leur entourage.

Affrontements

La tragédie d' Ajax trouvait dans le texte de l'épopée un modèle déjà héroïque. Sophocle, en le reprenant, a choisi, dans la vie du héros, l'épisode, de tous, le plus sombre ; et il l'a encore assombri. La légende racontait qu'Ajax, après s'être vu refuser les armes d'Héraclès, était devenu fou et avait massacré des troupeaux, croyant tuer les chefs des Grecs ; après quoi il s'était suicidé ; c'est du moins ce que disait la Petite Iliade. Or, Sophocle a choisi de montrer Ajax dans le bref temps qui sépare son retour à la raison de son suicide, c'est-à-dire Ajax humilié et contraint, pour survivre, d'accepter cette humiliation. Et il a imaginé de placer autour d'Ajax une tendre captive, qui l'aime, et des marins de Salamine, qui le respectent. Tous l'engagent à vivre ; une longue scène oppose même Ajax et Tecmesse, sa captive, personnages qui représentent respectivement l'honneur de mourir et le devoir de vivre. Mais Ajax, qui semblait céder, se tue : des gens comme lui ne transigent pas.

Il en est de même pour Antigone. La tragédie d'Antigone raconte comment la jeune fille s'exposa à la mort (et subit cette mort) pour ensevelir son frère, malgré la défense qui en était faite. Elle aurait pu obéir. Elle aurait peut-être dû. Et Sophocle a imaginé de placer à côté d'elle une sœur, qui l'aime assurément, mais qui n'est pas de la race des héros, et qui refuse de s'associer à ce geste qu'elle juge insensé. Là aussi, il y a débat, et contraste entre des devoirs contraires. Ismène veut agir selon la sagesse et obéir aux règles édictées par le roi ; Antigone ne connaît que la règle plus haute, qui veut qu'un mort soit enseveli par ses proches. Et elle choisit, altière : des gens comme elle ne se laissent pas arrêter.

La tragédie d'Électre offre la même idée, mise en valeur par le même procédé. Reprenant le thème des Choéphores d'Eschyle, Sophocle a choisi de faire porter tout le poids de l'action non par Oreste, mais par Électre, par une fille seule, maltraitée, abandonnée de tous, et qui, de plus (l'idée est de Sophocle), est trompée par le récit artificieux qui lui donne Oreste pour mort. Or, ainsi laissée sans aucun soutien, Électre, l'intraitable, en vient à l'idée de venger elle-même son père. Comme dans Antigone, elle a une sœur à ses côtés, une sœur qui n'est pas héroïque, et qui discute, et qui refuse, et qui supplie. Mais des gens comme Électre se laissent supplier en vain.

D'autres héros ont la même obstination : Héraclès, le féroce, auquel fait pendant sa tendre épouse Déjanire, dans Les Trachiniennes, ou bien Œdipe, qui s'obstine à chercher la vérité, dans Œdipe roi, et refuse plus tard tout pardon, dans Œdipe à Colone. Tous sont de la même famille et possèdent le même courage.

Devoirs contrastés

Ou plutôt ils placent leur courage, de la même façon, au service d'un absolu à côté duquel rien ne compte. Par là, le théâtre de Sophocle se présente comme tendu par des conflits d'ordre moral. Car on y voit s'opposer les caractères, sans doute, mais d'abord, et surtout, les valeurs que chacun entend servir. Et c'est peut-être ce qui fait que le dialogue, dans ce théâtre, semble si souvent[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure, membre de l'Institut, professeur au Collège de France

Classification

Pour citer cet article

Jacqueline de ROMILLY. SOPHOCLE (495-406 av. J.-C.) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Sophocle - Athènes - crédits : Art Images/ Getty Images

Sophocle - Athènes

Autres références

  • ANTIGONE, Sophocle - Fiche de lecture

    • Écrit par Aliette ARMEL
    • 1 046 mots
    • 2 médias

    Rares sont les œuvres, créées dans la Grèce classique, qui aient connu une postérité semblable à celle d'Antigone et un foisonnement aussi vigoureux d'adaptations que celui suscité par la pièce la plus célèbre de Sophocle : Hölderlin la traduit en 1804, Anouilh en propose une version audacieuse...

  • ŒDIPE ROI, Sophocle - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 196 mots
    • 1 média

    Vers 430 avant J.-C, lorsque Sophocle (495-406 av. J.-C.) s'attaque à la légende d'Œdipe, celle-ci appartient depuis longtemps à l'univers culturel grec. Déjà évoqué par Homère, Hésiode et Pindare, le roi de Thèbes coupable d'avoir tué son père et épousé sa mère a fait l'objet...

  • ANTIGONE

    • Écrit par Robert DAVREU
    • 672 mots

    Issue de l'union maudite, parce qu'incestueuse, d'Œdipe et de Jocaste, elle porte bien son nom (du grec Antigonê), celle que sa piété familiale condamnera à une mort atroce sans époux ni descendance, au terme d'une courte vie toute de malheur, d'errance et de déréliction. Être...

  • ANTIGONE, Jean Anouilh - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 534 mots
    • 1 média

    Antigone est une pièce en un acte de Jean Anouilh (1910-1987), directement inspirée des deux tragédies de Sophocle consacrées à la fille d'Œdipe :  Œdipe à Colone (402-401 av. J.-C.) et surtout Antigone (442 av. J.-C.). À sa création, le 4 février 1944 au théâtre de l'Atelier à...

  • ÉLECTRE

    • Écrit par Robert DAVREU
    • 644 mots

    Celle en qui des psychanalystes épris de symétrie ont voulu voir la petite sœur d'Œdipe est en réalité la sœur d'Oreste, et la fille d'Agamemnon et de Clytemnestre. Dans L'Iliade, son père ne l'évoque que sous le nom de Laodice, entre ses deux sœurs, Chrysothémis...

  • GRÈCE ANTIQUE (Civilisation) - La religion grecque

    • Écrit par André-Jean FESTUGIÈRE, Pierre LÉVÊQUE
    • 20 084 mots
    • 8 médias
    Plus jeune d'une génération, Sophocle incarne dans son théâtre une conception des divinités très différente en apparence : ce n'est pas leur volonté qui dirige à tout moment l'action dramatique, mais bien celle des hommes, puissante et résolue. Mais, au moment où elle semble triompher, interviennent...
  • Afficher les 9 références

Voir aussi