SCIENCES ET PHILOSOPHIE
Vers un rapprochement de la science et la philosophie : le cas des théories morphologiques
Pour la science, entendons la science positive, la philosophie est non scientifique et, dans le fond, délirante. Elle ne soumet pas ses propositions au contrôle de l'expérience et se montre incapable de justifier ce qu'elle avance. Pour la philosophie, la science ne pense pas. Elle constitue un point de vue non certes erroné, mais limité sur le réel. Elle est sans doute exacte, mais n'est pas pour autant vraie. Plusieurs voix se sont élevées pour regretter cette incompréhension mutuelle, y compris chez les tenants de la méthode expérimentale. Ainsi Claude Bernard considère que la science et la philosophie « doivent être unies » et que « leur séparation ne pourrait être que nuisible aux progrès des connaissances humaines. La philosophie, tendant sans cesse à s'élever, fait remonter la science vers la cause ou vers la source des choses. Elle lui montre qu'en dehors d'elle il y a des questions qui tourmentent l'humanité, et qu'elle n'a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la philosophie est utile aux deux, elle élève l'une et contient l'autre. Mais, si le lien qui unit la philosophie à la science vient à se briser, la philosophie, privée de l'appui ou du contrepoids de la science, monte à perte de vue et s'égare dans les nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans aspiration élevée, tombe, s'arrête et vogue à l'aventure » (Introduction à l'étude de la médecine expérimentale). En fait, l'éloignement de la science et de la philosophie n'est peut-être pas aussi irrémédiable qu'on pourrait le croire. La science contemporaine ne constitue pas un ensemble aussi homogène que nous l'avons dit jusqu'à présent. Un certain nombre d'orientations nouvelles s'y font jour qui tendent à remettre en cause les postulats et les objectifs fondamentaux de la technoscience. Nous ne visons pas par là une théorie particulière, mais bien plutôt un ensemble de recherches menées de façon indépendante depuis plusieurs années par des mathématiciens et des physiciens théoriciens, et qui ont pour caractéristique commune de s'intéresser à la morphogenèse, c'est-à-dire à l'évolution des formes que peuvent prendre les objets qui peuplent notre monde, aussi bien animé qu'inanimé. Nous pensons ici à la théorie des catastrophes de René Thom, à la théorie des fractales de Benoît Mandelbrot, à la théorie des structures dissipatives d'Ilya Prigogine ou encore à la théorie du chaos et des attracteurs étranges de David Ruelle. À travers ces théories, que l'on peut appeler morphologiques, s'amorce une réconciliation de la science et de la philosophie. Elles récupèrent certains traits de la pensée philosophique traditionnelle, sans prétendre pour autant, bien évidemment, se substituer à la philosophie. Ce sont ces traits, et plus particulièrement deux d'entre eux, la dimension théorique ou contemplative, d'une part, et la visée encyclopédique, d'autre part, que nous voudrions évoquer.
Le souci de l'intelligibilité
On peut assigner, avec René Thom, deux buts fondamentaux à la science : l' action ou la connaissance. « S'il est légitime de considérer la totalité des activités scientifiques comme un continuum, dit le mathématicien, il n'en demeure pas moins que ce continuum a pour ainsi dire deux pôles. Un pôle regarde la connaissance pure : comprendre le réel, tel est, en ce point le but fondamental de la science. L'autre pôle concerne l'action : agir efficacement sur le réel, tel serait selon ce point de vue le but de la science » (Modèles mathématiques de la morphogenèse). Il y a, au fond, deux types de sciences. Certaines sont très efficaces[...]
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Écrit par
- Alain BOUTOT : ancien élève de l'École polytechnique, agrégé de philosophie, professeur à l'université de Grenoble-II
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Médias
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