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RACINE JEAN (1639-1699)

Racine et le genre tragique

Les nouveautés introduites par Racine dans le contenu de la tragédie se sont accompagnées de changements sensibles dans l'économie du genre. Tout d'abord, sous l'apparence d'une exacte continuité dans les formes extérieures, le caractère même de la tragédie en tant que spectacle a été modifié ; tout l'éclat de la représentation tragique, toute sa grandeur ne résultent plus de la surhumanité morale des héros, mais de la pure majesté des conditions et des infortunes. L'obligation de ne mettre en scène que des demi-dieux, des rois, des princes, des grands hommes de l'Antiquité se justifiait dans la tragédie héroïque par la nécessité de fonder sur la qualité des personnages leur orgueil et leurs exploits. Elle répond chez Racine à un autre besoin : le charme et l'infortune s'exaltent dans la condition royale ; c'est là qu'un précipice est ouvert entre une félicité unique et la misère humaine. De là naît cette « tristesse majestueuse » dont Racine a dit lui-même qu'elle représentait l'âme du poème tragique. Ainsi, le décor royal ou légendaire est moins que jamais chez Racine une pure convention ; c'est une des conditions de la tragédie, sans laquelle elle cesserait d'être ; l'usage de ce décor a seulement glissé de l'héroïque au fabuleux. Ce glissement peut s'apprécier de façon diverse : on peut dire que la tragédie a désormais sacrifié l'élan moral à l'apparat, les valeurs vraies pour des beautés de façade ; mais on peut penser, tout au contraire, que Racine, en dépassant la formule étroite du drame moral, a élevé le spectacle tragique à un degré plus haut, où il nous donne à contempler, à la limite de la majesté et du néant, la vérité de la condition humaine.

Action et passion

<em>Phèdre </em>de J. Racine, mise en scène de Luc Bondy - crédits : Pool Dufour/ Thomas/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Phèdre de J. Racine, mise en scène de Luc Bondy

La tragédie classique française est une action. Elle a longuement conquis, au cours de sa formation, ce caractère avant tout dramatique. Or nous savons le rôle que joue la fatalité dans la tragédie de Racine. Toutefois, la fatalité racinienne, qui est avant tout celle des passions, suppose une action intense. Le destin et la volonté des héros sont la même chose. Les dieux peuvent être les auteurs du destin d' Oreste ou de Phèdre ; c'est Oreste et Phèdre qui ourdissent en fin de compte leur propre perte, qui la veulent, quoique malgré eux, et l'accomplissent. Ainsi se trouvent réunis chez Racine le mouvement du drame et la passivité tragique, l'acquis du théâtre moderne et l'héritage de la tragédie antique. La tragédie racinienne est à la fois action, comme celle de Corneille, et lamentation, comme celle des Grecs. D'où les malentendus fréquents de la critique. Certains sont frappés de ce que le théâtre de Racine a de purement tragique, c'est-à-dire de pathétique, d'immobile par-dessus les va-et-vient de l'action ; l'essentiel de Racine tient pour eux dans le chant de désespoir qui s'élève à certains moments, dominant les vicissitudes du drame. D'autres au contraire demeurent surtout sensibles à la densité dramatique des tragédies de Racine, à la façon dont elles tiennent en suspens l'angoisse et l'espoir, à cette menace d'explosion qui court le long de la tragédie. Le débat paraît vain, et on ne saurait exclure aucun des deux termes au profit de l'autre. L'originalité de Racine consiste justement à les avoir fait coexister de façon étroite : chacune de ses œuvres est à la fois tragédie et drame, poème et action.

Terreur et pitié

Les théoriciens de la tragédie, à la suite d'Aristote, la faisaient reposer sur la terreur et la pitié. Ces ressorts avaient joué bien faiblement dans la tragédie héroïque : un théâtre de l'admiration s'était substitué en fait au théâtre pathétique des Grecs. Chez Racine, l'admiration[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire de littérature française à l'université Harvard

Classification

Pour citer cet article

Paul BÉNICHOU. RACINE JEAN (1639-1699) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

<em>Britannicus</em> de J. Racine, mise en scène de Stéphane Braunschweig - crédits : Raphael Gaillarde/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Britannicus de J. Racine, mise en scène de Stéphane Braunschweig

<em>Phèdre </em>de J. Racine, mise en scène de Luc Bondy - crédits : Pool Dufour/ Thomas/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Phèdre de J. Racine, mise en scène de Luc Bondy

<em>Andromaque</em> de J. Racine, mise en scène de Muriel Mayette - crédits : Raphael Gaillarde/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Andromaque de J. Racine, mise en scène de Muriel Mayette

Autres références

  • ATHALIE, Jean Racine - Fiche de lecture

    • Écrit par Christian BIET
    • 1 176 mots

    À Versailles, devant Louis XIV et le dauphin, le 5 janvier 1691, on vit pour la première fois Athalie,tragédie en cinq actes et en vers de Jean Racine (1639-1699). Sans costumes ni décor, cette tragédie biblique inspirée du Livre des Rois et du Livre des Chroniques fut représentée par les demoiselles...

  • BAJAZET, Jean Racine - Fiche de lecture

    • Écrit par Christian BIET
    • 1 452 mots

    Britannicus (1669) était, selon certains, trop immoral et trop complexe, Bérénice (1670) trop élégiaque et trop simple. Bajazet (1672) sera violent, sans abandonner ni le romanesque ni le goût galant. Racine (1639-1699), adulé par le public mondain, finalement reconnu par les dramaturges, écrit...

  • BÉRÉNICE, Jean Racine - Fiche de lecture

    • Écrit par Christian BIET
    • 967 mots
    • 1 média

    Concurrent de Pierre Corneille – qui, au même moment, écrit Tite et Bérénice –, Jean Racine (1639-1699) signe avec Bérénice (1670) l'un de ses plus grands succès. L'œuvre est une tragédie expérimentale : peu de vers (1 506), peu de scènes (29), trois personnages majeurs, une...

  • BRITANNICUS, Jean Racine - Fiche de lecture

    • Écrit par Christian BIET
    • 1 140 mots
    • 1 média

    Joué pour la première fois à l'Hôtel de Bourgogne, le 13 décembre 1669, Britannicus, tragédie en cinq actes et en vers de Jean Racine (1639-1699), est une réflexion sur l’histoire, la politique, les calculs de cour, autrement dit un texte qui rencontre directement les questions de légitimité,...

  • IPHIGÉNIE, Jean Racine - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 518 mots

    En 1674, lorsqu'il crée Iphigénie, tragédie en cinq actes et en vers,Jean Racine (1639-1699) est déjà célèbre. Protégé par Mme de Montespan, pensionné par le roi, élu en 1672 à l'Académie française, il est devenu en dix ans, avec Jean-Baptiste Lully, le principal contributeur...

  • PHÈDRE (J. Racine) - Fiche de lecture

    • Écrit par Christian BIET
    • 1 004 mots
    • 3 médias

    Phèdre (1677) est certainement la tragédie la plus célèbre de Jean Racine (1639-1699). Après elle, Racine abandonna le théâtre pour devenir historiographe du roi. Auparavant, il avait dû affronter la querelle qui l'opposa à Pradon, auteur d'une autre Phèdre et Hippolyte (1677)....

  • ANDROMAQUE, Jean Racine - Fiche de lecture

    • Écrit par Christian BIET
    • 1 024 mots
    • 1 média

    Après avoir polémiqué avec ses anciens maîtres jansénistes de Port-Royal en défendant le théâtre dans un pamphlet anonyme (Lettre à l'auteur des « Hérésies imaginaires », 1666), Jean Racine (1639-1699) conquiert la cour. Henriette d'Angleterre, belle-sœur du roi Louis XIV, assiste...

  • EDWARDS MICHAEL (1938- )

    • Écrit par Pierre BRUNEL
    • 1 023 mots
    • 1 média
    ...qui « restait à faire », comme il l’a précisé lui-même. Il ne s’agissait assurément pas pour lui d’« opposer les deux auteurs l’un à l’autre », mais d’ « écouter Racine selon le possible existentiel et ontologique du français et Shakespeare selon le possible de l’anglais, de lire aussi Racine en pensant...
  • EURIPIDE (env. 480-406 av. J.-C.)

    • Écrit par Édouard DELEBECQUE
    • 4 634 mots
    • 2 médias
    Aristote n'avait cependant pas tort de voir en Euripide « le plus tragique des poètes », et Racine a raison d'écrire qu'il « savait merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie » ; mais Racine obtient les mêmes effets par une mesure qu'il doit...
  • FRANÇAISE LITTÉRATURE, XVIIe s.

    • Écrit par Patrick DANDREY
    • 7 270 mots
    C’était sa façon de s’opposer à l’ascension foudroyante de son jeune rival, Racine qui, après deux essais encore incertains (La Thébaïde, 1664 ; Alexandre, 1665), va affirmer sa manière en 1667 avec Andromaque dont le triomphe renouvelle celui du Cid trente ans plus tôt. Racine a su renouer...
  • MITHRIDATE (mise en scène É. Vigner)

    • Écrit par Véronique HOTTE
    • 1 106 mots
    • 1 média

    Directeur artistique du Théâtre Saint-Louis à Pau, Éric Vigner avait monté Bajazet(1672)à la Comédie-Française en 1995. En 2021, il met en scène Mithridate (1673)au Théâtre national de Strasbourg. Ces deux pièces « orientales » de Racine sont réputées d’un abord difficile. Éric Vigner...

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