INDE (Arts et culture) Les doctrines philosophiques et religieuses
Philosophies des religions
Les grandes épopées, Mahābhārata et Rāmāyaṇa, montrent dans une affabulation épique la merveille des incarnations divines. Dans le Mahābhārata, ce sont des incarnations des dieux védiques dont les héros sont des fils et aussi l'incarnation directe en Kṛṣṇa de l'Être suprême, Viṣṇu. Dans le Rāmāyaṇa, c'est l'incarnation de Viṣṇu encore en Rāma. Ces textes contiennent des enseignements philosophiques et théologiques très développés, que l'on a souvent voulu considérer comme des interpolations. On a même supposé, contre toute la tradition, l'existence de poèmes originaux perdus et oubliés qui auraient été purement épiques, puis récrits et augmentés jusqu'à prendre la forme traditionnelle des textes définitifs tels qu'ils nous sont connus. Mais toutes les grandes littératures indiennes, bouddhistes et jaïna aussi bien que brahmaniques utilisent couramment d'anciennes légendes ou des fictions plus ou moins nouvelles, dans le seul but de vivifier par des récits les exposés d'enseignements qui sont leur objet majeur. Il faudrait découvrir des documents significatifs pour prouver que le Mahābhārata et le Rāmāyaṇa font exception à l'usage indien général.
Quoi qu'il en soit, ce sont leurs enseignements religieux et philosophiques qui ont assuré leur vogue et leur influence permanente sur la pensée indienne et qui ont favorisé l'adoption de leurs principales légendes dans les pays étrangers sous influence brahmanique de l'Indochine et de l'Indonésie.
Le Mahābhārata contient en particulier le texte le plus fameux de la littérature philosophique indienne, la Bhagavadgītā. Il ne s'agit pas d'un texte technique de démonstration et de discussion philosophiques, mais d'un exposé fondamental à l'usage d'un large public éclairé. Bien que ce texte paraisse être resté inconnu en Asie du Sud-Est où la pensée des grands poèmes et des philosophies se retrouve par d'autres intermédiaires, il a été tenu, concurremment avec les Veda et les Upaniṣad, pour fondamental en Inde et il a été l'objet, aussi bien que ces derniers textes, de commentaires dus aux grands philosophes de Vedānta.
Kṛṣṇa est l'Être suprême sous les traits du cocher du héros Arjuna, fils du dieu védique Indra. Arjuna hésite avant une bataille qu'il doit livrer contre ses parents. Le dieu incarné lui enseigne que chacun doit accomplir son dharma propre dans le détachement personnel et en rapportant tout à l'Être suprême digne de toute dévotion.
Mais les exposés philosophiques les plus détaillés et techniques qui figurent dans les livres religieux sont ceux des Purāṇa, des Dharmaśāstra et surtout des Āgama.
Les Purāṇa professent une cosmologie qui est en gros la même chez tous et qui dénombre les éléments de réalité constitutifs de tout l'univers, selon les vues exprimées par ailleurs dans le Sāmkhya classique. Certains Purāṇa, comme le Bhāgavatapurāṇa, donnent même un exposé en règle du Sāmkhya, avec quelques variantes par rapport aux textes spécialisés. Les Dharmaśāstra, celui de Manu en particulier, avant d'indiquer les dispositions légales qui doivent régir la société et en terminant par la théorie de la transmigration, professent une cosmologie et une eschatologie conformes aux doctrines générales du Sāṃkhya. Celui-ci apparaît donc comme la doctrine de représentation du monde commune à la plupart des penseurs indiens, dont les divergences portent principalement sur les conceptions ontologiques relatives à Dieu, à l'homme et à la nature.
Les Āgama (« traditions ») ou Tantra (« textes ») constituent une très vaste littérature dans chaque grand groupe religieux, mais concernent toutes les techniques religieuses. Ils traitent de quatre sujets : la doctrine philosophique, base de la religion (jñāna ou vidyā), les techniques rituelles (kriyā), les techniques de comportement (caryā) et celles du Yoga. Les deux groupes les plus importants de ces textes de théorie et de pratique religieuses sont le groupe shivaïte dit des Śivāgama et le groupe vishnouite, dont les textes sont appelés le plus souvent saṃhitā (« collections »). Les uns et les autres sont surtout conservés dans le sud de l'Inde, qui n'a pas été sujet comme le Nord à nombre d'invasions étrangères destructrices. Mais les textes shivaïtes ont aussi été conservés au Kaśmīr tard envahi par l'Islam, et une école philosophique florissante a formé un shivaïsme propre à ce Kaśmīr.
De plus, en même temps que les grandes œuvres du Vedānta s'élaboraient dans le Sud, un grand mouvement religieux de dévotion a produit, également dans le Sud, et spécialement en langue tamoule à partir des vie et viie siècles, une ample littérature mystique mais aussi philosophique, due aux saints shivaïtes, les Nāyanmār, et aux saints vishnouites, les Ālvār. Les doctrines et enseignements des Āgāma shivaïtes sont parmi les plus importantes sources d'inspiration de l'hindouisme tel qu'il a été implanté en Indochine et en Indonésie, spécialement au Cambodge et à Campā en Indochine, à Java et à Bali en Indonésie.
Toutes les écoles et sectes dont la religion repose sur la philosophie des Āgama shivaïtes et des Saṃhitā vishnouites sont monothéistes. Elles n'admettent qu'un seul Dieu, substrat universel de toute réalité cosmique, mais débordant à l'infini et dans la transcendance tout le cosmos. Celui-ci tient de lui sa réalité foncière, mais reçoit sa forme et ses modalités du jeu du Seigneur suprême avec sa propre énergie. Les dieux multiples ne sont que des manifestations spécialisées du Seigneur suprême. Mais les systèmes qui s'accordent sur ces principes ne sont pas toujours monistes pour autant, car ils ne considèrent pas nécessairement la manifestation comme purement illusoire et ils la font, au contraire, souvent irréductible dans sa cause au Seigneur suprême et font cette cause coéternelle à lui.
L'école dite du Śaivasiddhānta (la « Conclusion établie shivaïte ») distingue trois principes : le « maître » ou « berger » (Pati), qui est Dieu ; le « bétail » (Paśu), qui est l'homme ; et le « lien » (Pāśa), qui tient l'homme dans la dépendance et la transmigration. Le Pati est par essence esprit, éternel, infini, « sans parties » (niṣkala), c'est-à-dire qu'il échappe à toute limitation et détermination. Son énergie ( śakti) lui est inhérente. Il a trois états (avasthā) ; dans le premier, état de « dissolution » (laya), il n'y a que lui, en qui toutes choses sont uniformément dissoutes ; dans le troisième, il organise le monde et en suscite, avec sa Śakti, la fonction (adhikāra) ; il revêt alors diverses formes, comme aussi sa Śakti. Le Paśu ou les « soi-mêmes » (ātman), les âmes individuelles qui participent de l'essence du Pati mais restent distinctes de lui-même quand elles sont unies à lui après leur libération, sont éternelles et, jusqu'à la libération, liées par le Pāśa, qui consiste dans une impureté (mala) sans commencement, innée (sahaja), dite aussi āṇava (« atomique ») comme ayant l'infinie subtilité de l'atome et aussi comme étant précisément attachée à l'âme individuelle, qualifiée elle-même d'atome (aṇu), c'est-à-dire, en fait, d'« individu ». Mais l'âme est aussi liée par d'autres impuretés, l'Illusion (Māyā) et celle qui dérive de ses actes (karman). À tout cela s'ajoute une puissance d'occultation (tirobhāva) qui, étant une śakti de Śiva lui-même, n'est pas une impureté, mais tout de même un lien qui attache l'âme au monde phénoménal en lui voilant sa vraie nature qui résulte de la création même de ce monde. La libération a cependant pour condition première précisément cet attachement dépendant d'une manifestation cosmique temporaire de l'impureté sans commencement qui entache l'âme. C'est en effet le séjour dans la phénoménalité qui, moyennant la connaissance et la consécration (dīkṣā) accessibles seulement dans ce séjour, useront les effets de l'Illusion et des actes et qui rendront finalement possible la destruction de l'impureté essentielle des âmes, impureté dont la permanence dans leur état originel ne leur fournirait jamais l'occasion de se débarrasser.
Ces doctrines, illustrées dans les Āgama sanskrits et la littérature afférente, ont été reprises dans la grande école du Caivacittāntam tamoul (skr. śaivasiddānta). Des allusions y sont faites dès le viiie siècle en tamoul par le poète Mānikkavācakar. Le développement doctrinal tamoul a commencé au xiiie siècle avec Meykan⃛atēvar dans son Civañā napotam (skr. Śivajñānabodha) et avec son disciple Aruḷnanti, auteur du Civañānacittiyar ; il s'est poursuivi jusqu'à nos jours.
La doctrine du shivaïsme du Kaśmīr, qui est différenciée par son développement original et particulièrement riche, est généralement connue sous le nom de Trika, le « Triple ». Il se fonde en premier lieu sur des Āgama, en partie communs avec ceux du Sud, mais principalement sur un ensemble d'Āgama, c'est-à-dire une tradition commençant par les Śivasūtra qui auraient été révélés à un sage Vasugupta et qui ont été le point de départ d'un grand développement de littérature philosophique, la Vimarśinī de Kṣemarāja. Le shivaïsme du Kaśmīr se fonde ensuite sur le Spandaśāstra, ensemble de littérature exégétique qui développe la pensée des Śivasūtra, et sur le Pratyabhijñāśāstra, fondé par Somānanda (xie s.), auteur de la Śivadṛṣṭi, développée par son élève Utpaladeva dans ses Pratyabhijñāsūtra. La pensée de toute l'école a été illustrée par un des plus grands auteurs kaçmîriens, Abhinavagupta (xe-xie s.), qui écrivit le Tantrāloka et plusieurs ouvrages importants de poétique. La doctrine veut que Śiva, Être suprême, soit de nature spirituelle (caitanya) et produise le monde par sa Śakti, sa forme propre d'activité, au moyen d'un processus complexe d'émotion progressive.
Dans le domaine shivaïte, une autre école a une importance particulière depuis le xiie siècle : celle des Vīraśaiva ou Lingāyat, qui est surtout florissante au Maisūr et dont la littérature est en sanskrit et en langue kannaḍa. Basava, qui vivait au xiie siècle, en est considéré comme le fondateur. Il lui a donné en tout cas par ses Vacana (« Paroles »), en kannaḍa, une vive impulsion. La doctrine développée par ses nombreux successeurs, et qui est dénommée śaktiviśiṣṭādvaita, enseigne l'unicité de l'Énergie et du spécifié (c'est-à-dire des choses du monde manifesté) avec l'Être suprême, qui est en son essence non-manifesté (avyakta) et sans parties (niṣkala), mais dont tout ce qui émane de lui est aussi inséparable que les rayons du Soleil le sont du Soleil lui-même. Le signe distinctif des membres de la communauté Vīraśaiva (qui ne fait pas acception de castes, tout comme la plupart des doctrines de salut fondées sur la grâce divine et la connaissance) est le port de l'iṣṭaliṅga, c'est-à-dire de la représentation symbolique de Śiva, qui sert d'objet matériel aux adorations.
Dans le domaine vishnouite, deux écoles principales ont fleuri jusqu'aujourd'hui, celle des Vaikhānasa et celle du Pāñcarātra. La première est védisante, la seconde plus importante du point de vue philosophique. Ses croyances reposent sur un grand nombre de saṃhitā dont quelques-unes seulement, notamment l'Ahirbudhnyasaṃhitā, la Paramasaṃhitā, la Parameśvarasaṃhitā et la Pauṣkarasaṃhitā, ont été éditées, ainsi que le Laks mītantra. La doctrine est similaire de celle des Āgama shivaïtes dans ses lignes générales. Viṣṇu tient comme Suprême Seigneur et dieu manifesté la place qu'occupe Śiva ; Lakṣmī est sa Śakti. Les manifestations de Viṣṇu dans le monde s'appellent vyūha et Viṣṇu se manifeste aussi en des « puissances » (vibhava) ou descentes (avatāra). Les conceptions qui ont cours en logique et en psychologie ainsi que dans le domaine du yoga sont celles qui sont dans l'ensemble communes à toute la culture indienne.
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Écrit par
- Jean FILLIOZAT : membre de l'Institut, professeur honoraire au Collège de France
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Autres références
-
INDE (Arts et culture) - Les mathématiques
- Écrit par Agathe KELLER
- 5 429 mots
- 3 médias
On traitera ici des pratiques et pensées mathématiques qui ont eu cours dans le sous-continent indien – en « Asie du Sud », comme on dit communément dans les pays anglo-saxons –, puisque l’aire géographique concernée couvre tout autant l’Inde que le Pakistan, le Bangladesh, le Bhoutan et l’île de Ceylan...
Voir aussi
- SAṂHITĀ
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- DIGAMBARA
- NAYA-VĀDA
- BĀDARĀYAṆA (IIIe ou Ve s.)
- VĪRAŚAIVA ou LIṄGĀYAT, secte shivaïte
- PĀÑCARĀTRA, secte vichnouite
- SYĀD-VĀDA
- VARDHAMĀNA ou MAHĀVĪRA (VIe ou Ve s. av. J.-C.)
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- SOMĀNANDA (XIe s.)
- VASUGUPTA (IXe s.)
- SAṂSĀRA ou TRANSMIGRATION ou CYCLE DES RENAISSANCES
- TRANSMIGRATION DOCTRINES DE LA
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- ŚAIVASIDDHĀNTA ou ÇAIVA-SIDDHĀNTA, secte shivaïte
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