INDE (Arts et culture) Les doctrines philosophiques et religieuses
Développements modernes et rencontre avec l'Occident
Nombre de doctrines et d'écoles anciennes ou médiévales sont restées vivantes en Inde jusqu'à l'époque actuelle et font donc toujours partie des philosophies modernes du pays, d'autant plus que souvent leurs théoriciens ne restent pas passifs et s'emploient à les accommoder par l'interprétation aux idées en vogue dans le présent monde international de la pensée. Certaines doctrines oubliées de longue date, comme celle du bouddhisme mahāyãnique, ou jadis disparues de l'Inde, comme celle du bouddhisme Theravāda, y sont aujourd'hui remises en honneur dans certains milieux. Grâce au grand travail accompli depuis le début du xixe siècle pour la recherche des textes, leur édition et leur interprétation, l'Inde, qui avait toujours conservé vivante une partie de ses traditions, en a retrouvé bien des éléments délaissés. Elle puise aujourd'hui dans son passé comme chacun puise dans sa mémoire. En outre elle dispose de toute la philosophie occidentale, alors que la réciproque n'est pas vraie et que les Occidentaux, eux, ne disposent en général que de leurs propres systèmes de pensée. En pratique, toutefois, les milieux philosophiques indiens n'ont pas habituellement libre accès à toute la littérature philosophique occidentale. Leur information directe est le plus souvent limitée aux textes en anglais et l'enseignement philosophique universitaire suit toujours des programmes classiques anglais complétés par des enseignements de philosophie indienne où la doctrine de l'advaita de Śaṅkara occupe une place privilégiée. Le Nyāya, la Mīmāṃsā, la spéculation grammaticale et la poétique restent cultivés d'une manière approfondie, mais dans les écoles traditionnelles plutôt que dans les universités, où l'enseignement est beaucoup plus général mais demeure plus élémentaire. D'un autre côté, la confrontation opérée en Inde des philosophies occidentales avec celles de l'Inde, commencée à la fin du xviiie siècle, s'est faite dans des conditions peu favorables à son objectivité.
Bien que l'Inde, contrairement à une opinion répandue, n'ait jamais été fermée en général aux influences étrangères, les rapprochements philosophiques ont été restreints avec les principales doctrines venues de l'extérieur et implantées sur son sol : celles du christianisme et de l'islam. La haute technicité des textes philosophiques sanskrits les rendait peu abordables aux chrétiens et aux musulmans, que d'ailleurs leur religion prévenait contre la pensée des Gentils et des Kafirs, et dont le prosélytisme n'a que très exceptionnellement cherché à présenter aux philosophes indiens les doctrines théologiques et philosophiques qui fondaient leurs professions de foi et leurs pratiques. Les contacts philosophiques avec l'étranger ne commencent en Inde qu'avec la recherche scientifique occidentale sur l'Inde.
C'était le temps où la Compagnie anglaise s'établissait aux Indes. Le succès de ces textes auprès des philosophes européens atténua, pour les intellectuels indiens, l'humiliation de la domination étrangère. Ces textes eux-mêmes, qui avaient toujours été importants puisque traités comme autorités dans les commentaires des philosophes, ont connu depuis lors un regain de popularité dans les milieux indiens auxquels ils faisaient honneur. En même temps, les enseignements et les pratiques qui choquaient ou étonnaient les Européens ont été reniés et condamnés (souvent d'ailleurs, quoique pas toujours, à juste titre) comme procédant d'altérations tardives de la pure doctrine védique de l'Antiquité. Rāmmohan Rāy (1772-1833), brâhmane bengali, fondateur d'une association dite Brāhmosamāj, « Société brāhmique », a été à la tête d'un mouvement de purification doctrinale par retour à la sagesse antique idéale. Diverses divisions se sont produites dans l'association, plus par divergences d'attitudes sociales que par désaccords philosophiques. Un renouvellement du Brāhmosamāj fut réalisé par Keshab Candra Sen (1838-1884), qui se distingua surtout par son action contre les dispositions sociales traditionnelles (castes, non-remariage des veuves orthodoxes). Une autre association, l'Āryasamāj, « Société des Aryens », fondée en 1870 par Dayānanda Sarasvatī (1824-1883), du Gujrāt, dénonça toutes les religions – hindouisme, christianisme et islam – mais au profit du Veda réinterprété pour y retrouver les idées modernes et jusqu'à la science internationale du moment.
Ces groupements et d'autres, plus nationalistes que philosophiques, ont été dominés par un mouvement à la fois religieux et philosophique plus profond né autour d'un ascète bengali, adorateur de la Mère (Kālī, qui est une forme de la Śakti de Śiva mais qui prédomine sur celui-ci) : Gadādhara Caṭṭopādhyāya, célèbre sous son nom religieux de Rāmakṛṣṇa (1834-1886), fut cet ascète, qualifié de Paramahaṃsa, ce qui le caractérisait comme un délivré-vivant, dont l'individualité psychique avait rejoint le statut de l'Être suprême. Ses œuvres publiées sont ses propos, mais, par ceux-ci et par la vie au milieu de ses disciples, il donnait le sentiment d'une manifestation de la spiritualité transcendante dans le monde de la vie humaine. Le développement philosophique rattaché à ce sentiment est dû à un de ses disciples bengalis, Narendranāth Datta (1862-1902), illustre sous son nom religieux de Vivekānanda. Celui-ci connut en Occident un grand succès au Parlement des religions de Chicago en 1893. Dans de nombreux écrits philosophiques, il expliqua le Vedānta, déjà hautement prisé en Occident, en l'adaptant aux idées libérales et sociales en progrès dans le monde moderne et en en faisant le centre et le couronnement d'une doctrine qui intégrait toutes les grandes religions dans un évangile universel qui séduisit Romain Rolland. Il a fondé en 1897 la Mission Rāmakṛṣṇa, qui a toujours des centres vedāntiques en Amérique et en Europe comme en Inde et a conquis nombre d'adeptes occidentaux tels que Margaret Noble (Sœur Niveditâ dans l'ordre de Rāmakṛṣṇa).
Créée à Adyar, près de Madras, en 1875, par des Occidentaux ralliés aux idées indiennes, une Russe, Mme H. P. Blavatsky, et le colonel américain H. S. Olcott, la Société théosophique a été illustrée par Annie Besant et œuvre depuis lors comme centre d'études philosophiques et religieuses.
Sans être à proprement parler philosophes, des hommes comme Gandhi et Rabīndranāth Tagore ont puissamment participé à la diffusion d'une pensée et à l'exaltation d'une attitude qui tendait à concilier les idéaux de l'Inde, notamment avec Gandhi l'idéal de la Bhagavadgītā, et certains de ceux de l'Occident.
Nombre d'institutions, dites Ashrams (āśrama), comme les retraites fondées autour des sages du passé, ont rapproché elles aussi des penseurs indiens et occidentaux, en exprimant des doctrines philosophiques. Tels sont l'Āśram de Rāmanamaharṣi, à Tiruvannamalai, à l'ouest de Madras, et l'Āśram de Śri Aurobindo (Aravinda Ghosh) à Pondichéry. Rāmanamaharsi était un yogin dont le prestige personnel a éveillé, par l'exemple plus que par ses enseignements oraux et ses écrits peu nombreux, des vocations. Sa doctrine est plus traditionnelle que celles de la plupart de ses contemporains, plus que lui préoccupés de rapprochements avec la pensée occidentale. Cette doctrine se fonde principalement sur le Vedānta du Yajurveda (Taittirīyāraṇyaka et Tattirīyopaniṣad).
Aurobindo (1872-1950) a constitué au contraire une doctrine originale qui combine des éléments indiens de Vedānta et de Yoga avec des théories occidentales, principalement celle de l'évolution. La formation intellectuelle première d'Aurobindo avait été universitaire et littéraire en Angleterre. De retour en Inde, il fut professeur d'anglais et vice-principal du collège de Baroda. Il s'engagea de bonne heure dans le mouvement national de libération, fut poursuivi, emprisonné, puis, étant recherché à nouveau, se réfugia à Chandernagor, alors possession française en 1910. De là, il fut transféré à Pondichéry où il se fixa, renonça à la politique et fonda son ashram, qui s'est maintenu avec de nombreux disciples de tous pays, et a même pris de l'extension depuis sa mort. Son œuvre est poétique et surtout philosophique, très abondante, en bengali et principalement en anglais. Il a commenté d'une manière personnelle les hymnes védiques, la Bhagavadgītā et des Upaniṣad, dont il a comparé les doctrines avec celles d'Héraclite. Son ouvrage principal est The Life Divine. Il a formé une synthèse des Yoga, pour instituer un Yoga intégral. Ses principes métaphysiques se rattachent au Vedānta, mais loin de déprécier le monde et la vie comme des produits de l'Illusion, il a fait du monde et de la vie actuelle une étape dans une évolution vers l'intégration totale de l'Être dans une vie surhumaine, vers un super-homme. C'est là qu'il emprunte la doctrine de l'évolution des êtres organisés, professant que l'homme actuel n'est pas le terme de cette évolution, pas plus qu'à l'ère secondaire les grands reptiles alors dominants n'étaient le chef-d'œuvre définitif de la nature. La pensée et la conduite doivent préparer et hâter, avec l'aide de l'Être suprême, l'évolution future. On compare volontiers actuellement ses vues avec celles de Teilhard de Chardin.
Mais il ne faut point oublier, même dans un tableau sommaire de la pensée philosophique contemporaine en Inde, l'activité d'idées traditionnelles, comme celles des Jaïn, des Vīraśaiva, du Śaivasiddhānta, des continuateurs de Śaṅkara, des diverses écoles Vaiṣṇava, de l'école de Madhva, d'un bouddhisme retrouvé et s'efforçant de reprendre les doctrines les plus anciennes. Ces écoles attachées à leurs traditions propres ne s'en efforcent pas moins de concilier leur pensée avec celle du monde moderne. Elles le font en général sans embarras, quelquefois avec naïveté, mais le plus souvent en spéculant sur le domaine transcendant au monde phénoménal, domaine que la science moderne ne couvre pas. C'est pourquoi la tradition générale est moins souvent affectée qu'on ne pourrait le croire par l'impact du progrès actuel des connaissances en physique, en biologie et en psychologie. Beaucoup renient cependant les traditions anciennes toutes en bloc, se rattachent au scientisme du début du xxe siècle ou, plus souvent, à la pensée marxiste. Mais ceux-là n'empêchent pas les autres de faire toujours deux parts dans le savoir : la part du savoir empirique et expérimental, du savoir pratique (vyāvahārika) que développe la science internationale à laquelle concourent bien des savants indiens, surtout en physique et en mathématique, et la part qui concerne le Vrai au sens suprême (le paramārthasatya), qui échappe logiquement, par la place que lui assigne l'esprit, à toute contradiction de la science comme à toute conciliation avec elle.
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Écrit par
- Jean FILLIOZAT : membre de l'Institut, professeur honoraire au Collège de France
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INDE (Arts et culture) - Les mathématiques
- Écrit par Agathe KELLER
- 5 429 mots
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On traitera ici des pratiques et pensées mathématiques qui ont eu cours dans le sous-continent indien – en « Asie du Sud », comme on dit communément dans les pays anglo-saxons –, puisque l’aire géographique concernée couvre tout autant l’Inde que le Pakistan, le Bangladesh, le Bhoutan et l’île de Ceylan...
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