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INDE (Arts et culture) Les doctrines philosophiques et religieuses

L'enseignement classique : les six darśana

Les exposés indiens sur les diverses philosophies en honneur dans la contrée, tels que le Sarvadarśanasaṃgraha, « Abrégé de toutes les opinions », par Madhava, auteur du xive siècle, décrivent de nombreuses écoles de pensée sous le nom de darśana (« vues » ou « opinions »), mais six d'entre ces écoles sont classiques et leurs doctrines sont étudiées traditionnellement dans les écoles brahmaniques sans être, sauf par quelques-unes de leurs variantes, attachées plus particulièrement à des sectes définies. Ces six darśana, surtout ceux qu'on nomme Vedānta et Nyāya, font partie des programmes de l'enseignement brahmanique général, qu'on appelle ordinairement orthodoxe, quoique l'orthodoxie n'ait pas de critères unanimement acceptés. Ils font partie de cet enseignement fondamental au même titre que la grammaire et la poétique.

Les six darśana sont généralement groupés par deux. On a d'abord les deux mimāṃsā ou « investigations » : la Pūrvamīmāṃsā ou Mīmāṃsā tout court, qui est la première, et l'Uttaramīmāṃsā, « Ultime Investigation », qui est dite Vedānta ou Nigamānta, « Achèvement du Veda » ; un autre couple est formé par le Sāṃkhya et le Yoga, le dernier par le Nyāya et le Vaiśeṣika, plus étroitement associés entre eux que ne sont les autres et ayant souvent une littérature commune dite du Nyāya-Vaiśeṣika.

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Les textes scolaires de base de ces six darśana sont des sūtra, c'est-à-dire des suites de brèves formules très condensées et propres à être conservées en mémoire. Le mot sūtra qui, chez les bouddhistes et les jaïna, s'applique à des textes plus longs, à des discours entiers, signifie proprement « fil ». Les sūtra brahmaniques sont formés de mots groupés, ne constituant pas nécessairement des phrases complètes. Ils sont comparés à des fils formés de brins de coton ou de soie, comme eux-mêmes le sont de mots, mais ne constituant pas un tissu. Ils s'opposent, dans le même esprit de dénomination imagée, à des textes étendus, qui sont des trames complètes, ou tantra, et existent chez les vishnouites, les shivaïtes, les bouddhistes et les jaïna, donc indépendamment des confessions diverses, mais avec un contenu analogue : celui de traités de technique religieuse ou même profane.

Les sūtra philosophiques, comme ceux de la grammaire et d'autres sciences, ne sont pas complètement intelligibles en dehors des commentaires qui les interprètent nécessairement, soit selon une tradition fixée, soit plus souvent selon plusieurs systèmes différents qui ont pu devenir traditionnels à leur tour, donnant lieu à la formation d'écoles philosophiques multiples.

La Pūrvamīmāṃsā

Les Mīmāṃsāsūtra, texte de base de l'école, sont attribués à Jaimini. Leur date est inconnue. Ils ont été commentés par Śabarasvāmin probablement au ve siècle après J.-C. Son commentaire, le Śabarabhāṣya, a été lui-même l'objet de deux gloses, une longue et une brève, par Prabhākara, et de plusieurs ouvrages d'exégèse par Kumārilabhaṭṭa : le Ślokavārttika, le Tantravārttika et la Ṭupṭīkā. Ces deux auteurs appartiennent aux viie et viiie siècles. Prabhākara paraît être l'aîné quoiqu'une tradition veuille qu'il ait été un élève de Kumārila. En tout cas, ils s'opposent entre eux sur nombre de points et sont à l'origine de deux écoles distinctes qui ont produit chacune une ample littérature. À l'école de Prabhākara a appartenu notamment Śālikanāthamiśra (vers 750) ; à celle de Kumārila, Pārthasārathimiśra (xive s.) et Āpadeva (xviie s.).

Les Mīmāṃsāsūtra traitent d'abord de la Disposition des choses (dharma) selon le Veda, puis des rapports entre la parole et le sens, de la valeur des formules védiques, de leur puissance d'incitation, de l'injonction et du verbe qui l'exprime, de l'accomplissement des actes rituels (karman) et de nombre de questions relatives aux rites et à leur efficacité. Le Veda est un « Savoir » mais incréé, éternel, une donnée de fait sur laquelle la critique n'a pas à s'exercer directement mais que l'exégèse peut interpréter. Le Veda contient les injonctions (vidhi), les formules (mantra), les dénominations (nāmadheya), les prohibitions (pratiṣedha) et les exposés de sens (arthavāda). Ces derniers sont explicatifs ou descriptifs. Le Veda dont il s'agit ne se limite donc pas aux quatre Veda fondamentaux, mais inclut toute la masse des textes de la religion védique. Le rite, par son efficacité, produit ce qui n'existait pas auparavant (apūrva) et qui a été son but invisible (adṛṣṭa). Par ces deux termes on désigne ainsi la potentialité de création que possède l'action rituelle, et aussi le contenu du Veda qui la commande.

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La connaissance valide a lieu par cinq moyens de jugement (pramāṇa) : la perception directe (pratyakṣa), l'inférence (anumāna), la comparaison assimilatrice (upamāna), la parole autorisée (śabda) et la présomption (arthāpatti). Kumārila ajoute un sixième moyen de jugement : la constatation d'absence (abhāva).

La Mīmāṃsā ne fait intervenir un Être suprême personnel que dans des traités tardifs. Elle considère essentiellement le dharma et les dieux qui opèrent selon sa règle comme formant l'ordre de la Nature, ordre éternel comme le Veda qui l'exprime et indépendant de toute volonté divine personnelle supérieure à lui.

La Mīmāṃsā est ainsi naturaliste et réaliste et s'oppose dans de nombreux exposés polémiques aux philosophes bouddhistes.

Le Vedānta

Le Vedānta consiste dans l'ensemble des textes qui parachèvent l'enseignement du Veda et qui sont essentiellement les Upaniṣad anciennes, auxquelles se sont ajoutés dans diverses écoles d'autres textes. Le nom complet du darśana qui a pour objet le Vedānta est Vedāntamīmāṃsā, « l'Investigation du Vedānta ». Mais on emploie couramment, quoique improprement, le nom de Vedānta pour désigner cette investigation.

Le texte fondamental est constitué par les Brahmasūtra attribués à Bādarāyaṇa. Ils répondent au « désir de connaître le Brahman » (brahmajijñāsā). Ils désignent le Brahman comme la cause universelle unique et comme étant le soi-même (ātman), existant par soi-même et substrat de toute existence, fait de félicité, distinct de l'âme végétative qui est le soi-même vivant (jīvātman) et des individualités psychiques dont il est le régisseur intérieur (antaryāmin) commun. Tout repose sur lui, car rien ne pourrait être produit par le néant. Tout effet (kārya) qui n'a pas encore lieu, qui est pour lors inexistant (asat) en manifestation temporelle, est pourtant déjà réel en lui. C'est là la doctrine du satkāryavāda, de l'existence de l'effet dans la cause. La délivrance finale de l'individualité psychique aura lieu en Brahman, par la connaissance de soi-même comme étant Lui.

Le Kevalādvaita de Śaṅkara

Le plan ancien et le plus fameux commentaire des Brahmasūtra est celui de Śaṅkarācārya (vers 800), le « maître Śaṅkara ». Celui-ci, brâhmane dravidien shivaïte de Kāladi (Kerala), aurait été le disciple d'un disciple de Gauḍapāda qui commenta la Māṇdūkya-upaniṣad et préfigura la doctrine que Śaṅkara devait développer en interprétant les Brahmasūtra, les Upaniṣad anciennes et la Bhagavadgītā, ainsi que dans d'autres ouvrages de philosophie, tels que le Vivekacūḍāmaṇi et l'Ātmabodha, ou de dévotion comme la Saundararyalaharī, et maints poèmes de louange à la divinité (l'attribution à Śaṅkara de certains de ces derniers textes est toutefois contestée). Le Śaṅkarabhāṣya, c'est-à-dire le commentaire de Śaṅkara sur les sūtra, ainsi que celui qu'il a consacré à la Bhagavadgītā ont été eux-mêmes l'objet de nombreux commentaires successifs. Un des plus précieux sur le premier est la Bhāmatī de Vācaspatimiśra (vers 850). On doit encore citer le Vedāntakalpataruparimala d'Appaya-dīkṣita (xviie s.). Śaṅkara a été en outre un fondateur de monastères : à Śṛṅgeri au Maisūr, à Dvārakā au Gujrāt, à Badarikā au nord de l'Inde, à Jagannātha en Orissa. Le centre de Śṛṅgeri s'appelle le Śāradapīṭha. Un autre à Kāñcipuram, au pays tamoul, est le Kāmakoṭipīṭha. Chacun est dirigé depuis sa fondation par un religieux qui représente Śaṅkarācārya et auquel on donne le titre de Jagadguru, « maître spirituel du monde ». La doctrine de Śaṅkara s'enseigne toujours dans ces monastères par la parole et par des publications. Śaṅkara, enfin, a effectué, selon ses biographies, un voyage triomphal (digvijaya) dans toute l'Inde, jusqu'au Kaśmīr.

Les contradicteurs ne lui ont cependant pas manqué. Il a été accusé d'être un bouddhiste déguisé parce que sa doctrine, comme celle des bouddhistes mādhyamika et vijñānavādin, rejetait la réalité objective du monde. Le plus ancien de ses principaux rivaux, Maṇḍanamiśra, est l'auteur de la Brahmasiddhi, « Démonstration du Brahman ». Il a été défendu par un de ses disciples, Sureśvara, auteur de la Naiṣkramyasiddhi, « Perfection du renoncement à l'action ».

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Sa doctrine professe le kevalādvaita, l'« unicité de l'Isolé », c'est-à-dire du Brahman, existence pure, dégagée de toutes qualification (guṇa) et spécification (viśeṣa) adventices, et qui se retrouve dans le soi-même (ātman) enveloppé dans les individualités empiriques. Il manifeste le monde par une transformation (vivarta) apparente qui est l'illusion (māyā), et non, comme d'après d'autres écoles, par une évolution (pariṇāma) à partir de lui-même et par laquelle le monde participerait de sa réalité. Cela, en effet, contredirait l'assertion que la réalité absolue n'appartient qu'à lui en son isolement qui le fait transcendant au monde. Le monde est donc illusoire, ne jouit pas de la plénitude de l'être, mais est réel en tant qu'illusion représentative. En pratique, c'est l'inconnaissance (avidyā) du sujet percevant qui provoque dans ses représentations la surimposition (adhyāsa ou adhyāropa) à la réalité foncière de représentations antérieures accumulées et organisées dans l'individualité psychique ; celles-ci sont alors des limitations (upādhi) à la conscience de cette réalité. Ce sont ces représentations préétablies, résultant des actes à idéation, et constituées en constructions psychiques (saṃskāra) chez chacun, qui donnent une uniformité et une cohérence à l'apparence mondaine commune. Quand on prend une corde pour un serpent, il y a illusion due, non à la réalité objective, mais à la notion préformée qu'on a du serpent. De même pour toutes choses : on ne voit pas le Brahman, seul Être au sens absolu (pāramārthika), mais les images tirées de la formation psychique qu'on a acquise et qui n'ont que la réalité pratique (vyāvahārika). D'autre part, la réalité absolue de l'Être sans caractères limitatifs n'est pas sans modalités dans son essence. L'être est saccidānanda, sans limitation, c'est-à-dire infiniment être (sat), spiritualité (cit) et félicité (ānanda) tout ensemble.

Le Viśiṣṭādvaita de Rāmānuja

À l'interprétation du monde comme illusion s'est opposée celle des saints vishnouites tamouls, les Āḻvār, en particulier de Nammāḻvār (ixe-xe s.) qui professait l'unicité de l'Être mais aussi sa présence en toutes choses spécifiées et, qui, par conséquent, admettait la réalité du monde empirique ; il n'admettait même le néant que comme une existence d'absence, car celui-ci doit, pour avoir lieu, participer de l'être.

Cette doctrine a été reprise et développée au xie siècle, en sanskrit, par un brâhmane tamoul de Śrīperumbudūr près de Kāñcipuram, Rāmānuja. Elle est précisément caractérisée comme enseignant le Viśiṣṭādvaita, l'« Unicité dans le spécifié ». Elle a été exprimée par Rāmānuja dans son commentaire sur les Brahmasūtra, le Śrībhāṣya, dans son commentaire sur la Bhagavadgītā et dans des traités spéciaux comme le Vedārthāsangraha, le Vedāntasāra, la Vedāntadīpikā. L'œuvre philosophique de Rāmānuja est complétée par un précis des règles permanentes du comportement, le Nityagrantha. Rāmānuja a en outre fait composer par Yādavaprakāśa, son ancien maître de vedānta, qui avait suivi d'abord et enseigné la doctrine de Śaṅkara mais qui s'était finalement rallié à celle de son disciple, un traité de comportement des ascètes, le Yatidharmasamuccaya.

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Comme Śaṅkara, Rāmānuja a parcouru toute l'Inde. Au temple de Śrīrangam, il a succédé à Yāmunācārya, nommé en tamoul Ālavandar, maître qui avait présidé au culte de Viṣṇu déjà florissant en ce lieu saint. Il a été chassé de là par une persécution shivaïte pendant neuf ans qu'il passa au Maisūr. Il a laissé à Śrīrangam une organisation précise mais libérale quant à l'admission des fidèles. Pour lui, la caste était indifférente quand la dévotion était effective, et les « intouchables » étaient les Tirukulattar, « ceux de la famille de la Fortune » (Tiru ou, en sanskrit, Śrī, la Fortune, étant l'épouse de Viṣṇu).

Selon sa doctrine, l'Être suprême, le suprême soi-même (Paramātman) ou Brahman, est présent en toutes choses car il est le soi-même intérieur (antarātman), c'est-àdire l'élément permanent de la réalité sous les apparences changeantes, de toute matière spirituelle ou non spirituelle (cidacidvastu). Il habite en l'agrégat psychique qu'est l'individualité humaine. Il y est l'agent de la connaissance et le possesseur du corps ; en même temps, il est le souverain maître de l'Univers et les corps sont des modes (prakāra) de son être. La multiplicité des manifestations ne contredit pas son unicité puisqu'il est l'existence en soi, la même pour toutes ces modalités d'aspects. Sous forme divine propre à l'adoration des hommes, l'Être suprême est Viṣṇu sous de multiples noms et formes et dans les « descentes » (avatāra) qu'il effectue par grâce pour les hommes. Ceux-ci, quoique leur essence se ramène à lui, sont sujets aux expériences sensibles (anubhava) de bien-être et de peine qui résultent de leurs actes et qui les attachent au monde manifesté. C'est par la connaissance de l'Être suprême, par la grâce divine (prasāda) de celui-ci et par la dévotion totale envers lui que l'âme individuelle peut rejoindre sa gloire.

L'école de Rāmānuja est dite celle des Śrīvaiṣṇạva. Elle est divisée en deux écoles rivales, l'une au Nord et l'autre au Sud, celle-ci tenant pour Écritures majeures les textes tamouls des Āḻvār, rassemblés sous le nom de Nālāyirappirabandam, la « Série des quatre mille [strophes] ». Un des auteurs les plus féconds parmi les philosophes qui ont suivi Rāmānuja a été Vedāntadeśika (xiiie-xive s.) appartenant au groupe du Nord. Les principaux textes tamouls des Āḻvār ont été traduits en sanskrit et ont aussi fait l'objet d'exposés en un tamoul mêlé de termes techniques et de formes grammaticales sanskrites, qui constitue un langage hybride d'école dit maṇipravālam (« gemme et corail »).

Le Bhedābheda

D'autres philosophes ont, comme Rāmānuja, combattu la thèse de la nature illusoire du monde, mais en concevant de manière différente la condition humaine. Bhāskara (entre le viiie et le xe s.), en interprétant les Brahmasūtra, a insisté sur le caractère de l'âme individuelle comme à la fois distincte et non distincte (bhedābheda) du Brahman à la façon des vagues à la fois distinctes et non distinctes de la mer. Nimbārka (xiie s.) a soutenu des vues analogues en insistant sur la dépendance des âmes par rapport à Dieu, tout en accentuant la conception de leur individualité en même temps que la personnalisation de Dieu lui-même qui est Viṣṇu sous la forme et le nom de Kṛṣṇa.

La philosophie de Nimbārka a été particulièrement utilisée au xviie siècle par ceux des penseurs musulmans de l'Inde, appartenant au mouvement soufi, qui ont voulu, avec le prince mogol Dārā Śuhok, rapprocher leurs conceptions philosophiques et religieuses de celles du Vedānta.

Le Śuddhādvaita

L'école de Vallabha (1481-1533), krishnaïte elle aussi, a voulu rendre radicale l'unicité de l'Être, d'où le nom de doctrine de l'« Unicité pure » qui lui a été attribué. Vallabha a exclu la théorie de l'illusion (māyā) et supprimé toute distinction de nature en Kṛṣṇa et l'homme, en faisant de l'âme individuelle une portion de Kṛṣṇa, comme une étincelle est une portion du feu. Mais cette âme est permanente et en dimension d'atome (aṇu), d'où le nom d'Aṇubhāṣya donné au commentaire de Vallabha sur les Brahmasūtra, commentaire qui met ces conceptions en évidence. L'engagement dans la transmigration est dû à l'inconnaissance (avidyā) et la libération s'obtient par la connaissance, la dévotion et la grâce divine.

Le Dvaita de Madhva

Aux doctrines qui rapprochent la nature de l'Être suprême et celle de l'homme s'oppose celle de Madhva (1238-1317), commentateur dualiste des Brahmasūtra et de la Bhagavadgītā et auteur, sous le nom d'Ānandatīrtha, de nombreux ouvrages, en particulier de l'Anuvyākhyāna, l'« Exégèse ». Cette dernière œuvre, qu'il composa sur la fin de sa vie, est la synthèse définitive de sa doctrine. Le nom en est emprunté à la littérature brahmanique qui désigne ainsi les exposés de développement explicatif des sūtra difficiles.

Pour Madhva, il y a irréductibilité entre le Seigneur suprême et tout le reste, homme et monde. Le Seigneur est unique et isolé de toute autre entité, mais la condition de l'homme et le monde ne sont pas illusoires. Ils existent distincts du Seigneur, car il y a séparation entre l'âme individuelle et le Seigneur, comme aussi entre le monde inanimé et le Seigneur, entre les âmes, entre elles et le monde et entre les composants divers du monde inanimé. Toutes ces entités distinctes sont réelles en face du Seigneur ; celui-ci n'est donc pas le seul existant, mais tout existant distinct de lui est néanmoins entièrement sous sa dépendance. Il est totalement libre et octroie sa grâce à son gré pour donner à qui il veut le salut, qui consiste à faire du fidèle le témoin de sa gloire. Mais pour parvenir à cette félicité où il est affranchi des renaissances, le fidèle choisi par la grâce suit les pratiques de renoncement aux passions, d'adoration, de méditation et de position de son psychisme (samādhi) sur le Seigneur.

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Pour cela, le fidèle dispose d'une infinité d'aspects du Seigneur qu'évoquent tous ses noms et même tous les mots du Veda qui ne sont autres que des noms de ce Seigneur : Viṣṇu. Il existe d'ailleurs, selon Madhva comme aussi selon les principales écoles religieuses du vishnouisme et du shivaïsme, toute une hiérarchie de manifestations divines et nombre d'incarnations du Seigneur Viṣṇu, voire des dieux multiples de la nature. Le Mahābhārata, que Madhva a commenté, avait déjà fait de ses héros épiques des fils de ces dieux et Madhva lui-même s'est donné comme une incarnation de Vāyu, le Vent.

Toute la doctrine se veut établie sur l'ajustement logique (yukti) des expériences de cognition, immédiates ou remémorées, avec les données scripturaires, mais non sur l'inférence (anumā) contestée comme source de jugement valide.

Comme la plupart des autres maîtres, Madhva n'est pas resté un philosophe isolé : il a été fondateur d'une école qui s'est continuée jusqu'à nos jours sous des maîtres successifs. Le cinquième, qui dirigea l'école de 1325 à 1346, Jayatīrtha, a été lui-même un des principaux philosophes de cette école et un commentateur fidèle de Madhva.

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Comme le Seigneur de Madhva apparaît comme relativement mieux personnalisé que l'Être suprême de la plupart des autres écoles, et aussi en raison d'analogies diverses avec des idées chrétiennes, certains auteurs ont supposé une influence du christianisme sur Madhva. Historiquement, l'hypothèse serait difficile à admettre, le développement du christianisme étant peu probable au Maisūr du xiiie siècle où vivait Madhva. Surtout les analogies invoquées sont superficielles et toute la doctrine de Madhva s'explique naturellement dans la tradition indienne propre, sans qu'il y ait lieu de supposer des influences étrangères.

Le Sāṃkhya

Toute la culture indienne classique, indépendamment de la variété des religions et des philosophies, s'est formé une représentation générale des constituants du monde spirituel et matériel qui est exprimée dans les textes les plus variés, avec diverses variantes mais en restant fondamentalement la même. Cette représentation a été systématisée dans un des darśana : le Sāṃkhya, qui signifie « dénombrement » et dont la doctrine est en fait un inventaire analytique des « réalités » fondamentales (tattva) constituant tout ce qui existe.

Ces réalités sont au nombre de vingt-cinq. La première est la Nature (Prakṛti), fondamentale et éternelle. De la deuxième à la huitième, on compte sept dérivés (vikṛti) de la Nature, qui sont la conscience (buddhi) ou grand principe (mahant), le moi (ahaṃkāra) et les essences (tanmātra) des cinq éléments matériels (terre, eau, feu, vent, espace). De la neuvième réalité à la vingt-quatrième, on énumère seize modifications (vikāra) : cinq facultés de conscience (buddhīndriya), cinq facultés d'action (karmendriya) ; l'esprit (manas) qui rassemble et coordonne les données sensorielles et cinesthésiques fournies par les facultés de conscience et d'action, et qui élabore les idées avec ce matériel qu'il conserve en mémoire ; enfin les cinq éléments matériels eux-mêmes. La vingt-cinquième réalité est l'Homme, le Puruṣa, l'être spirituel éternel, qui correspond au Brahman du Vedānta et s'oppose à toutes les autres réalités que sont la Nature avec ses dérivés et ses modifications.

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La Nature en son essence pure est le non-manifesté (avyakta), ses dérivés et ses modifications forment le manifesté (vyakta). Le manifesté se présente sous des aspects multiples que les textes énumèrent et qui diversifient les formes des réalités élémentaires selon trois qualités ou propriétés (guṇa) de la Nature ; celles-ci agissent toujours mais en proportions diverses, et ce sont la bonne réalité (sattva), le tumulte passionnel (rajas, proprement la « poussière ») et l'obscurité (tamas). Dans l'ordre de la vision des choses, elles sont respectivement la vue claire, la vue trouble et la cécité. Dans celui de l'activité, elles sont la sérénité, l'agitation et l'inertie. Les âmes individuelles, dont les tempéraments sont sous l'influence de ces guṇa, sont des multiplications du Puruṣa universel.

Le dénombrement analytique qui caractérise le Sāṃkhya, et qui est poussé assez loin dans le détail, ne fait pas de cette doctrine une physique, car c'est essentiellement la représentation du monde, non le monde objectif qu'elle considère. Non seulement les « réalités » qu'elle énumère sont surtout d'ordre psychologique, mais encore les éléments matériels eux-mêmes sont, dans la théorie de l'enchaînement de la production, des dérivés et modifications de la Nature qu'enseigne aussi le Sāṃkhya, issus de leurs essences, celles-ci étant elles-mêmes produites par le moi né de la conscience. Ces éléments matériels sont donc des représentations, non les constituants physiques d'un monde objectif indépendant du psychisme humain. Le Sāṃkhya reconnaît trois moyens de jugement valide (pramāṇa) : la perception directe (dṛṣṭa, le « vu »), l'inférence (anumāna) et la tradition (āgama) ou parole des autorités (āptavacana).

Ces doctrines du Sāṃkhya, dont la plupart des éléments sont courants dans la culture générale indienne, ont pris leur forme classique d'abord dans une série de stances mnémoniques, les Sāṃkhyakārikā, de date incertaine, attribuées à Īśvarakṛṣṇa, qui ont été commentées par Gauḍapāda puis traduites en chinois au vie siècle. On considère généralement ce Gauḍapāda comme différent de l'auteur védântique du même nom. Les doctrines professées dans les Sāṃkhyakārikā et les autres textes classiques de l'école sont attribuées au sage légendaire Kapila. Vācaspatimiśra a commenté les Sāṃkhyakārikā au ixe siècle, et Bhoja au xe. Des Sāṃkhyasūtra attribués à Kapila sont plus tardifs.

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Le Sāṃkhya passe pour un système athée, mais on doit observer que son objet n'était pas la religion, mais l'analyse de la représentation.

Le Yoga

Comme le Sāṃkhya, le Yoga professe des théories qui appartiennent en fait à toute la culture générale indienne, indépendamment des religions et des conceptions théologiques. Ses doctrines concernent spécialement la psychologie, la théorie des organes et des mécanismes psychiques, et elles sont en rapport étroit avec les conceptions des milieux médicaux, de l' Āyurveda (le « Savoir sur la longévité »), ces milieux étant spécialisés dans l'étude théorique de l'homme en vue d'applications pratiques et l'homme étant pour eux un être (sattva) spirituel aussi bien qu'un corps animé. Le Yoga de même, et avec les mêmes conceptions de base en psychologie, poursuit des fins pratiques de maîtrise de l'esprit et du corps, quelles que soient par ailleurs la religion et les conceptions théologiques, sociales et autres de ceux qui s'y adonnent.

Sa forme classique, dans les exposés doctrinaux, est enseignée par des Yogasūtra attribués à Patañjali, dont une tradition fait une incarnation du serpent mythique Śeṣa qui se serait incarné aussi en le médecin Caraka et en un des plus célèbres grammairiens, nommé lui aussi Patañjali. L'origine de cette tradition est inconnue. En tout cas, il paraît s'agir de trois auteurs différents. Le plus ancien commentaire des Yogasūtra est attribué à Vyāsa, le compilateur des Veda. Il a été développé à son tour par Vācaspatimiśra (milieu du ixe s.). Les Yogasūtra ont été de nouveau commentés au xie siècle par Bhoja ; ils ont fait l'objet d'autres commentaires encore, ainsi que d'un exposé, le Yogavārttika, par Vijñānabhikṣu (xvie s.).

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La doctrine classique exprimée par toute la littérature afférente aux Yogasūtra admet que l'esprit (manas, ou citta, la « pensée ») collecte les perceptions qui produisent en lui des cognitions nouvelles (anubhava), lesquelles laissent une empreinte permanente (vāsanā) dans l'individualité psychique. Les vāsanā s'organisent en constructions psychiques ( saṃskāra). Leur masse conservée à l'état subconscient forme l'individualité psychique, dite corps subtil (sūkṣmaśarīra) ou corps des manifestations vitales (liṅgaśarīra). Ce corps psychique, qui forme ce que nous appellerions l'âme du corps grossier (sthūlaśarīra), est donc constitué par la somme des expériences psychiques de chacun, lesquelles consistent non seulement dans les traces des perceptions, mais encore dans celles des idées élaborées dans l'esprit et dans celles des remémorations (smṛti) de toutes ces perceptions et idées.

Le corps psychique individuel ne se dissout pas à la mort du corps physique. L'être psychique survivant va vers une nouvelle incarnation en un embryon, pour une nouvelle naissance. Il y va mû par les tendances dynamiques qui sont conservées dans les constructions psychiques au même titre que les représentations, l'expérience d'activité ayant marqué l'individualité psychique aussi bien que l'expérience de sensibilité. Il résulte de ces principes qu'il est possible de transformer volontairement son être psychique par un entraînement réglé (abhyāsa), et ce sera l'effet technique du Yoga.

La technique du yoga classique met en jeu huit éléments. Tout d'abord les moyens préparatoires : les refrènements (yama), qui sont ne pas nuire, ne pas mentir, ne pas voler, observer la continence, être désintéressé, et les disciplines (niyama) de propreté, contentement, ascèse, étude et dévouement au Seigneur. Les exercices proprement yogiques commencent avec les postures (āsana) et le contrôle du souffle ( prāṇāyāma). Ce contrôle du souffle est réglé d'après l'expérience de sa pratique et de ses effets, mais il est entrepris et justifié théoriquement par la doctrine physiologique et l'Āyurveda acceptée dans toute la culture indienne et d'après laquelle le souffle, représentant interne du vent de la Nature, est le moteur de tous les mouvements du corps et de l'esprit. La doctrine des médecins indiens, qui remonte d'ailleurs aux croyances védiques, est en effet un pneumatisme : c'est le souffle qui circule dans les artères et canaux divers de l'organisme, où sont actifs sous son impulsion le feu attesté par la chaleur du corps et la digestion conçue comme une cuisson, ainsi que l'eau, base de tous les liquides organiques. Par l'action volontaire sur le souffle on peut, selon le yoga, agir sur toute la vie matérielle et spirituelle. Le prāṇāyāma utilise les deux temps de la respiration, l'inspiration ou « remplissage » (pūraka), l'expiration ou « vidage » (recaka) et l'intervalle entre les deux qu'il prolonge et transforme en une rétention (kumbhaka, « cruche », car le thorax est alors comparé à cause de son immobilité à une cruche vide). Cette rétention plus ou moins prolongée facilite l'attention et l'effort. Suivent une série d'actes psychologiques : la rétraction (pratyāhara), qui correspond à une neutralisation des données sensorielles, conçue comme une rétraction des sens, la fixation (dhāraṇā) de l'attention, la méditation (dhyāna) sur l'objet fixé et la position du psychisme (samādhi) sur ce même objet de façon à arrêter toute autre fonction de l'esprit.

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Le samādhi, souvent considéré à tort comme une extase ou une simple concentration (déjà obtenue par les exercices précédents), est plus ou moins prolongé ou exclusif. Il peut avoir pour objet l'être intérieur mais aussi un objet extérieur, il n'est donc pas non plus toujours une « enstase » comme on traduit quelquefois. Il est de deux sortes selon qu'il est conscient (saṃprajñāta) et accompagné d'idées (savikalpaka) ou, au contraire, inconscient (asaṃprajñāta) et exempt d'idées (nirvikalpa). Les Yogasūtra le définissent comme le but essentiel du yoga et comme consistant dans l'arrêt des fonctions de l'esprit qui sont : les jugements, l'erreur, l'idée, le sommeil et la mémoire (conçue plutôt comme remémoration que comme mémoire-magasin).

La pratique du yoga, qui peut produire des effets psychosomatiques ou physiologiques notables (modification de la tension artérielle, suspension prolongée de la respiration, du pouls et des battements cardiaques à l'auscultation, avec conservation d'une fibrillation à l'électrocardiogramme, action de pression et de dépression sur la vessie et le rectum comme sur des poires en caoutchouc, etc.), est aussi censée donner des pouvoirs merveilleux tels que ceux de lévitation ou de connaissance de la pensée d'autrui, etc. Mais la recherche de ces pouvoirs est déconseillée. L'utilisation du saṃyama, c'est-à-dire de la maîtrise obtenue par la fixation, la méditation et la position du psychisme, est recommandée pour accroître la lucidité, mais le but majeur est la position finale donnée au psychisme, c'est-à-dire à l'ensemble des saṃskāra qui constituent le corps psychique sur le dégagement des tendances à la transmigration, constituées par l'accumulation des traces d'actes mentaux qui lient l'individualité psychique à la vie empirique.

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Yoga

En dehors du yoga classique de Patañjali, surtout appelé « yoga royal » (rājayoga), il existe d'autres formes de yoga associées à diverses techniques religieuses et symbolisantes. La plus célèbre est le yoga d'effort (haṭhayoga) qui développe plus que tout autre les techniques du corps : āsana (postures) et mudrā (positions « scellées »), ou bandha (« ligatures »), qui sont des attitudes complexes mettant en jeu à la fois la volonté, la respiration réglée et les synergies musculaires. Cette technique n'est cependant pas uniquement physique et parfois acrobatique ; elle s'allie à des conceptions d'une anatomie et d'une physiologie supposées qui symbolisent la présence et l'action, au sein du microcosme qu'est le corps, de l'Être suprême et de son énergie (śakti) ou pouvoir d'activité dans l'Univers. L'énergie est conçue comme ordinairement lovée à la base du tronc humain ; on l'appelle alors kuṇḍalinī. Elle est susceptible d'être éveillée par le yoga, pour monter vers la tête par un canal vertical (suṣumnā) passant par une suite de carrefours de souffles vitaux étagés, les « cercles » (cakra) ou lotus (padma), pour s'unir symboliquement à l'Être suprême en s'exhalant avec lui dans l'infini, à travers la fissure d'une suture crânienne dite « trou de Brahman » (brahmarandhra). Un layayoga (« yoga de dissolution ») est une pratique où la pensée conçoit la résorption sur laquelle l'esprit prend sa position stable de samādhi, des éléments du corps et de l'univers dans le chaos homogène qui a précédé la formation du monde.

Le Nyāya

La logique est représentée en philosophie indienne par le Nyāya, nom du raisonnement type. Elle est la théorie de l'argumentation (tarka), des moyens valides de jugement et des erreurs. Elle est utilisée explicitement par tous les philosophes, savants et théoriciens des religions, mais elle a dans les darśana la forme d'un enseignement classique qui repose sur des Nyāyasūtra, attribués à Akṣapāda Gotama. Ces derniers sont connus dès le milieu du iiie siècle après J.-C. Ils ont été commentés principalement d'abord par Vatsyāyana vers la fin du ive, puis par Uddyotakara Bhāradvaja au viie, par Vācaspatimiśra au milieu du ixe et Udayana au xe. La littérature afférente est considérable et en partie commune avec celle de Vaiśeṣika. Un des manuels classiques les plus célèbres est le Tarkasaṃgraha d'Annaṃbhaṭṭa (xvie s.) qui concilie les principes des deux dar⋅ana.

Une école de logique pure plus approfondie, dite le Nouveau Nyāya (Navyanyāya) a pris un grand développement à partir du xiiie siècle à la suite de l'enseignement de Gaṅgeśa dans son Tattvacintāmaṇi. Fondée au nord-est de l'Inde, à Mithilā, patrie de Gaṅgeśa, l'école a fleuri là, mais ses productions ont été connues jusqu'au sud de l'Inde. Un des auteurs ultérieurs les plus importants est Raghunātha (1477-1547) qui écrivit la Tattvacintāmaṇidīdhiti (« Lumière sur le Tattvacintāmaṇi »).

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La critique de validité des jugements est attestée dans les textes bouddhiques et jaïna longtemps avant les Nyāyasūtra et exposée surtout dans le texte d'Āyurveda dit Carakasaṃhitā, du nom de son rédacteur, Caraka, mais qui contient l'enseignement ancien d'Ātreya. Les Nyāyasūtra traitent de seize « objets des mots » (padārtha, ou sujets d'étude) qui sont les moyens de jugement (pramāṇa), les objets de jugement (prameya), le doute (saṃśaya), le motif (prayojana), l'exemple (dṛṣṭānta), la conclusion établie (siddhānta), les membres du raisonnement (avayava), l'argumentation (tarka), la conclusion de l'argumentation ou thèse (nirṇaya), l'objection (vāda), la controverse (jalpa), la chicane (vitaṇḍā), les raisonnements spécieux (hetvabhāsa), la tromperie (chala), la particularité futile (jāti) et les absurdités (nigrahasthāna).

Les moyens de jugement valide sont l'observation (pratyakṣa), l'inférence (anumāna), la comparaison assimilatrice (upamāna) et la parole autorisée (śabda).

La comparaison assimilatrice consiste en l'identification d'un objet nouveau avec un autre connu, et sa validité générale n'est acceptée ni par les médecins, ni par le Sāṃkhya, ni par le yoga, ni par le Vaiśeṣika classique.

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Les membres du raisonnement typique sont au nombre de cinq et ce raisonnement est le suivant :

– Proposition à démontrer (pratijñā) : il y a du feu sur la montagne.

– Raison d'être (hetu) : puisqu'elle fume.

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– Proposition générale établie par l'exemple (udāharaṇa) : tout ce qui fume a du feu, comme la cuisine.

– Application (upanayana) : c'est ici le cas.

– Conclusion (nigamana) : on est conduit à la proposition à démontrer.

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Un tel raisonnement peut aussi être simplifié, si l'on tient pour acquis à l'avance, sans avoir besoin d'exemple à l'appui, que tout ce qui fume a du feu. On dira simplement : il y a du feu sur la montagne, puisqu'elle fume.

Ce raisonnement a son parallèle parmi les syllogismes européens du type : tout juste est généreux, tel savant est juste, donc il est généreux (tout fumant a du feu, telle montagne est fumante, donc elle a du feu).

Une analyse plus poussée considère le signe (ici la fumée) comme devant être inclus (vyāpya) dans un domaine défini d'extension (vyāpti), c'est-à-dire qu'il doit y avoir concomitance constante entre ce signe et l'ensemble des choses dont il est signifiant (ici les choses ayant du feu). Dès lors, la perception du signe est la raison d'être d'une déduction (parāmarśa) : la proposition que tout fumant a du feu étant tenue pour vraie, la conséquence que la montagne fumante a du feu doit être aussi tenue pour vraie. L'erreur sur le signe, due par exemple à la confusion d'un brouillard localisé avec une fumée, n'entache pas le raisonnement ; elle relève d'une fausse identification au départ, non d'une faute de déduction. La proposition établie par l'exemple correspond d'autre part à une induction, laquelle fait passer du particulier (l'exemple de la cuisine) à une proposition générale (tout ce qui fume a du feu). L'inférence (anumāna) complète comprend donc à la fois une opération d'induction et une opération de déduction.

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Le Navyanyāya de Gaṅgeśa et de Raghunātha pousse beaucoup plus loin encore l'étude de la logique, spécialement des conditions de validité (prāmāṇya) et d'invalidité des notions résultant du raisonnement ; il discute amplement les théories des logiciens anciens et des logiciens bouddhistes. La connaissance (jñāna) est de deux sortes : ou bien c'est une cognition nouvelle (anubhava) obtenue principalement par l'observation ou l'inférence, ou bien c'est une remémoration d'une connaissance antérieure. L'identification de l'objet d'une apparence nouvelle avec celui d'une connaissance remémorée dépend de la perception de traits particularisants (viśeṣaṇa) déjà connus comme étant des caractères (lakṣanạ), soit d'un objet particulier soit d'une espèce dont la conception est préétablie. Ces idées ne sont pas nouvelles en elles-mêmes, mais souvent nouvelles sont l'analyse approfondie et les discussions auxquelles elles donnent lieu.

Le Vaiśeṣika

La spécialité des philosophies Vaiśeṣika est d'étudier les particularités spécifiques (viśeṣa) qui caractérisent les choses diverses ou les concepts correspondants. Les Vaiśeṣikasūtra attribués à Ulūka, alias Kaṇāda, sont, comme les autres sūtra des écoles philosophiques, de date indéterminée, mais existaient dès les premiers siècles de l'ère chrétienne d'après les allusions qui y sont faites dans la littérature, bouddhique en particulier.

Parmi les ouvrages ultérieurs qui font autorité dans l'école, on compte en premier lieu le Padārthadharmasaṃgraha de Praśastapāda (ve s.). Un Daśapadārthaśāstra de Candra, dont l'original sanskrit est perdu, a été traduit en chinois en 648. À partir de l'époque du grand commentateur de tous les darśana, Vācaspatimiśra (milieu du ixe s.), les mêmes ouvrages traitent le plus souvent à la fois de Nyāya et de Vaiśeṣika. Parmi ceux qui mettent l'accent sur les doctrines du Vaiśeṣika, un des principaux est la Saptapādārthī de Śivāditya (xe ou xie s.).

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Les Sūtra distinguent six « objets des mots » (padārtha), qui sont leurs principaux sujets d'études et qu'ils considèrent comme des réalités naturelles. Ce sont : les substances (dravya), les propriétés (guṇa), les activités (karman) et, dans l'ordre des concepts, la généralité (sāmānya), la particularité (viśeṣa) et l'inhérence (samavāya). Mais, selon Praśastapāda, il faut ajouter un septième objet de considération et d'expression, une septième catégorie : l'absence d'existence (abhāva) qui peut être une caractéristique quoique négative.

Les substances sont les constituants de la Nature : ses cinq éléments (y compris l'espace vide), le temps, l'espace empirique, organisé selon dix directions (diś), le soi-même (ātman) et l'esprit (manas). De ces neuf substances, les quatre premières, éléments matériels de terre, eau, feu et vent, sont formées de particules ténues ou ténues à l'extrême (aṇu ou paramāṇu), c'est-à-dire d'atomes qui sont spécifiques de chacun de ces quatre éléments. Ces atomes des quatre natures consistantes s'associent entre eux, réunis par une force invisible (adṛṣṭa), pour former les corps organisés en lesquels leurs groupements se font en proportions diverses. Leurs combinaisons en corps empiriques sont passagères, mais eux-mêmes sont éternels. Matière première du monde, ils persistent à la dissolution des composés qui a lieu à la fin de chaque période cosmique (pralaya). Ils reprennent une organisation en corps empiriques lorsqu'un nouveau cycle cosmique commence.

Les propriétés diverses, dix-sept d'après les Sūtra, vingt-quatre selon Praśastapāda, appartiennent souvent à plusieurs substances à la fois. Les combinaisons des substances entraînent donc des concours encore plus variés et complexes de propriétés. Celles-ci, d'après les Sūtra, sont – en dehors de la forme, du goût, de l'odeur et de la tangibilité qui correspondent aux quatre éléments consistants – le nombre, la dimension, la singularité, l'union et la séparation, les facultés de conscience (buddhi), le plaisir et la peine, le désir, la haine et l'effort. Cette liste ne comprend pas le son (śabda), dont il est cependant professé qu'il a lieu dans le vide. Aussi Praśastapāda l'a-t-il inclus dans sa liste élargie qui comprend en outre la gravité, la fluidité, la viscosité, la disposition normale des choses (dharma) et le désordre (adharma), ainsi que la construction psychique en général (saṃskāra) qui forme les corps psychiques.

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Toutes ces propriétés produisent et diversifient les activités qui se ramènent à cinq : élévation, abaissement, contraction, expansion et déplacement.

La généralité est ce qui constitue les espèces diverses (jāti) qui ont en commun les mêmes caractères (viśeṣa). L'inhérence est la relation entre des entités qui ne peuvent exister les unes sans les autres. L'inexistence peut être antérieure à une production ou consécutive à une destruction, ou absolue, ou encore être une absence d'identité d'une chose avec une autre. Dans la discussion classique entre les écoles pour décider si avant d'avoir lieu un effet existe déjà dans sa cause, le Vaiśeṣika se décide pour la négative : l'effet non encore produit appartient à la première sorte d'inexistence.

En logique, le Vaiśeṣika se sépare du Nyāya classique en ce qu'il n'admet comme moyens de jugement valide (pramāṇa) que l'observation et l'inférence. Il ramène le témoignage autorisé à ces deux moyens de jugement que les autorités invoquées ont elles-mêmes employées.

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La doctrine du Vaiśeṣika, par sa théorie atomiste, aurait pu conduire à une physique, comme aussi l'aurait pu la doctrine atomiste jaïna, mais l'une et l'autre sont restées rudimentaires à cet égard, n'utilisant l'observation des phénomènes que d'une manière très superficielle et seulement pour illustrer, d'une façon souvent malheureuse, leurs idées sur la structure de la matière.

Les doctrines hétérodoxes

À côté des puissantes doctrines du bouddhisme et du jinisme, évoluées en marge des doctrines classiques du brahmanisme et de l'hindouisme, mais qui se sont maintenues en Inde constamment dans le cas des doctrines jaïna et de nombreux siècles dans celui des doctrines bouddhiques, plusieurs attitudes opposées à la fois au brahmanisme, à l'hindouisme, au bouddhisme et au jinisme ont été prises par maints philosophes. Mais ces attitudes, réprouvées par tous les systèmes majoritaires, ne nous sont plus guère connues que par les allusions et les réfutations de leurs adversaires triomphants.

Les doctrinaires ayant adopté ces attitudes hétérodoxes sont généralement confondus sous les noms de nāstika (« négateurs ») ou lokāyata (« ceux qui s'étendent sur le monde phénoménal ») ; ce sont des matérialistes qui n'admettent d'autre réalité que le monde sensible et d'autre moyen de jugement que l'observation (pratyakṣa). On les appelle aussi cārvāka (« beaux parleurs »).

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Leurs adversaires les accusent de ne s'adonner qu'à la recherche du plaisir immédiat. Il est cependant probable qu'il s'est trouvé parmi eux des philosophes désintéressés. Il existe dans les Upaniṣad anciennes des traces d'une attitude matérialiste fondée sur des conceptions philosophiques, qui n'étaient nullement des prétextes à justifier la jouissance licencieuse. Tel est le cas de la pensée d'Uddālaka Āruṅi (Chāndogyopaniṣad), physiologue qui pose à l'origine l'être (sat) unique et sans second d'où tout se produit par processus naturel. Toutefois, ce philosophe est plus naturaliste que matérialiste. Il appelle l'Être « divinité » (devatā), mot qui n'a pas a priori de signification théologique, désignant en fait une force de la nature, mais il attribue le désir à cette « divinité » qu'il personnalise donc.

Plusieurs matérialistes purs sont mentionnés dans les textes bouddhiques et jaïna, et la tradition hindouiste attribue à un certain Bṛhaspati des sūtra matérialistes. Les cārvāka auraient soutenu que la pensée n'était qu'un produit de combinaisons matérielles comme l'alcool est un produit de la fermentation du jus de canne.

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Écrit par

  • : membre de l'Institut, professeur honoraire au Collège de France

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  • INDE (Arts et culture) - Les mathématiques

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    On traitera ici des pratiques et pensées mathématiques qui ont eu cours dans le sous-continent indien – en « Asie du Sud », comme on dit communément dans les pays anglo-saxons –, puisque l’aire géographique concernée couvre tout autant l’Inde que le Pakistan, le Bangladesh, le Bhoutan et l’île de Ceylan...

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