FRAGMENT, littérature et musique
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Musique
L'exigence d'unité
Il est remarquable que les analyses des motifs consacrées aux musiques classiques d'Occident aient toujours insisté sur l'unité, et veillé à réduire la fragmentation au rang de simple variation d'une même proposition de base – ou, pour reprendre le lexique du Rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattari, à l'état d'arborescence issue d'un même tronc. Pour s'en tenir à l'exemple que donne Charles Rosen d'un tel fétichisme de l'unité thématique, chacune des danses que regroupe Haendel dans une même suite commence par la même succession de notes. Tournons-nous vers le xxe siècle : la série des Structures, pour deux pianos, de Pierre Boulez « fait suite » non seulement « à », mais bien « avec » l'étude pour piano intitulée Mode de valeurs et d'intensités d'Olivier Messiaen, puisqu'elle s'ouvre par la même succession de sonorités. L'unité, dans le cas d'un hommage, équivaut à la revendication d'une filiation : de nos jours comme autrefois, le compositeur commence par frayer, pour sa musique, une généalogie, un arbre généalogique ; et cette pratique survit apparemment à la mort des styles.
Plus subtilement, l'arborescence se dissimule sous des radicelles et l'unité se retrouve à un autre niveau d'analyse, et donc de profondeur présumée. Citons encore Gilles Deleuze et Félix Guattari : « La plupart des méthodes modernes pour faire proliférer des séries ou pour faire croître une multiplicité valent parfaitement dans une direction par exemple linéaire, tandis qu'une unité de totalisation s'affirme d'autant plus dans une autre dimension, celle d'un cercle ou un cycle. » Et songeons à la façon dont les grandes partitions romantiques – Carnaval de Schumann ou la Symphonie fantastique de Berlioz – agrandissent l'unité du motif à la dimension d'un thème cyclique : il y a là, bien avant que l'œuvre cyclique apparaisse construite sur un procédé chez des techniciens habiles à la manière de Vincent d'Indy, un effet de tache d'huile, une amplification, un grossissement, bref un augment d'unité – comme Bachelard parlait, à propos de l'image, d'un augment d'être... D'un horizon différent, l'homologue moderne de la relation que nous évoquions entre Boulez et Haendel serait ici à chercher du côté de la « technique de rotation » de Mauricio Kagel : l'unité transcendante trouve explicitement asile, chez l'auteur de l'œuvre musicale Transición II, dans les graphismes circulaires cultivés pour eux-mêmes afin de satisfaire le lecteur ; tant pis si l'auditeur, lui, ne se nourrit que de reliefs ou de miettes – le fragment n'est qu'une manifestation du tout, et ce tout est tout ce qui compte.
Le retour du fragment
Ce qui attise la soif d'unité est – aussi bien, et par une sorte de fatalité – ce qui la dément. Car la musique, après tout, est faite pour être écoutée... Oui, mais si rien ne vaut que ce tout ?
Il a fallu quelque courage à Donald Tovey (1875-1940) ou à Theodor Adorno (1903-1969), tous deux princes de l'analyse musicale, pour démasquer, au fil des ans, le perpétuel déni du fragment auquel il est de bon ton de se livrer, pour peu que l'on se targue d'être un professionnel de la musique. Le musicologue Tovey s'indignait de rencontrer des relations thématiques écrites sur le papier, mais parfaitement inaudibles : il proclamait leur inexistence. Et l'une des cibles de la critique adornienne du « vieillissement de la musique moderne » est précisément la confusion de l'espace graphique et de l'espace sonore : là où l'œil consent à reconnaître un enchaînement, arborescence ou radicelle, il n'y a bien souvent que rhizome et chaos ! Pourquoi, se demande Adorno, faut-il toujours que, si l'on rencontre une manifestation de liberté, on se persuade qu'il convient d'y mettre bon ordre ?
À ne considérer que la musique tonale, il est clair que le déni du fragment s'appuie sur le postulat de l'irréversibilité du temps. Heinrich Schenker, montrant la convergence vers la tonique, c'est-à-dire vers le « bas », de l'ensemble des champs linéaires que dessine l'articulation d'une œuvre en diverses « régions » tonales, délimite effectivement une sphère d'unité dans laquelle le fragment ne peut qu'apparaître d'avance résorbé dans le tout. L'attention s'aimante d'elle-même vers la fin, c'est-à-dire vers l'achèvement de ce tout.
Il n'empêche que l'irréversibilité d'une [...]
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Écrit par :
- Daniel CHARLES : musicien, philosophe, fondateur du département de musique de l'université de Paris-VIII
- Daniel OSTER : agrégé de l'Université, docteur ès lettres, écrivain
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Pour citer l’article
Daniel CHARLES, Daniel OSTER, « FRAGMENT, littérature et musique », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 02 février 2023. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/fragment-litterature-et-musique/