AVERROÏSME

Averroïsme latin

Mais c'est surtout dans l'Occident chrétien que l'averroïsme constitue un courant philosophique important. À l' université de Paris, vers le milieu du xiiie siècle, les maîtres ès arts, chargés spécialement d'enseigner la philosophie, c'est-à-dire d'expliquer les œuvres d'Aristote, commencent à utiliser les traductions récentes d'Averroès : ils y trouvent des commentaires du philosophe grec qui sont très précis, très sûrs, mais qui, par là même, contiennent des thèses fort éloignées du dogme chrétien. Assez rapidement, des maîtres en théologie, dont les plus illustres se nomment Albert le Grand, Thomas d'Aquin, Bonaventure, commencent à combattre les idées qui circulent à la faculté des arts. En 1270 à Paris, et surtout en 1277, à Paris encore, puis à Oxford, des condamnations épiscopales frappent un certain nombre de propositions contraires à la foi. Beaucoup viennent d'Aristote et d'Averroès : le monde est éternel, donc aussi l'espèce humaine ; il n'y a qu'un intellect pour tous les hommes : ces deux thèses entraînent la négation de l'immortalité personnelle. Ajoutons le rejet de la providence divine selon son acception chrétienne et une conception purement profane de la morale, et nous aurons les traits essentiels de l'« averroïsme latin ». Les rédacteurs de la condamnation parisienne de 1277 reprochaient en outre à leurs adversaires « de dire que ces choses sont vraies selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme s'il existait deux vérités contraires » : c'est la fameuse doctrine de la « double vérité », qu'on n'a jusqu'ici retrouvée chez aucun averroïste. En réalité, les maîtres ès arts restaient fidèles à leur fonction quand ils exposaient les conclusions des philosophes sans se référer à la théologie (du ressort d'une autre faculté), sinon pour signaler qu'elles contredisaient la foi. Il serait imprudent d'interpréter cette attitude comme un simple déguisement de l'incroyance (bien que cela ait pu être parfois le cas) : c'est le simple rappel de la distinction entre deux domaines, et du fait que la lecture chrétienne d'Aristote peut n'être pas la bonne. Si l'averroïsme a posé un problème au Moyen Âge chrétien, cela tient, d'une part, à l'organisation universitaire et, d'autre part, à la conception scolastique de la théologie comme savoir total, englobant et régentant les disciplines profanes sans leur laisser l'autonomie qu'Albert le Grand avait pourtant revendiquée pour elles. Notons au passage que cette position est fort loin de celle d'Averroès.

Le courant averroïste comprend donc des penseurs qui, voulant travailler en purs philosophes, estiment en outre qu'Averroès est le meilleur interprète d'Aristote. Mais ils sont loin d'être d'accord en tout avec lui, ni entre eux, et une histoire détaillée de l'averroïsme latin devrait tenir compte de toutes ces nuances. Cela dit, on peut la résumer comme suit.

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1. L'averroïsme parisien de la fin du xiiie siècle est essentiellement représenté pour nous par Siger de Brabant et Boèce de Dacie, impliqués tous deux dans la condamnation de 1277. D'après ses œuvres certainement authentiques et selon des témoignages sûrs, on sait que Siger a enseigné l'unité de l'intellect, niant d'abord qu'il fût la « forme » du corps humain, admettant ensuite que, bien qu'unique pour tous les hommes, il entrait dans la composition de l'« âme intellective », numériquement distincte pour chaque homme et « forme » de son corps (mais dans ses Questions sur le livre des Causes il renoncera à ces thèses). Il enseigna aussi l'éternité du monde. De Boèce, on connaît principalement un écrit consacré à ce dernier sujet, où, tout en niant que le monde fût éternel, il affirme que chaque spécialiste a le droit et le devoir de se tenir aux concepts et aux règles de sa spécialité ; et un De summo bono (Du bien suprême), qui est un traité de la béatitude philosophique.

2. On n'est pas encore bien au fait des doctrines d'un certain nombre d'auteurs du xive siècle classés ou non parmi les averroïstes. On peut admettre une influence d'Averroès sur la pensée politique de Dante et sur celle de Marsile de Padoue (auteur du Defensor pacis, 1324). En revanche, Jean de Jandun (mort en 1328) est nettement averroïste, dans la dépendance du premier enseignement de Siger sur l'âme intellective. De même Taddeo da Parma, qui enseigne à Bologne vers 1320 : c'est le premier représentant sûr de l'averroïsme en Italie, où ce mouvement va durer longtemps encore.

3. En 1408, Paolo Veneto ( Paul de Venise) enseigne à la faculté des arts de Padoue, après avoir étudié à Oxford et à Paris. Sa doctrine de l'âme se rattache à la seconde manière de Siger, et il affirmera comme lui, après en avoir douté, que l'intellect agent est Dieu. Or cela n'est pas conforme à la pensée d'Averroès, non plus que l'idée, constante dans l'œuvre de Paul, selon laquelle les substances immatérielles, c'est-à-dire les intelligences des sphères, ne peuvent être connues directement, mais seulement par une réflexion sur le mouvement du ciel. C'est aussi à Padoue qu'on peut entendre, à la fin du xve siècle, Nicoló Vernia (Nicolas Vernias) et Agostino Nifo, qui ni l'un ni l'autre ne sont restés fidèles à l'averroïsme. Au même moment, à Bologne, Alessandro Achillini (mort en 1512) reprend des idées soutenues par Siger ; il identifie l'intellect agent à Dieu et affirme que, dès cette vie, l'homme peut parvenir à la connaissance béatifiante. À la fois médecin et philosophe (ce n'est pas rare chez les averroïstes italiens), il est capable aussi de traiter de mécanique : il défend la théorie aristotélicienne du mouvement des projectiles contre celle de l'impetus, élaborée au xive siècle.

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4. On pourrait citer d'autres noms, comme ceux de Marcantonio Zimara (docteur ès arts à Padoue en 1501), de Iacopo Zabarella, qui enseigna la philosophie naturelle à Padoue vers la fin du xvie siècle. Il vaut mieux noter qu'au xve siècle finissant les doctrines issues d'Averroès en viennent à s'opposer ou à se nouer à celles d'autres commentateurs d'Aristote : l'itinéraire intellectuel de Pietro Pomponazzi le fait passer un moment d'Averroès à Alexandre d'Aphrodise (iie-iiie s.). Simplicius (vie s.), nouvellement traduit, influe aussi sur le cours de la philosophie : Pic de La Mirandole l'utilise dès 1486, faisant l'essai d'une synthèse entre plusieurs doctrines, dont l'averroïsme et le néo-platonisme ; au cours du xvie siècle, des averroïstes affirmeront l'accord de Simplicius et d'Averroès. Mais, progressivement, l'influence de ce dernier s'efface (déjà ni Pomponazzi ni Pic de La Mirandole ne peuvent être comptés parmi ses sectateurs), en même temps que la culture médiévale : l'averroïsme est un élément de cette culture au même titre que la scolastique, dont il résulte et dont, par son existence même, il atteste l'échec.

— Jean JOLIVET

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  • : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)

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