Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

SOCIOLOGIE HISTORIQUE

La genèse des catégories de perception du monde social

Du reste, la sociologie historique ne constitue pas seulement un horizon épistémologique ; elle permet aussi de proposer des analyses convaincantes du monde social tel qu'il existe aujourd'hui en reconstituant la genèse des manières contemporaines de se représenter la société et de se penser soi-même dans le monde social. Les travaux de sociologie historique peuvent ainsi permettre de pratiquer une forme de sociologie de la connaissance profane de l'environnement social et symbolique des individus, qu'il s'agisse d'expliquer la mise en place des formes de socialisation ou de repérer la naissance des catégories de perception et de compréhension du monde.

Ainsi, depuis la naissance de la sociologie, l'analyse des processus de socialisation a sans cesse été redevable de l'analyse socio-historique. Durkheim, qui étudie la manière dont la société est « incorporée », en particulier à l'école, reconstitue, dans L'Évolution pédagogique en France (1938), les manières, différentes selon les époques, dont les contraintes sociales s'imposent dans le cadre des structures scolaires. Mais si chaque époque connaît une socialisation particulière, Norbert Elias montre qu'une évolution générale peut être perçue à travers le temps, celle de l'intériorisation progressive des contraintes externes. Cette perspective très générale permet de penser des phénomènes plus microscopiques, par exemple, au xixe et au xxe siècle, les progrès d'une identification des individus à une classe sociale, l'intégration de l'État dans les esprits ou encore le développement d'une socialisation nationale. Ces dernières recherches tentent de mettre au jour les aspects à la fois matériels et symboliques de ces socialisations, comme l'invention de la carte d'identité ou celle de l'état-civil, étudiées par Gérard Noiriel, la mise en place de techniques de gouvernement des hommes, reconstituée par Michel Foucault, ou l'inscription des classes moyennes dans le groupe des « cadres » au milieu du xxe siècle telle que l'a analysée Luc Boltanski.

Les représentations du monde social s'appuient sur des catégories de pensée et de perception, dont la sociologie historique a largement restitué la genèse, notamment pour en montrer l'historicité (et donc le caractère périssable) et la plasticité. Réfléchir à la manière dont ont été inventées les catégories conduit ainsi à interroger un certain nombre de phénomènes sociaux et d'outils sociocognitifs, qui paraissent naturels et évidents à force d'être utilisés. En cela, la sociologie historique « dénaturalise » les catégories et les représentations, en montrant leur historicité et donc en réfutant leur inéluctabilité. On peut penser aux travaux de Michel Offerlé sur la professionnalisation politique au xixe siècle ou à ceux d'Alain Desrosières sur les catégories statistiques : ces objets sont aujourd'hui à ce point présents dans nos esprits que nous oublions qu'ils sont liés à la puissance croissante de l'État et à l'invention de nouvelles manières de gouverner. De même, la restitution par Rémi Lenoir de la Généalogie de la morale familiale (2003) montre à quel point la catégorie de famille, qui apparaît, plus encore que d'autres phénomènes sociaux, comme naturelle et évidente, a été l'objet d'une institutionnalisation qui fait d'elle l'outil privilégié de production et de reproduction de l'ordre social. Enfin, les travaux de Robert Castel sur le traitement de la vulnérabilité sociale depuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours, publiés dans Les Métamorphoses de la question sociale (1995), rappellent avec force que l'État-providence, tel qu'il a existé du lendemain[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : maître de conférences en sociologie à l'université de Poitiers, chercheur au C.U.R.A.P.P., C.N.R.S., université d'Amiens

Classification

Pour citer cet article

Laurent WILLEMEZ. SOCIOLOGIE HISTORIQUE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Herbert Spencer - crédits : AKG-images

Herbert Spencer

Auguste Comte - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Auguste Comte

Émile Durkheim - crédits : Bettman/ Getty Images

Émile Durkheim

Autres références

  • AGULHON MAURICE (1926-2014)

    • Écrit par Quentin DELUERMOZ
    • 1 312 mots
    • 1 média

    Historien, professeur au Collège de France, spécialiste d’histoire de la France des xixe et xxe siècles.

    Né à Uzès (Gard) en 1926 dans une famille d’instituteurs républicains, Maurice Agulhon effectue ses études à Avignon puis à Lyon, avant d’être reçu à l’École normale supérieure en 1946....

  • BAECHLER JEAN (1937-2022)

    • Écrit par Alexandre ESCUDIER
    • 1 184 mots

    Le sociologue français Jean Baechler est né le 28 mars 1937 à Thionville (Moselle). Agrégé d’histoire mais témoignant, dès l’adolescence, d’une forte propension pour la philosophie avant d’opter professionnellement pour la sociologie, il est l’auteur d’une œuvre monumentale articulant...

  • CASTEL ROBERT (1933-2013)

    • Écrit par Gérard MAUGER
    • 1 414 mots
    ...les populations marginales et les situations limites, même prédilection pour un domaine flou, aux contours incertains et peu fréquenté – le social –, même démarche socio-historique qui reconstitue Les Métamorphoses de la question sociale (1995) – du vagabondage au paupérisme, du paupérisme à l'exclusion...
  • ELIAS NORBERT (1897-1990)

    • Écrit par Alain GARRIGOU
    • 1 797 mots
    • 1 média

    À la fin de sa vie, Norbert Elias avait trop attendu la reconnaissance publique pour se croire enfin compris. Si la qualité de l'œuvre en était la seule clé, cette reconnaissance eût dû venir plus tôt. Nul ne dénierait en tout cas son ambition.

    La théorie de la civilisation forgée par...

  • Afficher les 7 références

Voir aussi