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ELIAS NORBERT (1897-1990)

À la fin de sa vie, Norbert Elias avait trop attendu la reconnaissance publique pour se croire enfin compris. Si la qualité de l'œuvre en était la seule clé, cette reconnaissance eût dû venir plus tôt. Nul ne dénierait en tout cas son ambition.

Norbert Elias - crédits : Roland Witschel/ picture alliance/ Getty Images

Norbert Elias

La théorie de la civilisation forgée par Elias se frotte à des faits empiriques selon une posture méthodologique obstinée. Il fallait de l'originalité pour entreprendre l'étude d'objets aussi mineurs que les règles de politesse du xve au xviiie siècle, les mœurs de table ou les fonctions physiologiques du corps humain telles qu'uriner ou cracher. Il fallait une grande force pour démontrer que ces manières suivent un cours déterminé, où le développement de la honte et de la gêne traduisent à la fois le refoulement et le contrôle des affects. Progressivement, la contrainte fit place à l'autocontrainte. Or Elias explique ce processus par la monopolisation étatique de la violence physique, entamée par les princes pour leur profit personnel puis continuée par la puissance publique. Dans la société de cour, les guerriers deviennent des courtisans dont les luttes de préséance et de distinction les opposent entre eux, puis aux bourgeois, avant que cette civilisation des mœurs ne s'étende à des couches sociales plus larges. En montrant comment le mouvement séculaire collectif de transformation de l'économie psychique se reproduisait ensuite dans la socialisation de chaque individu, en reliant donc l'histoire des sociétés à la psychologie de chaque humain, Norbert Elias articulait les faits de sociogenèse et d'ontogenèse.

Une formation intellectuelle

Norbert Elias s'inscrit dans le sillage de la réflexion sur l'histoire, menée au xixe siècle par la philosophie, reformulée dans les sciences historiques et dans les termes du matérialisme par Auguste Comte, Karl Marx ou Max Weber. Après sa thèse de philosophie, soutenue en 1924 dans sa ville natale de Breslau – devenue polonaise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sous le nom de Wroclaw –, il se rendit à Heidelberg où il approcha le cercle de Marianne Weber, la veuve du grand sociologue mort en 1920. Les thèmes et la pensée du jeune Elias se constituèrent là. Parmi toutes les inflexions et ruptures délibérées, il n'en est probablement pas de plus significative que l'effort systématique d'historicisation où, poursuivant la critique du kantisme, amorcée mais contrariée dans sa thèse de philosophie, en même temps qu'il s'attaquait au naturalisme des sciences sociales, il révisait la conception de la rationalité de Max Weber ou l'inconscient chez Sigmund Freud. Se jouant des frontières disciplinaires, Elias articule les savoirs. Sans doute est-il précédé dans cette voie par des inspirateurs comme l'historien Johann Huizinga, qu'il a lu, ou par les fondateurs des Annales, Lucien Febvre et Marc Bloch qu'il ne semble pas avoir connus.

Après l'œuvre maîtresse sur le processus de civilisation (Über den Prozess der Zivilisation), il est tentant d'interpréter la suite comme une déclinaison. Ainsi l'invention du sport renforçait-elle le contrôle de la violence et ne permettait nullement sa libre expression. Son étude était aussi l'occasion de montrer combien la parlementarisation dans l'Angleterre du xixe siècle participait au même processus de civilisation. En s'intéressant à des domaines aussi variés que la sociologie des professions avec la genèse de la profession navale, les relations entre les sexes, la solitude des mourants ou le génie de Mozart, Norbert Elias semble n'avoir pas seulement converti ses multiples curiosités en travail mais tenté la démonstration de la validité universelle d'un paradigme. Au point de s'inclure.

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Norbert Elias - crédits : Roland Witschel/ picture alliance/ Getty Images

Norbert Elias

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  • ÉTAT (notions de base)

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