SCIENCES Science et progrès

La science entretient avec l'idée de progrès un rapport privilégié, à un double titre. D'une part, depuis le XVIIe siècle, la science est conçue comme le parangon du progrès, comme l'une des (rares) pratiques humaines où le progrès semble incontestable. Après tout, on peut discuter longuement pour savoir si le sens moral de l'humanité ou ses œuvres témoignent d'un réel mieux au cours des siècles. Mais il semble exister un domaine où le doute n'est pas de mise : nos connaissances scientifiques ne sont-elles pas, de toute évidence, supérieures à celles de nos prédécesseurs et en constant accroissement ? L'idée de progrès, telle qu'elle s'est développée à l'époque des Lumières – ce grand projet qui visait à rassembler l'ensemble des activités humaines – dispose ainsi d'au moins un exemple qui peut la garantir contre une trop manifeste utopie. D'autre part, la science, par-delà son statut d'exemple emblématique du progrès, se vit promue au rang de source même du progrès – de tout progrès : le progrès scientifique entraînerait le progrès technique, lui-même fécondant le progrès économique, origine à son tour du progrès social, qui provoquerait le progrès culturel, conduisant enfin au progrès moral, selon une causalité inéluctable – elle-même évidemment inspirée du déterminisme scientifique. Un tel énoncé paraît certes quelque peu caricatural, et on pourrait penser que le trait est forcé. Qu'on en juge. Voici ce qu'on peut lire dans l'« Encyclopédie », sous la plume de d'Alembert, à l'article « Géomètre » (on se souviendra qu'à l'époque, « géomètre » et « géométrie » étaient quasi synonymes de « mathématicien » et « mathématiques » en général) : « On n'a peut-être pas encore prêté assez d'attention [à] l'utilité dont cette étude [de la Géométrie] peut être pour préparer comme insensiblement les voies à l'esprit philosophique, et pour disposer toute une nation à recevoir la lumière que cet esprit peut y répandre. C'est peut-être le seul moyen de faire secouer peu à peu à certaines contrées de l'Europe le joug de l'oppression et de l'ignorance sous lequel elles gémissent [...]. Faites naître, s'il est possible, des géomètres parmi ces peuples ; c'est une semence qui produira des philosophes avec le temps, et presque sans qu'on s'en aperçoive [...]. Bientôt l'étude de la Géométrie conduira [...] à la vraie Philosophie qui, par la lumière générale et prompte qu'elle répandra, sera bientôt plus puissante que tous les efforts de la superstition. »

Même si une telle formulation semble naïve aujourd'hui, il serait présomptueux de croire que nous en avons fini avec une telle vision. Le positivisme du xixe siècle, le marxisme-léninisme au xxe siècle l'ont entretenue sous des formes plus modernes – et le technolibéralisme du xxie siècle la reconduit par sa confiance aveugle dans l'« innovation » pour résoudre tous les problèmes sociaux. Aussi vaut-il la peine d'examiner sans complaisance les prétentions de la science à incarner et à guider le progrès. Nous ne nous placerons pas ici sur le terrain, largement balisé déjà, de la critique du progrès technique, mais nous prendrons pour cible la science fondamentale – pour autant qu'on puisse la définir isolément, ce qui est bien l'une des questions de fond de la problématique nouvelle.

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Nous commencerons par examiner la nature du progrès « dans » la science aujourd'hui. Puis nous nous demanderons si on peut encore croire au Progrès « par » la Science. Enfin, nous envisagerons la nécessité d'un progrès « pour » la science elle-même.

Le progrès « dans » la science ?

Peut-être faut-il commencer par prendre acte d'une mutation profonde de la place et du rôle de la science dans nos sociétés. Cette science, au sens moderne du terme, c'est-à-dire depuis la « coupure galiléenne » du début du xvie siècle, a connu un développement ininterrompu de son poids économique, du double point de vue de ses ressources et de ses retombées ; cette période de croissance semble maintenant terminée ! Après des débuts modestes et économiquement difficiles à évaluer, le xviiie siècle, celui des académies, des coûteuses expéditions de découvertes et des premiers grands instruments scientifiques (télescopes), puis le xixe, durant lequel se développent les universités et les laboratoires industriels, conduisent au xxe siècle, où l'échelle de la recherche scientifique dans nombre de domaines, ceux de la « big science » (physique nucléaire et subnucléaire, astronomie d'observation et, maintenant, biologie génétique), lui confère une place non négligeable dans les bilans économiques des nations puissantes, avoisinant désormais de 2 à 3 p. 100 de leur P.I.B. Mais cette évolution connaît dorénavant, pour la première fois en quatre siècles, la stagnation. Aux États-Unis d'abord, au milieu des années 1960, puis en Europe et au Japon, les dépenses de recherche et de développement, en proportion par rapport au P.I.B., sont passées par un maximum historique avant de connaître un tassement stationnaire(Rapport biennal de l'Observatoire des sciences et techniques,2008). Ce phénomène, un temps considéré comme conjoncturel, semble bien être en fait structurel, puisque depuis des années les budgets de la recherche ne montrent aucun signe de redéploiement. Rien n'est plus significatif de cette nouvelle phase que l'abandon, au début des années 1990, du projet américain d'accélérateur de particules géant, le S.S.C. (Superconducting SuperCollider – on est au pays de Superman…). Certes, la situation générale de la science est complexe, et certaines disciplines (les sciences de la vie) restent en phase de croissance alors que d'autres (la physique des particules) connaissent une nette décrue, et d'autres encore, l'astrophysique spatiale par exemple, fluctuent au gré de la conjoncture (voir les budgets de la N.A.S.A. ou de l'E.S.A.). Mais force est de constater que, globalement, la science travaille désormais, au mieux, à ressources relatives constantes. Voilà donc au moins un point sur lequel elle ne progresse plus ! C'est là une mutation profonde qui affecte sans doute la nature même du rapport que notre civilisation entretient avec la science.

Passons maintenant de l'extérieur de la science à son intérieur, de ses conditions économiques à ses contenus épistémiques. La connaissance scientifique progresse-t-elle ? À une question aussi provocatrice, il faut bien entendu commencer par apporter une réponse positive et donner acte de la considérable accumulation de savoirs nouveaux qu'on peut constater presque quotidiennement, ne fût-ce qu'à la lecture des journaux. Nous avons beaucoup appris au cours des dernières décennies, nous en savons plus sur le comportement des particules fondamentales, nous découvrons toujours davantage d'objets cosmiques lointains, nous connaissons mieux le génome de nombreuses espèces, dont la nôtre. Mais nous sommes là dans le régime du quantitatif. Le progrès, tel que nous le concevons, ne se contente pas d'une accumulation continue, mais demande de véritables sauts qualitatifs. Ce sont bien les ruptures épistémologiques passées qui nous ont donné une telle confiance dans les capacités de développement de la science. Nous avons besoin des grandes révolutions scientifiques, comme des grandes révolutions politiques, pour preuves et témoins du progrès. Or la science actuelle, à cet égard, ne se montre guère convaincante. Ses plus récentes coupures historiques, elle les a connues assez tôt au cours du xxe siècle, et elle vit depuis lors sur son acquis. La relativité date de la première décennie du siècle dernier, la quantique et la cosmologie (expansion de l'Univers) de la troisième, la physique nucléaire de la quatrième. Quant à l'informatique et aux nouvelles techniques de communication, leurs principes et premières réalisations résultent de la Seconde Guerre mondiale. La révolution des sciences de la Terre, la tectonique des plaques, trouve ses origines au début du xxe siècle. Même dans le domaine si actif aujourd'hui de la biologie, la conception moderne de la théorie de l'évolution remonte aux années 1920, et la découverte du code génétique aux années 1950. Certes, pour nous en tenir à cet exemple, nous en savons davantage que Crick et Watson en 1953, quand ils découvrirent la structure en double hélice de l'ADN ; mais ce que nous avons appris est surtout que les mécanismes de l'hérédité sont finalement bien plus compliqués, et par exemple qu'on ne connaît pas vraiment la signification génétique d'une grande partie de cet ADN. La même situation prévaut en astrophysique fondamentale, puisque nous avons réalisé voici une décennie que plus de 90 p. 100 de la matière constituant l'Univers – » matière noire » et « énergie sombre » – nous est totalement inconnue. En d'autres termes, si nos savoirs ne cessent de « progresser », c'est aujourd'hui, dans tous les domaines de la science, par une accumulation de résultats locaux, dont nul ne peut véritablement évaluer la pertinence réelle à l'égard des grandes questions posées. Aucune avancée notable qui permettrait la nécessaire refonte de pans entiers de la science et ouvrirait de nouveaux domaines à l'investigation ne s'est imposée depuis environ un demi-siècle. Au regard du rythme de l'histoire des sciences depuis quelques siècles, et surtout au cours du xixe, c'est là une singulière et paradoxale lenteur : où est, dans le domaine des sciences en tout cas, la prétendue « accélération de l'histoire » ? L'ironie de la situation redouble quand on réalise que certaines des rares recherches scientifiques, qui peuvent sembler novatrices, ne sont bien souvent que la reprise trop longtemps retardée de travaux anciens. Il en va ainsi pour la théorie dite du « chaos dynamique », qui connaît la faveur des médias ; elle révèle en vérité le redéploiement d'un projet scientifique remontant à la fin du xixe siècle. Elle fut laissé en jachère après Henri Poincaré, la physique fondamentale se déplaçant dans les champs du microscopique (atomes, noyaux) ou du mégascopique (étoiles, galaxies) et négligeant le monde physique à notre échelle où, pourtant, les problèmes s'avèrent non moins riches conceptuellement, comme le montrent les phénomènes de turbulence (écoulements fluides) ou d'adhésion (colles). Il tend d'ailleurs à en aller de même jusque dans les sciences de la vie, où la prépondérance de la biologie moléculaire de laboratoire est mise en cause par un retour au terrain, redonnant toute leur noblesse aux études du comportement animal (éthologie), voire à la systématique (taxinomie), qui étaient considérées, il y a peu, pour des disciplines dépassées.

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Non seulement les sciences contemporaines ne sont finalement pas si « modernes », mais encore elles font preuve d'un paradoxal archaïsme quant à leur capacité à dominer et synthétiser leurs propres découvertes. Pour comprendre cette assertion, il faut adopter sur l'histoire des sciences un point de vue un peu plus sophistiqué que la vulgate kuhnienne qui fait alterner des moments de « science révolutionnaire » avec des périodes de « science normale », où les scientifiques se contenteraient d'exploiter un paradigme provisoirement dominant. Le point de vue discontinuiste, tel qu'il s'est développé en Europe (contentons-nous de citer ici Bachelard), ne se réduit pas une telle succession de « non-histoires » séparées par des phases de rupture. C'est qu'un épisode révolutionnaire ne produit pas ses effets sous une forme achevée et nécessite au contraire un long processus de refonte (terme bachelardien) pour dégager de leur gangue initiale les pierres angulaires de la doctrine naissante – tant il est vrai que, en science comme ailleurs, c'est toujours pris dans les rets de l'ancien que surgit le nouveau. Le déploiement des multiples potentialités contenues dans le geste de rupture découle de la mise en œuvre effective des idées neuves, et constitue un long et complexe processus qui seul permet l'émergence (toujours provisoire) d'une vision cohérente. Un exemple emblématique en est fourni par l'évolution du concept de « champ » dans la physique de la fin du xixe siècle ; à partir de son introduction par Faraday et Maxwell sous une forme étroitement liée à des modèles mécanistes assez arbitraires, cette idée va, en deux ou trois décennies, s'épurer, s'autonomiser et se formaliser, montrant alors que la nouvelle théorie des champs marque en fait la fin du mécanisme. Or ces processus de refonte semblent avoir été largement inhibés dans la science du xxe siècle, conduisant ainsi à la situation présente, où les idées les plus originales et les plus profondes sont mal assimilées et d'ailleurs piètrement formulées, ce qui ne les empêche pas pour autant d'être appliquées, mais d'une façon souvent purement instrumentale. De fait, les théories les plus novatrices de la physique restent aujourd'hui prisonnières des modes mêmes d'expression, et donc de conception, qu'elles rendent caduques. Ainsi est bien mal nommée déjà la théorie de la « relativité » (ce dont Einstein lui-même convenait dès les années 1920), puisque, du point de vue moderne qui a émergé d'une désormais familière pratique de la théorie, ce sont en vérité les aspects invariants, absolus, de la structure de l'espace-temps qui en constituent le noyau. En cosmologie einsteinienne, on sait la fortune du terme « big bang », pourtant inventé par un détracteur de la théorie ; de fait, ce vocable, laissant croire à une explosion initiale instantanée, masque plus qu'il n'élucide le contenu de la théorie, puisque son formalisme mathématique explicite dénie l'existence d'un « instant zéro » et donc d'une origine temporelle de l'Univers. Mais c'est peut-être dans le domaine de la théorie quantique que la situation est la plus désolante : des formulations comme « dualité onde-particule », « principe d'incertitude », « indéterminisme » peuvent certes être comprises dans le contexte historique de la genèse d'une théorie radicalement neuve et de son inéluctable confusion épistémologique initiale (et se voir même reconnaître une certaine fécondité temporaire) ; elles n'en sont pas moins irrévocablement dépassées par le développement même de la physique quantique, désormais riche d'une nouvelle mais encore implicite intuition, née de multiples pratiques expérimentales et maintenant technologiques.

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