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PHÉNOMÈNE

La conception moderne du phénomène

Kant

Au xviie siècle, au moment du renouveau de la philosophie moderne, le terme de phénomène désigne les faits empiriques. Ce sens est manifeste chez Descartes et Leibniz. Mais, chez ces deux auteurs, le phénomène ne correspond pas à des réalités empiriques prises en dehors de la pensée qui les situe, en éprouve l' expérience et les reconnaît comme présentes pour l'esprit humain qui les pense. Ainsi, bien que l'accent porte principalement sur le donné empirique inhérent aux phénomènes réels, par opposition aux phénomènes imaginaires, la participation de l'entendement et, qui plus est, de l'esprit humain tout entier est reconnue comme partie prenante dans l'élaboration du phénomène. Le schéma philosophique proposé par l'Antiquité survit, à la double différence près que le phénomène n'est plus un corps matériel et que la pensée du phénomène ne débouche plus sur un relativisme professé à l'égard des objets de l'expérience.

C'est à Kant que revient le mérite d'avoir défini le statut moderne du phénomène. Le phénomène, dit-il, est ce qui apparaît (erscheint) dans le temps ou dans l'espace et est un objet d'expérience. Mais être objet d'expérience, possible ou accomplie, et apparaître dans le cadre de l'intuition sensible rapportent cette expérience au mode d'intuition du sujet, de telle sorte que l'objet, manifesté comme phénomène, est distinct en tant que tel de ce qu'il est comme objet en soi. D'autre part, sans l'entendement, seul capable, en se réglant sur l'unité des catégories, de penser à titre d'objets les choses qui apparaissent à nos sens, le phénomène ne saurait être fondé. Par conséquent, ce statut du phénomène se règle sur le statut grec du phénomène comme produit mixte, ce qui suppose que la chose en soi persiste en tant que chose inconnue dont seule la constitution phénoménale est appréhendée. « Si, comme il convient, écrit Kant, nous ne considérons les objets des sens que comme de simples phénomènes, cependant nous reconnaissons aussi par là qu'ils ont comme fondement une chose en soi, bien que nous ignorions comment elle est constituée en elle-même et que nous n'en connaissions que le phénomène, c'est-à-dire la façon dont nos sens sont affectés par cette chose inconnue » (Prolégomènes). Par conséquent, l'appréhension et la constitution du phénomène sont à la fois liées au mode d'intuition de la sensibilité et à la forme d'intellection synthétique et unifiante des catégories de l'entendement. En tant qu'apparaissant aux sens, les phénomènes relèvent de l'intuition sensible et s'opposent par là aux noumènes purement intelligibles ; en tant que réels et non réductibles à des apparences, ils sont quelque chose de réellement donné. Mais la sensibilité et l'entendement demeurent impuissants à saisir autre chose que la manière dont la sensibilité pâtit par la présence de la chose extérieure qui, telle qu'elle est en soi, demeure insaisissable. On voit pour quelles raisons la philosophie critique de Kant a pu, quoique injustement, être interprétée comme un scepticisme. D'une part, elle refuse au noumène la possibilité d'une connaissance positive et en fait un « concept limitatif » ; car le noumène, en tant qu'objet d'intuition, ne saurait être que l'objet d'une intuition non sensible, ce qui est impossible. D'autre part, la chose en soi est, du fait même du caractère synthétique de l'élaboration du phénomène, placée en dehors de toute relation à un acte de connaissance, c'est-à-dire à une expérience possible. Il suffira, à Renouvier par exemple, de considérer que la réalité des noumènes n'est que nominale pour tirer de Kant une philosophie réduisant toute existence à celle des phénomènes[...]

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Pour citer cet article

Jean-Paul DUMONT. PHÉNOMÈNE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • PHÉNOMÈNE (sciences)

    • Écrit par Bernard PIRE
    • 790 mots

    Selon l'étymologie grecque (phainomenon, « ce qui apparaît »), un phénomène est un événement qui se produit à un certain moment par opposition à ce qui est immuable. Pour les physiciens ioniens (vie siècle av. J.-C.), la science des phénomènes consiste à établir des relations intelligibles,...

  • ACOUSMATIQUE MUSIQUE

    • Écrit par François BAYLE
    • 7 820 mots
    • 4 médias
    ...chez René Thom, qui d'ailleurs a cité volontiers ce sémiologue du xixe siècle, précurseur d'une conception qualitative du monde : «  Les phénomènes qui sont l'objet d'une discipline [...] apparaissent comme des accidents de formes définis dans l'espace substrat de...
  • ANTINOMIE

    • Écrit par Françoise ARMENGAUD
    • 372 mots

    N'est pas antinomie n'importe quelle contradiction, mais seulement celle qui joue entre des lois — soit des lois juridiques ou théologiques, soit des lois de la raison (Kant), soit des thèses déduites de lois logiques (théorie des ensembles) —, ni n'importe quel paradoxe...

  • BRADLEY FRANCIS HERBERT (1846-1924)

    • Écrit par Jean WAHL
    • 3 615 mots
    ...légère qu'elle apparaisse. Partout, nous sommes donc en contact avec ce qu'il appelle la vie indivise de l'Absolu. Cette vie indivise se fait avec les phénomènes transmués ; mais tous les phénomènes ne sont pas transmués d'égale façon ; car les uns sont plus hauts que les autres. C'est là un point que...
  • CHOSE

    • Écrit par Françoise ARMENGAUD
    • 746 mots

    Terme de la langue ordinaire dont la référence, une fois exclus les êtres animés, est purement contextuelle : telle « chose difficile », c'est ce sur quoi porte mon action tandis que je parle ; « la chose en question », c'est ce dont nous nous entretenons sans lui donner son nom usité ; « dites...

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