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LOGIQUE INDIENNE

Les questions de raisonnement logique occupent une place aussi importante dans la philosophie indienne, d'un bout à l'autre de son histoire, que dans la tradition occidentale. Ce n'est que dans les années 1930 que la plupart des Occidentaux ont fini par reconnaître ce fait, dont l'étude reste encore aujourd'hui exposée à la négligence. Il y a deux raisons à cela, outre que dans les différentes écoles (darśana, littéralement « point de vue ») indiennes la logique n'a jamais dénoué les liens naturels qui l'unissent à la philosophie du langage et à l'épistémologie.

D'abord, la philosophie indienne a commencé à être connue en Occident vers 1800, au moment où l'on découvrit que les langues indo-européennes sont historiquement apparentées, et où les études sanscrites trouvèrent place dans les universités. À cette époque, les recherches sur la pensée mythologique considérée comme le point de départ de la philosophie spéculative retenaient beaucoup plus l'attention des érudits que celles sur les étapes primitives de l'activité scientifique ; encore moins se penchait-on sur la logique de la pensée investigatrice elle-même. On traitait la logique comme si l'essentiel en était contenu dans les schémas qu'elle héritait de la syllogistique, et on la considérait donc comme un jeu stérile qui ne méritait d'attention sérieuse ni de la part du scientifique professionnel ni du philosophe spéculatif. Il fallut attendre l'avènement de la logique formelle moderne grâce à Frege pour que fussent appréciées à leur juste valeur les conquêtes passées de la logique, par exemple celles du stoïcisme ou de la scolastique ; et la logique indienne subissait le même sort.

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En second lieu, les traités indiens qui portent sur les problèmes de la logique emploient en général un langage technique très élaboré. Pour bien comprendre celui-ci, il est pratiquement nécessaire de s'appuyer sur une tradition écrite et orale ininterrompue faite de commentaires raisonnés attaquant et défendant des textes antérieurs, mais à l'heure actuelle nous ne disposons que rarement de séries complètes de ces commentaires. En outre, il est difficile d'identifier tel ou tel problème à son équivalent occidental, même quand celui-ci existe.

Raisonnement et prédication

L'attention portée aux questions de logique est intimement liée aux tentatives de mettre en question les autorités spirituelles ; en Inde, elle se manifeste d'abord par l'attention portée aux outils verbaux qu'il faut fabriquer pour savoir comment mener une controverse à propos de la tradition des Vedas. On s'y intéresse autour de 500 avant notre ère, époque où l'autorité védique se voit vigoureusement contestée par les bouddhistes, les jaïnistes et un mouvement encore plus révolutionnaire appelé les lokāyatikas, terme qui habituellement recouvre divers groupes de matérialistes, de sceptiques et de fatalistes. Cet intérêt se manifeste encore pendant de nombreux siècles où, pour défendre les Vedas en s'efforçant d'en reconstruire rationnellement les doctrines au moins en partie, se sont développés les darśana orthodoxes. Le terme le plus ancien qu'on connaisse pour désigner à la fois l'action de raisonner et la théorie du raisonnement est « ānvīkṣikī » ; il apparaît vers 300 avant J.-C. dans un célèbre traité d'économie, de politique et d'administration, l' Arthásāstra de Kauṭilya, où il sert de caractéristique commune aux écoles rationnelles de l'époque : Sāṁkhya, Yoga et Lokāyata, pour les séparer de trois autres théories : celle des trois Vedas (trayīvidyā) ; celle de l'économie (vārttā-vidyā) et celle de la politique (daṇḍinīti-vidyā). Un terme encore plus ancien désignait la méthode qui s'applique aux questions philosophiques, particulièrement celles qu'on appelle « avyākṛta » (sans réponse) où une liste de dix incluse dans le Majjhimanikāya, collection de sūtra bouddhistes anciens, range entre autres des questions demandant si le monde est fini ou infini, si l'âme et le corps sont identiques ou différents, etc. Bouddha ainsi que Mahāvīra, et donc les disciples de l'un et de l'autre, appellent cette méthode « vibhajya », la division [en plusieurs cas différents]. Là, devant une question à laquelle on ne peut répondre directement par oui ou non, une sorte d'analyse linguistique sert à la transformer en un nombre variable de questions dont chacune peut recevoir une réponse ou n'est qu'une pseudo-question. Au cours des siècles ultérieurs, on a façonné à partir de cette méthode plusieurs systèmes d' argumentation particuliers servant à trouver si tel prédicat vaut ou non pour telle chose. Ces systèmes diffèrent de façon éclatante selon qu'il s'agit de l'école mādhyamika du bouddhisme mahāyāna ou des formes tardives du jaïnisme. Les mādhyamika qui, par anti-essentialisme, ne s'autorisent à porter que des jugements négatifs où l'on s'engage le moins possible, utilisent une formule à quatre lemmes, le « catuṣkoṭi » : un objet (1) n'est pas a, (2) n'est pas non-a, (3) n'est pas à la fois a et non-a, (4) n'est ni a ni non-a. Elle paraît dériver d'une formule similaire, à cinq membres, dont l'auteur était le sceptique Sañjaya. En revanche, les jaïnas, qui dans leur souci de tout inclure considèrent que tout jugement peut être affirmé moyennant les conditions requises, utilisent une formule à sept assertions, le saptabhaṅgī, par laquelle ils montrent que tout objet se divise selon les manières dont il nous est donné : (1) en un certain sens quelque chose est a (par exemple, une marmite est noire si l'on considère son état, elle est en terre si l'on considère sa substance), et (2) en un certain sens quelque chose n'est pas a (par exemple, une marmite n'est pas noire si l'on en considère la substance), et (3) en un certain sens quelque chose est a et [plus tard] ne l'est pas, et (4) en un certain sens quelque chose est inexprimable [c'est-à-dire que le prédicat n'est pas applicable], et (5) en un certain sens quelque chose est a et [plus tard] est inexprimable, et (6) en un certain sens quelque chose n'est pas a et [plus tard] est inexprimable, et (7) en un certain sens quelque chose est a et [plus tard] n'est pas a et [plus tard] est inexprimable. Matilal (1981) a montré par des arguments convaincants que ce schéma, qui a valu au darśana des jaïnas le nom de « syādvāda » (doctrine du « cela peut être » [ainsi ou autrement selon le point de vue]), doit remonter à une formule à trois membres dont l'auteur est le fataliste Gósāla, qui comme Sañjaya, vécut à l'époque de Mahāvīra et de Bouddha, et fonda la secte ājīvika, qui dit que toute chose possède un triple caractère : par exemple un être vivant est aussi non vivant et, en outre, à la fois vivant et non vivant.

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Écrit par

  • : docteur en philosophie, professeur de philosophie

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