ISLAM (Histoire) Le monde musulman contemporain
Chine
L' islam est, pour les dirigeants de la Chine populaire, un problème interne beaucoup plus torturant qu'on ne l'imaginerait a priori. Le pays pouvait déjà être considéré, au dernier siècle de l'Empire et à l'époque républicaine, bien qu'on n'y prît pas suffisamment garde, comme une des plus grandes nations musulmanes du monde. Et, depuis l'avènement du communisme, l'inquiétude qu'inspire inévitablement à tout gouvernement la présence de fortes minorités cohérentes, réticentes à l'égard de l'assimilation et en communauté de culture plus ou moins directe avec des peuples étrangers, a été aggravée par la conjoncture internationale.
Mais d'abord, qui sont ces musulmans de Chine et combien sont-ils ? Leur détermination et leur recensement sont, depuis les débuts du régime, sources de difficultés quasi insurmontables. Les réunir en un bloc monolithique, comme nous serions tentés de le faire au nom de leur adhésion commune à un sunnisme de rite hanéfite, n'a jamais été une conception admise en Chine, ni par les gouvernants, ni par les intéressés eux-mêmes. Bien au contraire, dans le passé, les rivalités ont été encouragées afin de fractionner le péril virtuel ; et, dans le présent, sont soulignés simultanément les particularismes folkloriques et la communauté d'avenir avec la masse majoritaire des Han, ainsi qu'on appelle officiellement les citoyens chinois qui ne relèvent d'aucune minorité ethnique. Les musulmans en Chine étaient, au total, au moins une vingtaine de millions dans les années 1950 (on a cité parfois, abusivement semble-t-il, des chiffres allant jusqu'à 50 millions) et se répartissent en deux grands ensembles distincts : les musulmans turcophones du Xinjiang (ou Turkestan oriental) et les musulmans de langue chinoise, les Hui.
Le cas des turcophones du Xinjiang
Pour le Xinjiang, province de 1 600 000 kilomètres carrés immensément riche en ressources pétrolières, minéralogiques et agricoles, totalement extérieure à la Chine propre (la capitale, Urumqi [Ürümchi, Dihua à l'époque nationaliste], est à 2 500 km à vol d'oiseau de Pékin et isolée par le désert), on a qualifié de colonialiste la politique du régime communiste. En effet, autant dans les phases d'assimilation brutale et de condamnation du « nationalisme » et du « factionnalisme » – selon la terminologie en vogue dans la presse chinoise (de 1956 à 1961, lors du Grand Bond en avant, et de 1964 à la dénonciation de la bande des Quatre) – que dans les phases de détente et de promotion des cultures indigènes (du début du régime, de 1949 à 1956, entre 1961 et 1964, et depuis 1977 environ), le but ultime paraît être resté le nivellement des minorités ethniques, sous l'égide intellectuelle et technologique des Chinois han, pour une construction accélérée du socialisme et une production économique accrue.
La réalité est certainement beaucoup plus complexe que ne la peint, tout en blanc, la presse officielle chinoise ou, tout en noir, la propagande adverse – soviétique et mongole jusqu'à la fin des années 1980, ou taïwanaise. Aussi est-il difficile de porter une appréciation équilibrée. La politique linguistique peut constituer un indice assez significatif de la latitude laissée aux minorités ethniques. Les autochtones du Xinjiang parlent, dans leur écrasante majorité, des langues turques, principalement celle qui est maintenant dite uigur (ou ouïghour, uygur, et, avant le régime populaire, türki oriental) et le kazakh. Le défaut de compréhension mutuelle a contribué puissamment à maintenir le fossé qui les sépare des Han (lesquels, au nombre de 7 500 000 officiellement recensés en 2000, forment environ 40 % de la population de la province, alors qu'ils n'étaient que 6 % en 1949). La théorie officielle, depuis la fin des années 1950, était qu'une phonétisation générale, au moyen de l'alphabet latin, de toutes les langues pratiquées à travers la Chine et la diffusion, à cette occasion, d'un grand nombre de termes chinois faciliteraient l'unification du pays et la fusion harmonieuse des diverses « nationalités » qui s'y côtoient. En dépit de relances périodiques pour la latinisation et de reportages enthousiastes, les Uigurs et les Kazakhs se sont obstinés à préférer leur vieil alphabet arabe, même s'il est mal adapté à la notation de langues turques. Et, en 1981, ils ont obtenu gain de cause. Depuis lors, ce n'est pas seulement l'écriture traditionnelle arabe qui a été réhabilitée dans l'usage officiel au Xinjiang, mais aussi les langues vernaculaires et la culture autochtone. Une académie régionale des sciences sociales, un musée d'ethnologie, des instituts et bibliothèques d'histoire nationale, d'archéologie et langues, d'islam se sont ouverts coup sur coup à Urumqi depuis la fin de 1978, et, surtout, un vaste institut régional de théologie islamique y fonctionne depuis juin 1987.
Les mosquées sont rentrées en service, réparées ou reconstruites, aux frais partagés du gouvernement et des croyants : on en dénombre environ 17 000 au seul Xinjiang, dont 75 dans la métropole provinciale et plus de 150 à Kashgar, la cité de traditions séculaires dans le Sud-Ouest, qui s'enorgueillit de posséder la plus grande mosquée de la république populaire de Chine, Häytka, réputée pouvoir contenir 10 000 fidèles à la fois. Les petites brochures d'enseignement religieux, que les écoles coraniques ronéotypaient secrètement aux heures de la persécution, sont d'abord sorties de la clandestinité, puis ont pu être éditées ; et, en 1987, une traduction uigure du Coran sortait des presses de Pékin. De jeunes imams sont formés à Urumqi et, parfois, envoyés étudier au Caire. Depuis que les pèlerinages individuels et à frais privés sont autorisés par le gouvernement chinois (1981), chaque année un à deux milliers de Turkestanais vont à La Mecque, en empruntant la nouvelle route ouverte vers le Pakistan, qui leur permet de joindre en vingt-deux heures d'autocar Kashgar à Rawalpindi, par de dures routes en altitude et, de là, l'Arabie Saoudite par avion. On sait indirectement que les pèlerinages locaux ont repris (ou ont continué ?) aux mausolées sacrés, les mazar, tel, aux environs de Kashgar, le monument consacré à Afaq-khoǰa, « le Maître du monde » (de son vrai nom Khoǰa Hidayetullah, mort en 1693), ou, au milieu de la forêt des tombes qui entourent ce monument, la sépulture présumée du leader antichinois du xixe siècle, Yakub-beg : ce devrait être l'indice qu'au Xinjiang les confréries soufies et leurs shaykhs continuent à animer ce que, de l'autre côté de la frontière, la propagande antireligieuse soviétique appelait l'islam « parallèle » ou « souterrain ».
Les débuts de la libéralisation politique remontent à la chute de la bande des Quatre qui, à partir de 1978 (donc plus tard au Xinjiang qu'en Chine propre), a été chargée de tous les méfaits de l'oppression culturelle durant la décennie précédente. Vers le même moment (janv. 1978) survient, pour motif officiel d'incompétence administrative, une mise à l'écart relative du leader uigur Saifudin (dit maintenant Seypidin, né vers 1912-1916) qui, formé en URSS dans les années 1930, a joué un rôle marquant dans la vie politique régionale et nationale pratiquement depuis la proclamation du régime populaire, et dont les hautes responsabilités – factices ou effectives, on ne sait vraiment (ainsi une position de premier secrétaire du comité du parti au Xinjiang) – semblaient destinées à prouver à l'opinion publique internationale la réalité d'une collaboration du gouvernement avec les élites allogènes de la république populaire de Chine en général, et musulmanes en particulier. (En 1992, on le retrouve encore parmi les vice-présidents de l'Assemblée nationale.) Sans être des figures aussi prestigieuses, trois Turkestanais se sont, eux aussi, avancés sur le devant de la scène politique : Ismail Ahmat (né en 1935), membre du Comité central du PCC en 1992 ; Tömür Dawamat, président du gouvernement régional ; Amudun Niyaz, président du comité permanent de l'Assemblée régionale ; servis par la loi de 1984 sur l'autonomie régionale des minorités ethniques, ils semblent bénéficier, dans une certaine mesure, d'une conjoncture favorable à l'exercice du pouvoir par des autochtones.
En effet, depuis 1979, la promotion des élites locales est encouragée, ainsi que le rajeunissement des cadres. Dans les douze universités de la Région autonome, les autochtones ont priorité à l'entrée sur les Han ; et les jeunes venant des régions pastorales défavorisées ou des petits groupes ethniques bénéficient aux examens d'une bienveillance spéciale. Les fonctionnaires chinois travaillant sur place sont incités à apprendre le uigur. En outre, de nombreuses mesures ont été prises en faveur des minorités, telles que la commercialisation de vêtements et d'objets répondant aux goûts nationaux et aux fêtes traditionnelles. Les nomades kazakhs du nord de la province ont été rétablis dans les pâturages d'où les communes agricoles les avaient expulsés dans les années 1970. Les émigrés turkestanais sont, comme tous les Chinois d'outre-mer, invités, depuis 1979, à renouer avec leur parenté restée sur place.
Néanmoins, des troubles, souvent très sanglants, éclatent sporadiquement chaque année, témoignant d'un vif mécontentement à l'égard des Han et surtout de l'armée. En 1982, une vaste campagne de renforcement de l'unité nationale est donc lancée ; et, pour améliorer l'image de marque de l'Armée populaire, autant que pour garantir l'ordre en cette région vulnérable à l'infiltration soviétique, on rétablit, en juin 1982, les fameux « corps de production et de construction » de l'armée, qui avaient joué, de 1954 à 1974, un rôle essentiel dans la mise en valeur de la province et dans sa défense frontalière. Mais les émeutes qui secouent, à partir des années 1980, les Républiques centre-asiatiques de l'URSS, les détachant à la fois du communisme et de la dépendance russe et les conduisant à une vigoureuse réislamisation nationaliste, contribuent à entretenir au Xinjiang une effervescence qu'aggrave l'écho des manifestations antichinoises au Tibet, à partir de 1987, et du mouvement démocratique étudiant en Chine propre, au printemps de 1989. Finalement, en avril 1990, une insurrection armée dans la région de Kashgar (sud-ouest de la province), en un lieu dénommé par les Chinois « Baren », près d'Aqsu, entraîne une répression non seulement policière et militaire, mais aussi religieuse (notamment par une limitation du nombre des mosquées en service), dont l'effet s'est répercuté chez les Hui de la Chine propre.
Malgré la répression qui les frappe, les activistes uigurs organisent encore parfois des attentats ou des émeutes, comme celle de Yining, près de la frontière du Kazakhstan, en février 1997. Un certain nombre d'Uigurs ont aussi été signalés en Afghanistan dans les camps d'entraînement et les unités d'élite des talibans. La Chine en a profité pour mettre sur pied, dès 1996, une coopération de sécurité régionale avec la Russie, le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Kirghizstan. Sous l'appellation de « groupe de Shanghai », cette alliance antiterroriste, élargie en 2001 à l'Ouzbékistan, est devenue, depuis les événements du 11 septembre de cette même année, une organisation régulatrice politico-militaire qui voudrait se placer sous l'égide de l'ONU et qui espère attirer à elle la Mongolie, l'Inde, l'Iran et le Pakistan.
Depuis lors, la prolongation de la lutte contre le terrorisme islamique, désormais vaincu au Xinjiang, représente pour Pékin un alibi qui l'autorise à réprimer un nationalisme que la propagande officielle qualifie de « séparatisme », et qui semble être avant tout laïc.
Le cas des Hui
Répartis dans toute la Chine en groupes compacts autour de leurs mosquées, surtout dans l'Ouest et le Nord-Ouest (en Ningxia, Gansu, Qinghai, Mongolie Intérieure), à Pékin, à Tianjin et dans nombre de villes côtières, les Hui ou musulmans chinois sont un paradoxe dans le système communiste. Car, admis juridiquement comme minorité ethnique, ils ne se distinguent, en règle générale, des Han qui les entourent ni par leurs origines raciales immédiates, ni par leurs caractéristiques anthropologiques, ni même par leur langue (excepté l'emploi de termes religieux arabes et persans) ou leur costume (excepté le turban ou la calotte blanche, souvent portés hors de la mosquée, et, pour les femmes, un long capuchon blanc). En fait, le fondement de leur altérité est religieux, ou plutôt culturo-religieux, ce qui n'a pas manqué de préoccuper les théoriciens du régime qui doivent admettre, au moins dans la pratique, qu'un membre du parti de nationalité hui peut occasionnellement assister aux cérémonies religieuses pour ne pas risquer d'être coupé des masses.
La reconnaissance légale de leurs obligations cultuelles a, hors les plus mauvais moments de la révolution culturelle, nécessité l'aménagement de leurs horaires de travail et, plus encore, des conditions de l'alimentation collective (présence d'imams dans les abattoirs, restaurants ou salles à manger séparés avec menus spéciaux dans les usines, les bureaux et les écoles, etc.), puisque la principale règle qui cimente leur adhésion à l'islam est l'abstinence de porc, de tout mets (ou plat) en contact avec du porc, de chair de bêtes abattues non rituellement.
Et pourquoi tant ménager les Hui ? C'est d'abord parce que leur forte conscience de groupe, leur fierté, leur combativité ont imposé, pour les rallier, des mesures souples et indulgentes, tant à l'instauration de la République populaire qu'après leurs sanglants soulèvements durant la révolution culturelle. Lorsqu'en octobre 1988 leur plus large unité géographico-administrative, la région autonome hui du Ningxia (située entre la Mongolie Intérieure, le Shaanxi et le Gansu, sur 66 400 km2, avec 1 180 000 Hui au recensement de 2000, soit un quart environ de sa population totale), a fêté son trentième anniversaire, leur fidélité au pays a été célébrée, en même temps que leurs progrès économiques.
Mais, en outre, sa population musulmane constituait pour le gouvernement populaire un précieux atout de politique internationale, soit directement auprès des pays islamiques du Tiers Monde, soit indirectement sur le front de l'opposition idéologique à l'URSS. L'Association islamique de Chine, remise en marche en 1971 comme cadre de contrôle de l'islam national, sert, de même qu'avant la révolution culturelle, de comité d'accueil pour les délégations des pays musulmans et de structure d'organisation des pèlerinages chinois à La Mecque (10 entre 1955 et 1964, et de nouveau annuellement depuis octobre 1979, mais depuis 1981 à titre individuel également). Elle a été, de plus, face à l'opinion publique internationale une voie d'expression officielle des options gouvernementales en matière de politique internationale, tel le soutien à l'OLP, au gouvernement islamiste en Iran, à l'unité musulmane internationale.
Si toutes les religions ont pu bénéficier depuis 1979 d'une libéralisation certaine, sous l'égide des associations pro-gouvernementales, elles le doivent en grande partie à l'islam, et pour celui-ci la réhabilitation a été plus précoce et plus marquée. En effet, à partir de 1979, toutes les mosquées non détruites ont été peu à peu rouvertes et reconstruites ; un grand nombre ont été édifiées de neuf, non plus, comme cela se faisait auparavant, dans le genre de pagodes chinoises, mais dans le style pakistanais ou moyen-oriental. La célèbre mosquée de la rue du Bœuf (Niujie) à Pékin a été remise en état ; au Ningxia, 2 300 mosquées fonctionnent dans les années 2000, soit 500 de plus qu'au début de la révolution culturelle, et elles sont, en cette région, desservies par quelque 2 500 ahong (selon le terme chinois désignant les célébrants du culte musulman). Le Coran, interdit durant la révolution culturelle, a été réédité, et une traduction en langue parlée, soigneusement préparée dans les années 1940 par le musulman Ma Jian, publiée pour la première fois in extenso en 1981. Les deux grandes fêtes canoniques, celles du « sacrifice » (‘īd al-Aḍḥā, dite aussi Ḳurbān) et de la « rupture du jeûne » (‘īd al-Fiṭr ou Bayram) sont reconnues par le gouvernement et massivement célébrées.
Tout n'est certes pas aisé pour les musulmans, mais ils ont su faire profiter leur religion de toutes les occasions qui s'offraient. Ainsi, depuis qu'un institut de langue arabe (crée en 1985 à Tongxin en Ningxia) forme des interprètes, les Hui s'engagent en force dans les relations d'échanges diplomatiques, commerciaux et technologiques avec le Moyen-Orient. Les activités religieuses restent théoriquement fermées aux moins de dix-huit ans, mais les enfants disposent tout de même d'écoles où l'enseignement qui leur est réservé est adapté dans une certaine mesure à leur sensibilité. Si les instituts de théologie islamique et leurs bibliothèques peuvent servir à former des propagateurs de l'athéisme, ce sont surtout les futurs ahong qui en sortent diplômés : il y a, en effet, des instituts de niveau universitaire de premier cycle dans les capitales des provinces où les musulmans sont en nombre (Ningxia, Gansu, Qinghai, Yunnan, Xinjiang dans l'Ouest ; Henan au Centre ; Shandong et Liaoning dans l'Est, outre Tianjin) et un de niveau universitaire supérieur, attaché à la mosquée de la rue du Bœuf à Pékin.
Les musulmans de la Région autonome hui du Ningxia essaient de tirer avantage de la promotion des élites locales promise par la réforme du statut de l'autonomie en 1984, et de faire du Ningxia, avec la bénédiction du gouvernement, une région typiquement musulmane, notamment par un nouveau style architectural et décoratif, par une multiplication des échanges commerciaux directs avec les émirats du golfe Persique, l'Égypte, la Ligue arabe... L'encouragement, donné aux mosquées de se lancer dans le commerce et la recherche du profit semble procurer aux établissements religieux indépendance et prospérité, sans nuire aux observances cultuelles, selon une démarche, traditionnelle dans l'islam chinois, d'alliance entre commerce et religion.
L'arrière-plan historique
Traditionnellement désigné en Chine sous le nom de Qingzhenjiao, la « vraie religion pure » ou la « religion du Vrai Pur », l'islam a dû commencer à se répandre dans ce pays dès le viiie siècle, grâce aux commerçants musulmans qui empruntaient soit les pistes caravanières de l'Asie centrale, soit la route maritime de l'Asie du Sud-Est. À l'époque gengiskhanide, la dynastie des Yuan favorisant le personnel non autochtone, un flot d'immigrés venus d'Asie antérieure grossit les vieilles colonies arabo-persanes du Gansu et de la côte méridionale ; et l'on fait remonter à un gouverneur originaire de Bukhara, Sayid Aǧall (ou Seyid Eǰell) Šams ud-Dīn (1211-1279), la puissance de la colonie musulmane du Yunnan.
Dès lors présents à travers tout l'Empire (mais surtout dans l'Ouest), les musulmans (appelés Hui-hui sous l'ancien régime) vont se fondre dans la société chinoise, en adopter la langue et le mode de vie. On les reconnaît souvent grâce à quelques noms de famille distinctifs, tel celui de Ma, qui serait l'abréviation chinoise de Maḥmūd ou de Muḥammad. Leurs penseurs, dont les plus connus sont Wang Daiyu au milieu du xviie siècle, Ma Zhu, à la fin du xviie siècle, Liu Zhi au début du xviiie siècle, exposent un islam tout à fait authentique – celui, classique, de la charia, celui, mystique, du soufisme – en des termes choisis, avec subtilité, dans la pensée philosophique traditionnelle ; et de nombreux membres de leur élite jouent un rôle politique et littéraire dans l'histoire chinoise.
Après qu'en 1759 l'empereur Qianlong a conquis la Kašgarie (ou Kachgarie), pays musulman d'Asie centrale vassal depuis trois quarts de siècle des Mongols occidentaux ou J̌ūngar, les musulmans de Chine propre commencent à ressentir fortement l'influence de l'islam mondial par le relais des islams iraniens et turcs d'Asie antérieure et centrale. Un siècle plus tard, à l'époque du soulèvement des Taiping et des Nian, une sanglante révolte, quasi générale, des musulmans dévaste et dépeuple tout l'ouest de la Chine, révolte liée autant à la crise socio-économique de l'Empire chinois qu'à une politique discriminatoire des autorités et peut-être au malaise commun à l'ensemble de l'islam. Le Yunnan se soulève le premier, en 1855 (cette révolte est connue en Occident sous le nom de Panthay), et le principal chef musulman, que les étrangers ont surnommé abusivement « Sultan Suleiman », Tu Wenxiu (mort en 1872), fonde alors, dans l'ouest de la province, avec Dali pour capitale, un royaume indépendant qui ne sera détruit par les armées impériales qu'en 1872. Les troubles gagnent le Gansu en 1862, puis le Shaanxi, où ils ne sont matés qu'en 1876, par l'action du gouverneur Zuo Zongtang (1812-1885). Enfin, la partie du Turkestan conquise par la Chine au siècle précédent se soulève à son tour en 1864. Et le mouvement est vite détourné à son profit par un aventurier venu de Khoqand, Yakub-beg (1820-1877), lequel, jouant autant des dissensions entre rebelles que des rivalités coloniales russo-britanniques, s'impose comme souverain de la Kašgarie (ou Turkestan méridional) à partir de 1866. La reconquête, menée ici encore par le brillant Zuo Zongtang de 1876 à 1877, se conclut en 1884 par l'établissement définitif de la domination chinoise et la transformation de la région en une simple province dénommée Sinkiang (la future Région autonome uigure du Xinjiang).
Au xxe siècle, la confusion de l'ère républicaine permet à des intellectuels formés à Hezhou, le grand centre culturel islamique de Chine (actuel Linxia, à 150 km au sud-ouest de Lanzhou, à la limite du Gansu et du Qinghai), de s'emparer des commandes du pouvoir dans les provinces du Qinghai et du Ningxia, et d'y maintenir jusqu'à l'arrivée des communistes un régime fortement autoritaire. Sur la côte orientale, à Pékin, à Shanghai, au Shandong, un renouveau intellectuel suscite, dans les années 1920 et 1930, la fondation d'écoles, d'académies, d'associations, de périodiques, et tout un bouillonnement de discussions sur l'opportunité et la manière de mettre le modernisme au goût du jour.
À l'avènement du communisme, les Hui (les Dungans ou Dounganes de la littérature européenne) étaient toujours farouchement attachés à leur identité culturelle, sans pour autant former un groupe ethnique distinct comme ils l'auraient souhaité, ni éprouver aucun sentiment de confraternité envers les musulmans du Xinjiang. Groupés en communautés autoségrégées, indépendantes les unes des autres et dépourvues de hiérarchie centralisatrice, ils adhéraient au sunnisme de rite hanéfite régulier. Dans le Nord-Ouest, et sporadiquement dans le reste du pays, ils étaient liés – et le sont maintenant encore – à l'un des quatre courants soufis de l'Asie centrale : au premier rang, la Naqshbandiyya, représentée en Chine par deux branches ennemies, la Khafiyya (en chinois Hufeiye) dite « Vieille Religion » ou « Vieille Secte », introduite dans la première moitié du xviie siècle, et la Jahriyya (en chinois Zhehelinye/Zheherenye), connue sous le nom de « Nouvelle Religion » ou « Nouvelle Secte », fondée vers le milieu du xviiie siècle par un adepte formé au Yémen, Ma Mingxin, la Qadiriyya, et à un moindre degré la Yasawiyya et la Qubrawiyya.
La circoncision, l'exclusion du porc et surtout de sa graisse, normalement omniprésente dans la cuisine chinoise, et, lors des enterrements, le refus du cercueil au profit d'un simple linceul étaient les coutumes qui les séparaient le plus irrémédiablement de la société chinoise environnante. Les intermariages ont toujours été à sens unique : les jeunes filles des villages avoisinants étaient contraintes à la conversion pour épouser des croyants, et elles étaient alors, elles et leurs futurs enfants, définitivement intégrées à la société musulmane. Les métiers favoris dans les grandes communautés de l'Ouest sont ceux qui impliquent force physique, goût du danger et des déplacements, ou qui aident les croyants à observer leur régime alimentaire : on était soldat, caravanier, charretier, marchand ambulant, boucher, aubergiste, artisan du cuir. L'air solide et sain des musulmans de Chine et la peur qu'ils inspiraient souvent aux non-croyants ont frappé les voyageurs occidentaux. Dans les années 1980, le gouvernement de la République populaire reconnaissait encore ne pas bien comprendre leur mentalité et leur résistance à l'athéisme ; mais le temps est révolu où il les traitait en minorité ethnique attardée et pittoresque, et voulait que les observances coraniques soient prises pour des survivances folkloriques.
Les islams extrême-orientaux peu connus
À Taïwan (Formose), les tenants de l'islam sont estimés, avec une exagération certaine, par leur association officielle, à 40 000 individus, dont la moitié se recruterait, dit-on, parmi les Taïwanais « de souche », c'est-à-dire parmi les descendants des partisans de Koxinga, réfugiés sur l'île en 1661, après l'échec de l'ultime résistance des Ming à l'invasion mandchoue : en fait, on ne trouve pas plus de 200 fidèles parmi eux. Les autres se sont dissous dans le milieu taoïste et bouddhiste environnant, surtout durant les cinquante années (1895-1945) de lourde domination japonaise ; mais beaucoup d'entre eux ont gardé des traditions émiettées, héritage d'une foi ancestrale oubliée : ainsi, le respect rendu à des coffrets dont on a découvert, il y a quelques années, qu'ils renfermaient des feuillets du Coran.
Les 20 000 à 25 000 croyants, répartis dans l'île entre cinq mosquées, proviennent dans leur ensemble de l'émigration nationaliste de 1949. Trois traits peuvent les caractériser. D'une part, de même qu'en république populaire de Chine, une forte prise en main par le gouvernement, qui les utilise dans sa lutte politique interne et internationale. Tous les croyants sont membres d'office d'une association musulmane chinoise, dont les dirigeants étaient, il y a peu encore, ceux-là mêmes qui ont présidé à sa fondation sur le continent en 1937. C'est le gouvernement qui a subventionné, par un prêt des deux tiers, la construction de l'imposante grande mosquée de Taipei, achevée en 1960, dont le style composite arabo-persan et hispano-indien et les vastes proportions devaient impressionner les délégations moyen-orientales et bien laisser présager de la liberté religieuse à Taïwan. D'autre part, l'isolement et de faibles moyens financiers rendent difficile la survie de la communauté : même l'abstinence du porc et la prière du vendredi sont peu observées. Et le recrutement de jeunes responsables laïcs et religieux est à peu près nul, faute d'un enseignement adéquat. Enfin, dernier trait, cet islam est cependant vivace, par l'attachement intime des croyants qui, sans effort de prosélytisme, attirent régulièrement chaque année de nouveaux convertis ; et la Ligue de la jeunesse musulmane chinoise, non officielle, prolonge le mouvement d'ouverture au monde moderne et aux changements, observé sur la côte est de la Chine dans les années 1920 et 1930.
Au Tibet, les musulmans ou Ka-che constituaient, autour de trois mosquées à Lhasa, deux à Shigatse, une à Tse-tang, la seule communauté non lamaïque du pays ; ils n'étaient pourtant nullement considérés comme des étrangers. D'un sunnisme (de tradition hanéfite) très strict, ils se divisent, d'après leur origine, surtout à Lhasa, en deux groupes : chinois et, pour la majorité d'entre eux, cashmiriens. Rattachés aux Hui de Chine lors de l'implantation du communisme, ils ont été « réhabilités » après que les autres religions eurent retrouvé le droit à l'existence à la suite de la chute de la bande des Quatre.
Dénommé lal en république populaire de Mongolie, au nord de la Chine, l'islam y était jadis principalement le fait des nomades turcs khasags, frères des Kazakhs des deux Turkestans, le chinois et le russe. Ils sont un peu plus de 100 000 dans les années 2000 (40 000 ayant fui en 1992 au Kazakhstan qui se veut leur « mère patrie ») et sont principalement regroupés dans l'aimag (province) occidental du Bayan-Ölgi. À l'époque du communisme, ni le problème ethnique ni le problème musulman n'étaient évoqués dans la presse mongole (à la différence des survivances du chamanisme et du lamaïsme). Mais, bien que proches des Mongols par le mode de vie et les rapports avec le milieu environnant, les Khasag ont gardé une très forte spécificité de groupe, par leur langue, leur littérature, leur art décoratif très pittoresque, leur brillant folklore, leur esprit entreprenant et vif, une exigence de vertu féminine plus poussée que chez les Mongols, et, pour les femmes d'âge mûr, une coiffure typiquement islamique – un capuchon blanc enserrant la tête et les épaules. La libéralisation religieuse concomitante, en 1990, au rejet de la tutelle soviétique, a entraîné une reprise fulgurante de la pratique islamique et un rapprochement avec les Kazakhs de l'Asie centrale ex-soviétique.
Lorsque, le 12 mai 1938, à l'occasion de l'ouverture d'une grande mosquée à Tōkyō, le Japon se proclame le protecteur de l'islam, il entend jouer ce rôle dans les territoires conquis de Mandchourie et de Chine, pour y affermir son implantation grâce au soutien des éléments conservateurs de l'islam chinois. L'affaire mûrissait en fait depuis longtemps. C'est vers 1906, à la suite de sa victoire sur l'Empire russe, que s'était dessiné dans tout le monde musulman un premier mouvement d'intérêt en faveur du Japon. Mais la propagande y avait rencontré des obstacles dus principalement, dit-on, aux chrétiens japonais. La masse des croyants resta toujours formée d'émigrés (Tatars d'URSS dans les années 1930, Indiens à toute époque) ; mais les convertis de marque furent de jeunes officiers, et, jusqu'en 1945, l'islam servit d'outil aux mains des militaires. Il subsiste discrètement, et le Coran a pu être traduit en japonais pour la première fois en 1972 grâce à une subvention du roi Fayçal.
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Écrit par
- Françoise AUBIN : directeur de recherche au C.N.R.S. et à la Fondation nationale des sciences politiques (C.E.R.I)
- Olivier CARRÉ : docteur ès lettres et sciences sociales, directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques
- Nathalie CLAYER : chargée de recherche au C.N.R.S.
- Andrée FEILLARD : chercheur au C.N.R.S.
- Marc GABORIEAU : directeur de recherche au C.N.R.S., directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
- Altan GOKALP : chargé de recherche de première classe au C.N.R.S., responsable de l'équipe cultures populaires, Islam périphérique, migrations au laboratoire d'ethnologie de l'université de Paris-X-Nanterre, expert consultant auprès de la C.E.E. D.G.V.-Bruxelles
- Denys LOMBARD : directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
- Robert MANTRAN : membre de l'Institut, professeur émérite à l'université de Provence-Aix-Marseille-I
- Alexandre POPOVIC : directeur de recherche émérite au C.N.R.S.
- Catherine POUJOL : docteur en histoire orientale, maître de conférences à l'Institut national des langues et civilisations orientales
- Jean-Louis TRIAUD : professeur à l'université de Provence
- Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis
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ADOPTION
- Écrit par Pierre MURAT
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AFGHANISTAN
- Écrit par Daniel BALLAND , Gilles DORRONSORO , Encyclopædia Universalis , Mir Mohammad Sediq FARHANG , Pierre GENTELLE , Sayed Qassem RESHTIA , Olivier ROY et Francine TISSOT
- 37 323 mots
- 19 médias
Qui sont les talibans ? Il ne s'agit pas d'un mouvement surgi subitement du désert. Leur nom signifie « étudiants en religion ». Ils sont originaires du sud de l'Afghanistan, plus particulièrement de la ceinture tribale pachtoune, parmi les confédérations Dourrani et Ghilzay. Ils ont été formés dans... -
‘AĪD AL-FITR
- Écrit par Encyclopædia Universalis
- 142 mots
L’‘aīd al-Fitr (en arabe, « fête de la rupture »), est la première des deux principales fêtes rituelles de l’islam. Il marque la fin du ramaḍān, le neuvième mois qui est consacré au jeûne chez les musulmans. Il est célébré pendant les trois premiers jours de shawwāl, le dixième...
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‘AĪD AL-KABĪR
- Écrit par Encyclopædia Universalis
- 259 mots
L’‘aīdal-Aḍhā (en arabe, « fête des sacrifices »), également appelé ‘aīdal-Kabīr (« grande fête »), est avec l’‘aīdal-Fitr, l’une des deux grandes fêtes musulmanes, communément appelée en France « fête du mouton ». Célébrée par les musulmans du monde entier, cette fête...
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