DROIT Sociologie
Une sociologie consacrée à l'étude du droit est-elle concevable ? Il est certes possible d'envisager que, de façon analogue à d'autres sociologies spécialisées, la sociologie du droit puisse logiquement être consacrée à l'étude des phénomènes juridiques dans leurs rapports avec le fonctionnement social. Mais le droit n'est-il pas lui-même une science du social, une science qui épuise le sens du social en tentant de l'ordonner ? Toute l'histoire de la sociologie du droit est en fait marquée par cette incertitude originelle. Celle-ci favorise trois positions. La première est un rejet total de la sociologie, cela au nom d'un positivisme juridique absolu qui assume l'ignorance de la dimension sociale du droit et ouvre la voie à une théorisation où le fonctionnement de la sphère juridique est appréhendé comme un système dont la signification ne peut être saisie que suivant sa dynamique interne. Dans la deuxième position, la sociologie est conçue comme une discipline strictement au service du droit, de sa connaissance mais surtout de sa pratique. Ces deux premières positions se comprennent mieux si on les rapporte à ce constat avancé par l'anthropologue Louis Assier-Andrieu. Pour lui, le droit est « une pratique qui en même temps est un système de sens qui revendique, jusque dans ses sciences auxiliaires, la capacité de servir sur lui-même ses propres vérités ». La troisième position est représentée par la perspective proprement sociologique accordant une valeur particulière au droit, non pas principalement pour lui-même, mais pour ce qu'il est susceptible de révéler des transformations générales de la société.
L'évidence de la force du social dans toute l'activité juridique impose pourtant en la matière l'exigence de la sociologie et des sciences sociales. Il revient ainsi au juriste autrichien Eugen Ehrlich, dans Grundlegung der Soziologie des Rechts, d'inventer en 1913 une « sociologie juridique » fondée sur cette considération suivant laquelle « le centre de gravité du développement du droit à notre époque comme à toutes les époques ne réside ni dans la législation ni dans la science juridique ou la jurisprudence, mais dans la société elle-même ».
La connaissance sociologique du juridique s'affirme donc comme l'étude des interactions entre l'activité juridique et les différentes formes de la vie sociale, économique et politique qu'elle influe, éventuellement détermine, et comme l'observation des effets en retour de ces dernières sur les orientations du droit. Le positionnement de la sociologie du droit est d'autant plus incertain que pèse sur lui l'influence de plusieurs éléments. Premièrement, il existe une différence d'objectifs de connaissance entre la sociologie et le droit. Deuxièmement, on observe une différence de visions du monde entre une culture juridique qui tend à privilégier l'idée de permanence et de préservation ou de restauration de l'ordre et une vocation sociologique attachée à souligner ce qui change dans la société et à dévoiler plus volontiers les conflits qui l'animent. Troisièmement, une différence de vision politique se manifeste sur le statut du droit, entre la représentation d'un droit associé d'abord à la société dans ses multiples expressions, un droit immergé dans le social comme le considérait le sociologue français Georges Gurvitch, et un droit étroitement rapporté à l'État. Quatrièmement, une diversité de contextes historiques s'impose ; ceux-ci sont marqués par des changements susceptibles de modifier sensiblement les rapports entre droit et société, et de constituer, par conséquent, une situation plus ou moins propice au recours à la sociologie du droit (voir l'exemple de l'histoire de la sociologie du droit américaine ponctuée de périodes fastes comme celle entre autres représentée par le New Deal).
Les traditions sociologiques et le droit
Les grandes figures historiques de la sociologie n'ont en fait pas attendu la nomination et l'institutionnalisation d'une sociologie du droit pour s'intéresser au droit comme objet d'étude de la discipline et même lui accorder une place centrale dans leurs efforts pour construire des théories de la société. Ces auteurs étaient conscients du rôle important du droit et des professionnels du droit dans la structuration de la vie sociale. Le droit était bien pour eux l'élément principal de la régulation des sociétés et un des instruments principaux du changement social.
Si l'on veut bien accorder à Montesquieu la place de précurseur de la discipline, il convient de rappeler que, dans L'Esprit des lois (1748), il considère les « rapports nécessaires » entre les phénomènes législatifs et les phénomènes sociaux (auxquels s'ajoutent, en référence à sa théorie des climats, les phénomènes physiques). Pour Karl Marx, le droit apparaît comme étroitement dépendant des conditions matérielles d'existence et des structures économiques. Il est ainsi une expression des rapports de domination qui s'exercent au sein de la société. Pour lui, dans les sociétés structurées en classes sociales, le droit et les institutions légales tout à la fois rendent compte et sont au service des intérêts de la classe dominante. Max Weber mettra lui-même le droit au centre de ses réflexions. Une partie de son œuvre majeure (Wirtschaft und Gesellschaft, 1922) est consacrée à une Sociologie du droit constituant une référence en la matière. Il démontre que le droit est au cœur du processus de rationalisation des sociétés modernes, ce qui s'illustre à travers sa propre rationalisation croissante. Celle-ci s'opère par l'intermédiaire des agents qui sont chargés de mettre le droit en œuvre, cela dans le cadre d'une évolution historique qui va du chef charismatique, du cadi jusqu'aux « notables de la robe » et aux juristes professionnels des sociétés modernes conférant au droit le caractère de « droit des juristes ». Dans le cadre de cette évolution, le droit devient un attribut essentiel du mode de domination politique, en l'occurrence dans le type légal-rationnel de domination politique, grâce à l'exercice de la contrainte qu'il permet et à l'établissement de la légitimité qu'il autorise. Pour Émile Durkheim, le droit représente un élément essentiel pour la compréhension des transformations des sociétés. Dans son ouvrage De la division du travail social (1893), il s'attache à une analyse des formes de solidarité sociale et de leurs évolutions. Constatant le passage dans nos sociétés d'une solidarité mécanique à une solidarité organique, il associe respectivement chacune de ces dernières à des types de droit. L'étude de la substitution d'un type de droit à un autre lui fournit la clé de compréhension du changement des formes de solidarité, c'est-à-dire fondamentalement des modes de structuration de la société.
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Écrit par
- Jacques COMMAILLE : professeur des Universités à l'École normale supérieure de Cachan
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