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DON JUAN

Destin de don Juan

Au fur et à mesure que nos sociétés évoluent, il semblerait que le personnage classique de don Juan soit de plus en plus menacé de tomber dans l'anachronisme. Le relâchement du rigorisme chrétien quant à la morale sexuelle, la libéralisation des lois civiles en matière de divorce (légalisant en fait une polygamie successive), la promotion des femmes qui transforme les créatures désarmées de jadis en rivales redoutées des hommes, autant de raisons, parmi d'autres, pour priver le mythe séculaire de signification actuelle (archaïsation illustrée de façon amusante en dans La Fin de Satan, 1954, comédie en vers de l'Anglais Ronald Duncan). Et pourtant, le mythe est si ancré dans l'imagination collective qu'il survit, par mille avatars, à toutes ces atteintes. Non seulement le paradoxe et la parodie ne cessent de renouveler le thème, mais son archaïsme même lui confère un supplément de poésie dont notre époque positive semble avide par compensation.

En outre, alors même qu'il cesserait de féconder la littérature de fiction, les problèmes posés par don Juan ne laisseraient pas de solliciter la recherche des historiens et la réflexion des sociologues, psychologues, psychanalystes, etc., car si le « costume » du personnage est désuet, les tendances qu'il incarnait sont toujours présentes. Et les spéculations des doctes réagissent sur la façon dont les lecteurs, les metteurs en scène et les spectateurs interprètent les vieux chefs-d'œuvre.

Ainsi, chaque recréation du Burlador de Tirso, du Dom Juan de Molière ou du Don Giovanni de Mozart se flatte de donner à l'œuvre un sens et un impact différents. Tel accentue le côté farcesque ; tel (plus fréquemment) le côté sombre et mystérieux du drame ; tel (comme l'Allemand Bertolt Brecht qui, en 1954, « récrivit » fort librement la pièce de Molière) le charge d'un message social et révolutionnaire.

Et que dire des gloses que les érudits, les psychiatres, les essayistes ont prodiguées sur le sujet ! L'un tient la figure de don Juan pour l'« un des plus hauts dons » que l'univers doit à l'Espagne (Ortega y Gasset) ; l'autre soutient, au contraire, que « l'amour donjuanesque est une importation exotique sans racines et sans tradition » (Marañon). Beaucoup voient en lui le surmâle par excellence (Gendarme de Bevotte) ; d'autres l'impuissant qui cherche à se donner le change, voire l'homosexuel qui s'ignore (Marañon). Pour Albert Camus, c'est un frère de Sisyphe (1942), profondément conscient de l'absurdité de la vie, à quoi il oppose sa « générosité », son « courage solitaire », en bref, l'héroïsme de son « existentialisme » lucide.

Mais, par-delà ces analyses, très inégalement convaincantes, don Juan demeure, pour l'opinion commune, le séducteur-né, scandaleux et fascinant tout ensemble, que caractérisent le nombre inhabituel de femmes qui se succèdent dans sa vie, la réciprocité du goût qu'il a pour elles et de celui qu'il leur inspire, le fait qu'il met la satisfaction de ce goût au-dessus de tous les plaisirs. C'est à cet invariant que se réfère toute recréation du personnage, alors que la révolte qu'il suscite ou semble incarner varie en fonction des temps et des lieux.

— Michel BERVEILLER

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Écrit par

  • : maître de conférences à la faculté des lettres et sciences humaines d'Amiens

Classification

Pour citer cet article

Michel BERVEILLER. DON JUAN [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • DOM JUAN (mise en scène B. Jaques)

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    • 1 004 mots

    À travers sa mise en scène d'Elvire Jouvet 40, d'après les carnets de travail de Louis Jouvet, Brigitte Jaques s'était intéressée au Dom Juan de Molière, aux rôles et à la manière de les dire. Cette fois, sans abandonner le travail de l'acteur, elle se tourne aussi vers...

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    • Écrit par Christian BIET
    • 1 130 mots
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    Le 15 février 1665, Molière (1622-1673) donne Dom Juan, une comédie fort dangereuse, à la suite de Tartuffe qui venait d'être interdit. Quinze jours après la première, les pressions de toutes sortes et la prudence font que l'écrivain retire sa pièce : Le Festin de pierre, cette...

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    Long poème inachevé en dix-sept chants, Don Juan (1819-1824) est le chef-d'œuvre incontesté de lord Byron (1788-1824). Prenant à contre-pied le mythe du libertin cynique immortalisé par Tirso de Molina, Molière et Mozart, il fait de son héros un pantin manipulé par les femmes et leurs désirs...

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    ...puisque l'un prend appui sur l'autre pour s'établir une fonction au sein d'un système de dualité. La principale illustration de ce principe est le mythe de Don Juan, qui naît, s'établit et se diversifie au cours de cette époque, du Burlador de Sevilla de Tirso de Molina au Don Giovanni de Da Ponte...
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  • CASANOVA GIACOMO (1725-1798)

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    ...l'est beaucoup moins à l'égard de ses aventures amoureuses. On a estimé que de 1735 à 1774, il avait eu cent vingt-deux amantes, mais il n'en est pas moins fort différent de Don Juan dont plusieurs critiques, tels que Stefan Zweig et Félicien Marceau ont pris soin de le distinguer. Casanova n'a en effet...
  • ESPAGNE (Arts et culture) - La littérature

    • Écrit par Jean CASSOU, Corinne CRISTINI, Jean-Pierre RESSOT
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    ...beaucoup gardé en lui du caractère familier de sa période primitive. Les actes et les sentiments y apparaissent sous leur forme élémentaire. Le thème de don Juan qui, dans toute l'Europe, prendra des formes si diverses, autorisant des interprétations aussi variées que profondes, le voici sous sa première...
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