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DON JUAN

Tirso de Molina. Un drame édifiant

Cette histoire, le frère Gabriel (qui signait Tirso de Molina pour le théâtre) l'a-t-il inventée de toutes pièces ? Il est certain (cf. l'ouvrage capital de Gendarme de Bevotte) qu'il a mis à profit, en les fusionnant, des traits puisés à diverses sources littéraires et folkloriques. Il est beaucoup moins sûr qu'il ait transposé, comme on l'a suggéré, le visage et les aventures de quelque libertin de son temps : don Juan de Villamediana (hypothèse de Gregorio Marañón), ou don Pedro Manuel Girón, fils du duc de Osuna (hypothèse de Mario Penna), ou tel autre. L'évident, c'est que la religieuse Espagne ne manquait pas de débauchés insignes avant 1630, date où fut publiée, dans un recueil de pièces divisées en trois « journées », celle de Tirso intitulée El Burlador de Sevilla y Convidado de piedra (Le Trompeur..., ou mieux Le – mauvais – farceur de Séville et l'Invité de pierre).

Le joyeux trompeur, c'est Juan Tenorio, jeune seigneur qui se divertit à abuser des femmes en leur faisant croire qu'il les épousera, ainsi qu'à berner (burlar) leurs maris, leurs fiancés, leurs amis, qui sont parfois les siens. Car le cœur n'a pas la moindre part à ces entreprises qu'il mène, avec un bonheur inégal, en déguisant son identité, secondé par Catalinón, son valet, pleutre et parfois récalcitrant. Ses aventures le contraignent à fuir incessamment : de Séville, il s'est rendu à Naples (épisode de la duchesse Isabelle) ; une tempête le fait échouer sur une côte d'Espagne (la pêcheuse Tisbea) ; puis il retourne à Séville (tentative de séduction d'Ana de Ulloa), d'où il s'enfuit, de nouveau, à travers champs (noces de la paysanne Aminta). La mobilité de don Juan est fortement marquée dès l'origine de sa légende ; il est le chasseur pourchassé.

L'« invité de pierre », lui, c'est la statue funéraire du Commandeur, don Gonzalo de Ulloa, père d'Ana. Tué par le séducteur, auquel il avait tenté de couper la retraite, le Commandeur poursuit sa vengeance par-delà la mort. Toujours par jeu, don Juan a défié la statue de venir souper avec lui ; mais celle-ci se rend à l'invitation, et, à son tour, l'invite à souper dans sa demeure funèbre. Et quand don Juan s'y présente, non sans courage, il apprend – trop tard – que sa dernière heure est venue, sans espoir de miséricorde : l'homme de pierre le saisit par la main et le précipite dans les feux de l'Enfer.

Ainsi, don Juan Tenorio a la passion de jouer avec ce que les hommes tiennent communément pour sacré : l'amour, la mort, la religion. Non qu'il soit agnostique mais il se repose sur l'illusion qu'avant de mourir il lui sera laissé par Dieu le temps d'implorer son pardon. D'où son refrain, à ceux qui l'adjurent de régler ses comptes avec sa conscience : « J'ai bien le temps de m'acquitter ! » Or le téméraire qui remet toujours à plus tard la résipiscence finit par lasser la patience de Dieu. Telle est la morale de cette « comédie » dont le dénouement spectaculaire grave dans l'esprit du public l'idée du danger qu'on encourt à jouer imprudemment à de tels jeux.

Et voilà posés, dans cette pièce en vers, indiscutablement poétique, tous les éléments impérissables du scénario : le couple du jeune seigneur pervers et du valet bouffon ; les femmes et les fuites successives ; le naufrage ; le meurtre du père noble et l'insulte à son effigie mortuaire ; la chute dans l'abîme infernal. Les effets spectaculaires auxquels prêtait ce dénouement, ainsi que le prodige de la statue mouvante et parlante ont contribué, plus que toute autre chose, à la survie de cette fable dans l'imagination populaire.

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Écrit par

  • : maître de conférences à la faculté des lettres et sciences humaines d'Amiens

Classification

Pour citer cet article

Michel BERVEILLER. DON JUAN [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • DOM JUAN (mise en scène B. Jaques)

    • Écrit par Christian BIET
    • 1 004 mots

    À travers sa mise en scène d'Elvire Jouvet 40, d'après les carnets de travail de Louis Jouvet, Brigitte Jaques s'était intéressée au Dom Juan de Molière, aux rôles et à la manière de les dire. Cette fois, sans abandonner le travail de l'acteur, elle se tourne aussi vers...

  • DOM JUAN, Molière - Fiche de lecture

    • Écrit par Christian BIET
    • 1 130 mots
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    Le 15 février 1665, Molière (1622-1673) donne Dom Juan, une comédie fort dangereuse, à la suite de Tartuffe qui venait d'être interdit. Quinze jours après la première, les pressions de toutes sortes et la prudence font que l'écrivain retire sa pièce : Le Festin de pierre, cette...

  • DON JUAN (G. G. Byron) - Fiche de lecture

    • Écrit par Marc PORÉE
    • 866 mots
    • 1 média

    Long poème inachevé en dix-sept chants, Don Juan (1819-1824) est le chef-d'œuvre incontesté de lord Byron (1788-1824). Prenant à contre-pied le mythe du libertin cynique immortalisé par Tirso de Molina, Molière et Mozart, il fait de son héros un pantin manipulé par les femmes et leurs désirs...

  • DON JUAN TENORIO, José Zorrilla - Fiche de lecture

    • Écrit par Bernard SESÉ
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    Représenté pour la première fois à Madrid, en 1844, Don Juan Tenorio de José Zorrilla (1817-1893) est vite devenu, dans le monde hispanique, une œuvre extrêmement célèbre. Ce drame « religieux et fantastique » fut longtemps joué chaque année, à l'occasion de la fête des morts. Plus que de ...

  • BAROQUE

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    ...puisque l'un prend appui sur l'autre pour s'établir une fonction au sein d'un système de dualité. La principale illustration de ce principe est le mythe de Don Juan, qui naît, s'établit et se diversifie au cours de cette époque, du Burlador de Sevilla de Tirso de Molina au Don Giovanni de Da Ponte...
  • BYRON GEORGE GORDON (1788-1824)

    • Écrit par François NATTER
    • 4 444 mots
    • 1 média
    Avec Beppo, conte vénitien (1817) et surtout avec Don Juan (1819-1824), interrompu au seizième chant par la mort de l'auteur, Byron a donné la véritable mesure de son génie. Don Juan est une épopée immense (près de 16 000 vers) et multiforme, écrite sur le modèle de Pulci, en ottava...
  • CASANOVA GIACOMO (1725-1798)

    • Écrit par Denise BRAHIMI, Universalis
    • 1 274 mots
    • 1 média
    ...l'est beaucoup moins à l'égard de ses aventures amoureuses. On a estimé que de 1735 à 1774, il avait eu cent vingt-deux amantes, mais il n'en est pas moins fort différent de Don Juan dont plusieurs critiques, tels que Stefan Zweig et Félicien Marceau ont pris soin de le distinguer. Casanova n'a en effet...
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    ...beaucoup gardé en lui du caractère familier de sa période primitive. Les actes et les sentiments y apparaissent sous leur forme élémentaire. Le thème de don Juan qui, dans toute l'Europe, prendra des formes si diverses, autorisant des interprétations aussi variées que profondes, le voici sous sa première...
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