CULTURE Le choc des cultures

La crise de la culture, qui touche à sa définition, à sa transmission ou aux obstacles qu'elle rencontre, a pris aujourd'hui l'allure d'un lieu commun. Celui-ci est la manifestation abstraite de la crise de confiance que traverse l'Europe depuis les deux guerres mondiales. Les difficultés politiques rencontrées par sa construction, dont témoigne sa difficulté à assumer son héritage, à voter sa constitution ou à ratifier ses traités, sont les effets concrets du malaise qui affecte son identité culturelle. L'Europe a-t-elle des frontières géographiques qui définiraient ses frontières spirituelles ? Doit-elle s'édifier sur une histoire commune dont ses habitants partageraient le legs ? Possède-t-elle une culture universelle qui la distinguerait des cultures particulières ? Il semble bien que ce que l'on entendait par « culture », dans une acception française qui avait plus de retentissement que la Zivilisation allemande, ait perdu aux yeux des créateurs une grande partie de ses vertus à mesure qu'elle s'ouvrait à un plus large public.

Il est de fait que les penseurs majeurs du siècle passé ont éprouvé cette crise identitaire qui risquait d'entraîner un effondrement de ce qu'exprimait classiquement le terme de culture. Qu'il s'agisse de Paul Valéry, de José Ortega y Gasset, de Sigmund Freud, de Walter Benjamin, de Julien Benda, d'Edmond Husserl ou d'Hannah Arendt, tous ont mis en évidence l'épuisement des principes qui commandaient la culture de l'Europe, ce que Valéry appelait ses « noyaux pensants ». L'auteur de Regards sur le monde actuel n'hésitait pas ainsi à évoquer en 1919 « l'agonie de l'âme européenne », avant de déclarer deux décennies plus tard : « Il n'est pas impossible que notre vieille et richissime culture se dégrade au dernier point. » Plus près de nous, George Steiner fera écho à cette inquiétude en dénonçant l'état présent d'un monde qui survit dans une sorte de « barbarie présente » identifiée à l'« après-culture » (Dans le château de Barbe-Bleue, 1971). Cette tradition critique a décliné sur tous les registres ce que Nietzsche, le premier, avait reconnu dans l'épuisement d'un temps qui, en récusant le modèle classique, sombrait dans la « non-culture » (Unkultur) et le nihilisme.

Claude Lévi-Strauss

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Claude Lévi-Strauss, ou comment le «regard éloigné» de l'anthropologue peut permettre de se départir…

Une vague de critiques plus tardives, mais plus radicales, est venue compliquer les choses en disqualifiant la première comme réactionnaire. Elle a rejeté, avec la notion d'identité, l'idée même d'une culture universelle, en raison de la prétention de l'Europe à l'imposer aux autres peuples par une colonisation intellectuelle plus sournoise que la colonisation militaire. On a vu fleurir dans les universités la déconstruction du logocentrisme et de l'eurocentrisme engagée par des auteurs occidentaux, de Jacques Derrida à Susan Sontag. La responsabilité des guerres mondiales, le génocide des Juifs par les nazis, le procès de décolonisation et, en parallèle, le développement du relativisme culturel ont affaibli l'image de leur culture, non seulement chez les autres peuples, mais chez les Européens eux-mêmes, et au premier chef chez les intellectuels. Lorsque Claude Lévi-Strauss s'interrogeait dans Tristes Tropiques sur la fonction de l'ethnologue, il notait que son existence est incompréhensible si on ne la considère pas comme « une tentative de rachat » et comme un « symbole de l'expiation » du fait de la destruction des civilisations primitives par l'Occident. Le même Lévi-Strauss continuera pourtant d'admettre la supériorité technique de la culture européenne sur les autres cultures, voire sa supériorité intellectuelle et morale, puisque l'Europe a découvert un mode de pensée universel qui, en libérant l'homme de[...]

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Écrit par

  • Jean-François MATTÉI : membre de l'Institut universitaire de France, professeur à l'université de Nice-Sophia-Antipolis

Classification

. In Encyclopædia Universalis []. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Claude Lévi-Strauss

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Henry David Thoreau

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Cicéron, le plus grand orateur romain, s'est illustré en déjouant, lors de son consulat de 63 avant…

Autres références

  • AFFECTIVITÉ

    • Écrit par Marc RICHIR
    • 12 228 mots
    ...siècle par le terme d'affectivité est en réalité propre à toute humanité, c'est-à-dire, dans la mesure où il n'y a pas d'humanité sans culture – sans institution symbolique d'humanité –, propre à toute culture. L'affectivité, pour autant qu'elle désigne « la chose même » à débattre,...
  • AFRIQUE (Histoire) - Préhistoire

    • Écrit par Augustin HOLL
    • 6 326 mots
    • 3 médias
    ...archéologique se concentre sur l'étude des produits des activités hominidés/humaines et vise à comprendre les modes de vie et leurs transformations dans le temps. L'idée des « origines des cultures humaines » est relativement aisée à conceptualiser dans ses dimensions matérielles : la culture commence avec la fabrication...
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    • Écrit par Jean-Paul DEMOULE
    • 4 849 mots
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    ...les Gwama ou les Majangir. Certains pratiquent même une agriculture semi-nomade, en changeant régulièrement de lieux d’implantation. La plupart ont une culture purement orale et échappent à l’alphabétisation, tandis que les villages sont souvent multiethniques et les pratiques religieuses mélangées, au...
  • ANTHROPOLOGIE COGNITIVE

    • Écrit par Arnaud HALLOY
    • 5 810 mots
    ...tête des individus ‒, le connexionnisme a contribué à réhabiliter l’action et l’environnement comme éléments constitutifs de la cognition, mais aussi la culture qui, depuis l’anthropologue E. B. Tylor, était envisagée comme un savoir sur le monde (1871), et non comme un savoir dans le monde. Ce faisant,...
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