Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

CULTURE Le choc des cultures

Les cultures sociales

Dans l'histoire de l'Europe, les œuvres de la culture ont été créées par des philosophes et des savants, des peintres, des musiciens et des dramaturges, des architectes, des poètes et des romanciers, parfois avec le soutien de mécènes, souvent avec la protection du roi ou du pape, toujours en harmonie avec la société dans laquelle les créateurs vivaient. Que l'on pense aux cathédrales gothiques, aux fresques de Giotto dans la chapelle Scrovegni ou au polyptique L'Agneau mystique d'Hubert et Jan Van Eyck, comme à toutes les œuvres littéraires, philosophiques et scientifiques qui se sont inscrites dans l'aire de leur temps. Elles procèdent du génie d'hommes d'exception et témoignent d'un perpétuel dépassement dans l'invention de nouvelles formes pour exprimer ce qui, dans la condition humaine, demeure inexprimable. Dès lors, la culture représente, en dehors de sa vocation sociale, l'aspiration de l'homme à la transcendance. Kant voyait le véritable progrès de l'humanité dans sa volonté de se cultiver, de se civiliser et de se moraliser. Si l'humanité présente bien, explique L'Anthropologie du point de vue pragmatique, trois dispositions distinctes, technique, pour le maniement des choses, pragmatique, pour l'utilisation des hommes, et morale, pour l'usage de la liberté, la nature semble suivre un plan caché qui vise « le perfectionnement de l'homme par le progrès de la culture » (VII, 322). Il s'ensuit, et Kant énonce ici la loi universelle qui transcende les cultures particulières, que « l'homme est destiné par sa raison à être dans une forme de société avec d'autres hommes et à se cultiver, à se civiliser et à se moraliser dans la société par l'art et par les sciences » (VII, 324).

<it>L'Ascension</it>, Giotto - crédits : Cameraphoto/ AKG-images

L'Ascension, Giotto

Emmanuel Kant - crédits : AKG-images

Emmanuel Kant

C'est cette culture universelle, au moins par son projet, qui a volé en éclat sous le choc des autres cultures. À la vérité, il y a eu deux types de chocs qui ont ébranlé au xxe siècle le modèle classique. D'une part, le choc extérieur des cultures différentes, dont les modèles sont désormais connus par l'ethnologie et l'anthropologie, deux sciences qui appartiennent en droit à la culture initiale de l'Europe. D'autre part, et par contrecoup, le choc intérieur de la culture occidentale qui, avec la disparition du modèle classique, s'est désagrégée au profit d'écoles rivales, d'avant-gardes provocatrices, de mouvements destructeurs ou, d'une façon générale, d'œuvres dispersées à la violence implicite dont le seul point commun est la volonté de rompre avec les œuvres du passé. Walter Benjamin avait montré, à propos de la « modernité » baudelairienne, qu'elle repose sur « une expérience où le choc est devenu la norme » (« Sur quelques termes baudelairiens », 1940) ; en écho, Theodor Adorno soulignera que « les signes de la dislocation sont le sceau d'authenticité du modernisme » (Théorie esthétique, 1970).

Walter Benjamin - crédits : AKG-images

Walter Benjamin

Theodor Adorno, 1935 - crédits : I. Mayer-Gehrken/ T. W. Adorno Archiv, Frankfurt a.M.

Theodor Adorno, 1935

Cette « expérience du choc » est moins une nouvelle théorie esthétique interne à l'histoire de l'art que l'effet d'une désagrégation sociale qui a perdu tout repère avec sa culture passée. Baudelaire fut l'un des premiers à ressentir les prémices de cette rupture à travers ce qu'il nommait, dans Le Spleen de Paris, « les soubresauts de la conscience » et « la fréquentation des villes énormes », en les rapprochant de ce que Benjamin appelle, en regard de ce texte, « l'image du choc » et « la foule amorphe des passants ». Tous ces éléments sont en effet présents pour disloquer la culture humaniste, dans son universalité potentielle, au profit de cultures éclatées, urbaines et contestatrices de l'ordre social. Quelles sont en effet les caractéristiques majeures des formes contemporaines, quels qu'en soient les domaines[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : membre de l'Institut universitaire de France, professeur à l'université de Nice-Sophia-Antipolis

Classification

Pour citer cet article

Jean-François MATTÉI. CULTURE - Le choc des cultures [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Claude Lévi-Strauss - crédits : Marc Gantier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Claude Lévi-Strauss

Henry David Thoreau - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Henry David Thoreau

Buste de Cicéron, I<sup>er</sup> siècle avant J.-C. - crédits :  Bridgeman Images

Buste de Cicéron, Ier siècle avant J.-C.

Autres références

  • ÉDUCATION / INSTRUCTION, notion d'

    • Écrit par Daniel HAMELINE
    • 1 299 mots
    – « accéder à la culture... » : la culture à laquelle on parvient par l'instruction est rupture avec celle dont on vient, et elle lui est réputée supérieure.
  • AFFECTIVITÉ

    • Écrit par Marc RICHIR
    • 12 228 mots
    ...siècle par le terme d'affectivité est en réalité propre à toute humanité, c'est-à-dire, dans la mesure où il n'y a pas d'humanité sans culture – sans institution symbolique d'humanité –, propre à toute culture. L'affectivité, pour autant qu'elle désigne « la chose même » à débattre,...
  • AFRIQUE (Histoire) - Préhistoire

    • Écrit par Augustin HOLL
    • 6 326 mots
    • 3 médias
    ...archéologique se concentre sur l'étude des produits des activités hominidés/humaines et vise à comprendre les modes de vie et leurs transformations dans le temps. L'idée des « origines des cultures humaines » est relativement aisée à conceptualiser dans ses dimensions matérielles : la culture commence avec la fabrication...
  • ANTHROPOLOGIE

    • Écrit par Élisabeth COPET-ROUGIER, Christian GHASARIAN
    • 16 158 mots
    • 1 média
    ...réflexion sur la culture et sur la société, cette dualité devant conduire à deux courants de pensée complémentaires et parfois opposés. Lorsque la notion de culture rejoignit celle de civilisation (sans qu'une hiérarchie fût présupposée entre l'une et l'autre), l'ethnologie repensa son objet en fonction...
  • Afficher les 96 références

Voir aussi