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RODIN AUGUSTE (1840-1917)

La « Porte de l'Enfer »

Au cours des années qui suivent 1880, une partie considérable de l'activité de Rodin se rattache à une œuvre de dimensions monumentales qu'il laissa inachevée et sans doute délibérément incomplète, mais qui fut pour lui une source d'idées et de formes auxquelles il revint sans cesse jusqu'après 1900. La Porte de l'Enfer fut conçue pour répondre à une commande du gouvernement : l'entrée d'un musée des Arts décoratifs qui devait être construit à Paris. Rodin choisit d'illustrer l'Enfer de Dante. Les différents projets, autant que la version de la Porte connue aujourd'hui, version qui fut fondue après sa mort, témoignent d'un engagement personnel intense avec le texte ; Rodin avait lu l'Enfer et avait médité sur les épisodes qui fascinèrent les artistes de la génération romantique : l'agonie macabre du comte Ugolin, victime de l'ambition et de l'intolérance (avant 1877, Rodin travaillait déjà, en Belgique, à un Ugolin monumental dont le modèle en plâtre a été retrouvé), ou encore l'image touchante de la passion malheureuse de Paolo et Francesca de Rimini, épisode qui lui suggéra, plus tard, le groupe du Baiser. La Porte permit à Rodin d'exprimer sa propre conception de l'Enfer de Dante ; l'épisodique y est présent mais il se résorbe dans une vision simplifiée et transformée de la représentation de damnés anonymes, d'individus menés par leurs passions. Avec l'abandon du projet, un grand nombre de figures et de groupes de la Porte furent modifiés, agrandis ou réduits afin d'être associés à des contextes iconographiques différents. Au sommet de la Porte, et à l'imitation de compositions que l'on voit dans l'architecture et la sculpture médiévales – un art que Rodin découvrit dès les années 1870 –, se trouve un tympan surmonté d'une figure centrale. Rodin lui a donné des noms divers, Dante ou Le Poète – figure assise, méditant sur la condition humaine ; plus tard, il la détacha et en fit Le Penseur. Le style que Rodin impose dans la Porte marque une rupture nette avec les préoccupations formelles des sculpteurs du xixe siècle. Dans un relief à la composition non compartimentée, qui détache presque entièrement les figures et les groupes, le corps humain, fortement caractérisé dans ses effets anatomiques et dans ses positions, se voit réaffirmé comme le sujet exclusif de la sculpture. Le genre du groupe sculpté permet à Rodin de dérouler des variations étonnantes sur des situations passionnelles primordiales : la proximité des êtres, ou leur distance, les modalités de leur attachement, de leur arrachement et de leur éloignement, les états contemplatifs de l'autre dans lesquels ils se figent, ou le mouvement qui les anime. Souvent, les positions outrées, acrobatiques, les arrangements impossibles ou rêvés des figures et des groupes expriment les tourments des amants damnés et anonymes – métaphore de l'homme moderne – dans une conception de l'expression exacerbée du sentiment et de la passion qui est propre à Rodin : ces états ne sont plus limités et strictement définis, comme ils le furent dans l'art du passé, par un répertoire de catégories physionomiques, de gestes et d'attitudes ; Rodin en accroît le nombre par la représentation d'une gymnique des passions dans laquelle le corps – ou les éléments du corps, la partie autant que le tout – est perçu comme un vecteur du désir. L'exécution – Rodin s'est expliqué sur ce point –, qui sert avant tout à exprimer le caractère de l'œuvre et son unicité expressive, peut alors ne plus respecter la vraisemblance des masses, des proportions ou l'aspect traditionnel des surfaces.

<it>Le Penseur</it>, Rodin - crédits : Private Collection / Bridgeman Images

Le Penseur, Rodin

<em>Iris, messagère des dieux.</em> A. Rodin - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Iris, messagère des dieux. A. Rodin

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Écrit par

  • : professeur émérite à l'université de Californie, Berkeley (États-Unis)

Classification

Pour citer cet article

Jacques de CASO. RODIN AUGUSTE (1840-1917) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Rodin et ses sculptures antiques - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Rodin et ses sculptures antiques

<it>Le Penseur</it>, Rodin - crédits : Private Collection / Bridgeman Images

Le Penseur, Rodin

<em>Iris, messagère des dieux.</em> A. Rodin - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Iris, messagère des dieux. A. Rodin

Autres références

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    • 1 136 mots

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