RODIN AUGUSTE (1840-1917)
On s'accorde à voir en Rodin le sculpteur le plus remarquable de la fin du xixe siècle. C'est vers 1875 que le public a découvert son œuvre ; cette date marque en effet le terme des débuts longs et obscurs d'un artiste dont la biographie, particulièrement pour les années de jeunesse, est encore mal connue. Peu après 1875, quelques œuvres remarquées par certains esprits clairvoyants devaient assurer à Rodin un succès international et un prestige qu'aucun autre sculpteur du siècle, à l'exception peut-être de Canova, n'a obtenus.
Aujourd'hui, l'œuvre de Rodin n'a rien perdu de l'immense attrait qu'elle avait pour ses contemporains. La connaît-on dans toute son étendue ? Les collections actuellement ouvertes au public en proposent une image quelque peu réductrice car elles détiennent souvent différentes répliques des mêmes œuvres. Rappelons que la sculpture est un art qui invite à la répétition des mêmes œuvres dans des dimensions et des matériaux divers. Cette image de la production de Rodin que l'on croyait fixée par un catalogue d'œuvres dénombrées avec précision, image exprimée dans de nombreux ouvrages consacrés au sculpteur, a été modifiée par des expositions et les inventaires du fonds d'œuvres conservées dans les domiciles et ateliers parisiens de Rodin. Ceux-ci ont révélé une production sculptée et dessinée plus vaste qu'on ne croyait et tout aussi attachante. Des études ou des variantes pour des œuvres connues – ou moins connues –, des projets non réalisés, des dessins se comptant par milliers, des notes, documents et correspondances se rapportant à la genèse des œuvres sont maintenant identifiés et utilisables ; ce matériel a permis de renouveler ou d'approfondir les connaissances sur l'artiste et sur son œuvre.
Les œuvres de jeunesse
Auguste Rodin est né à Paris en 1840 ; il appartient à la génération des premiers impressionnistes – Monet, par exemple, qui est son ami, et avec lequel il expose en 1889, ou Cézanne. Issu d'un milieu familial modeste – son père était employé à la préfecture de police de Paris –, il fit des études artistiques, qui, comme celles de nombreux artistes novateurs de sa génération, se déroulèrent hors de l'École des beaux-arts où il s'efforça sans succès d'entrer ; elles eurent lieu pendant les années 1850 à l'École spéciale de dessin, endroit remarquable où nombre de jeunes artistes de l'époque, peintres, sculpteurs et décorateurs, reçurent une formation professionnelle exemplaire : Legros, Cazin ou Dalou entre autres. Dans ses écrits, Rodin évoque la qualité de cette école avec insistance. Carpeaux, qui fut pour peu de temps répétiteur de modelage à l'École spéciale, corrigea ses premiers essais de sculpture. Rodin suivit aussi les cours de dessin anatomique que Barye donnait alors au Muséum, mais cet épisode important qui l'associe au grand sculpteur animalier du xixe siècle est encore mal connu. La vie privée de Rodin, surtout dans ses débuts, est en effet obscure, peu documentée, à l'exception d'un incident remarquable : en 1862, Rodin traversa une crise qui fit de lui un novice chez les religieux du Saint-Sacrement à Paris. L'inspiration religieuse ne sera d'ailleurs pas étrangère à son art, plusieurs œuvres importantes, Saint Jean-Baptiste prêchant ou le Christ et Madeleine, en témoignent.
Pendant les années 1860 et jusqu'en 1871, il travailla, à Paris, pour des sculpteurs en vogue sous le second Empire, Carrier-Belleuse notamment, et pour de nombreux entrepreneurs et architectes qui lui confièrent des travaux de sculpture d'ornement dans lesquels il est difficile d'identifier sa main. En 1871, il rejoint Carrier-Belleuse à Bruxelles, l'assiste dans l'exécution de grands ensembles décoratifs (la Bourse de Bruxelles) et se trouve également associé à des équipes de sculpteurs belges (Van Rasbourgh) pour l'exécution et peut-être pour la composition d'ensembles monumentaux. Comme beaucoup de sculpteurs de son temps, il se livre à une production encore mal connue de petites sculptures commerciales, petits « sujets » pour la décoration domestique – Rodin défendra d'ailleurs « l'art pour tous » – et de portraits. Moins connus encore, mais sans doute déterminants pour le déroulement de sa démarche intellectuelle et artistique, sont les rapports qu'il entretient alors, à Bruxelles et à Anvers, avec les milieux d'artistes et d'hommes de lettres belges et français ; il est difficile de déterminer le rôle exact qu'ils jouèrent dans la formation intellectuelle de Rodin et de dire s'ils en favorisèrent l'éclosion ou l'élargissement. Autodidacte, Rodin lisait beaucoup, ceux qui le connurent pendant les années 1880 le soulignent ; dès cette époque, il rechercha le commerce des écrivains et des critiques d'art, ayant su d'ailleurs apprécier l'importance de leur action sur l'opinion et les commandes. Grâce à la fréquentation des livres et des musées, il acquit une culture artistique remarquablement étendue. Plus encore, et ceci est important pour tout artiste appelé à pratiquer la sculpture monumentale, il réfléchit longuement sur la notion de l'espace urbain en tant que cadre de la sculpture ; son art et ses écrits en témoignent. Ses jugements sur l'art du passé furent étonnamment perspicaces.
Les œuvres qui assurèrent en Belgique et en France la réputation de Rodin, L'Âge d'airain, ou Saint Jean-Baptiste prêchant, réalisées entre 1875 et 1878, se rattachent à une conception en grande partie traditionnelle de la sculpture. Elle accorde la primauté – et pour ainsi dire l'exclusivité – à la représentation de la figure humaine : la physionomie – les traits –, les attitudes du corps et le répertoire des gestes expriment des états liés à des situations dramatiques, sentiments ou passions se rapportant à un personnage de l'histoire ou de la littérature ; quand cette référence précise à un sujet n'est pas gardée, Rodin donne un autre titre, métaphorique, à son œuvre. L'art de Rodin s'appuie fortement sur cette tradition qui exploite les possibilités descriptives et narratives de la sculpture. Néanmoins, dans L'Âge d'airain et dans le Saint Jean-Baptiste, Rodin met en évidence ce qui dans le sujet exprime une permanence, un sens général, allégorique si l'on veut, qui le détache presque entièrement du support littéraire et de l'anecdote. De là, et de façon symptomatique, les titres qu'il donne alors à ses sculptures (on sait qu'il a souvent accepté et fait siens les titres que suggéraient ses critiques ou ses amis) : l'ambiguïté des titres montre que le sujet et, avec lui, l'anecdote ou l'histoire ne sont qu'un stratagème, un moyen d'accès privilégié mais non exclusif à l'expérience de l'œuvre d'art. L'Âge d'airain, thème emprunté à Hésiode, évoque ainsi l'éveil de l'homme originel à une étape nouvelle de son emprise sur le monde ; il est aussi Le Vaincu, le soldat fatigué au lendemain de la défaite que connaît la France en 1870. Avant même L'Âge d'airain, dès 1864, avec le masque de L'Homme au nez cassé, au cours de la conception et de l'exécution d'une œuvre, Rodin découvrait dans ses procédés – et avec une insistance qui devait choquer de façon durable ses contemporains – les possibilités expressives du « modelé », c'est-à-dire la représentation du caractère mouvementé, heurté et comme tridimensionnel des surfaces ; pour lui, le modelé remplaçait la facture lisse et comme léchée en faveur, à quelques exceptions près, dans la sculpture de son temps. Le modelé projette sur les plans, tout en les magnifiant, la masse des structures anatomiques qu'il recouvre et dont il fait dès lors un objet majeur de la représentation. Rodin en liait la pratique à l'expérimentation systématique des possibilités expressives des matériaux malléables – la terre et ses traductions en plâtre et en bronze. Ce type d'exécution, des pratiques et des recettes d'atelier l'avaient annoncé au xixe siècle : la popularité croissante de l'esquisse en témoigne mais Rodin en a affirmé, dès les années 1860, la valeur d'œuvre d'art à part entière.
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Écrit par
- Jacques de CASO : professeur émérite à l'université de Californie, Berkeley (États-Unis)
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