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THOMAS D'AQUIN saint (1224 ou 1225-1274)

La raison théologique

Dans cette perspective, et sans détriment pour chacune des pièces de cette théologie, qui seraient à situer dans l'histoire des doctrines chrétiennes, c'est l'inspiration générale de l'entreprise qu'il faut déterminer. On pourrait la ramener à deux axes qui, chacun selon son dynamisme, se recoupent à travers les divers domaines de leur développement : la théologie de saint Thomas s'articule, se construit, sous la lumière d'une confiance active en la raison et d'une référence constante à la nature. On aura reconnu là l'imprégnation de la culture grecque, dont on a mentionné la découverte : logos et phusis, double dimension de la foi du chrétien, qui incarne ainsi la Parole de Dieu dans le tissu de l'esprit comme dans les causalités de la nature. Optimisme surprenant pour beaucoup et, dès ce moment, contesté sous l'influence alors dominante de la théologie de saint Augustin, beaucoup plus sensible à la détresse de l'homme et à la faiblesse de la raison, en tout cas, polarisée par une nécessaire référence aux « idées » divines, non sans dommage pour l'autonomie des réalités terrestres. Ce fut là précisément l'enjeu des controverses que mena Thomas à Paris, dans une crise dont on ne peut réduire la portée à une querelle de professeurs.

Certes, depuis toujours, les docteurs chrétiens avaient fait honneur à l'intelligence de l'homme, et leurs pires sévérités contre l'orgueil de l'esprit ne les empêchaient pas de voir en cet esprit une participation à la lumière de Dieu. « Aime beaucoup l'intelligence », disait Augustin dans l'une des plus capiteuses formules de l'intellectualisme chrétien. Mais cette estime laissait une grande marge au jeu de la confiance et de la réserve, dès lors que la raison s'affrontait organiquement au mystère auquel l'esprit n'adhère que par une communion dans l'obscurité de la foi. Dans la transcendance des objets comme dans la réaction du sujet connaissant, le dénivellement épistémologique provoquait des comportements et des décisions fort variables. Au xiie siècle, Abélard avait appliqué méthodiquement aux textes bibliques les procédés de la dialectique, technique profane s'il en fut, qui prenait alors dans la culture la préséance sur la grammaire et la rhétorique. Cette audace avait scandalisé saint Bernard, pour qui la communion au mystère de Dieu excluait toute intempérante curiosité et dont la diatribe fameuse contre les écoles de Paris avait manifesté sa répulsion pour une telle curiosité instituée.

Avec la lecture des œuvres d'Aristote, devenu « intelligible aux Latins » comme l'avait souhaité Albert le Grand, l'entreprise prit une redoutable dimension, dans la mesure où les Analytiques non seulement fournissaient un outillage perfectionné, mais présentaient dans toute sa rigueur l'exigence rationnelle de l'esprit, commandée par les règles de l'évidence et de la démonstration, en vue de découvrir les « raisons » des choses. C'était condamner la foi, certitude sans évidence, impénétrable aux raisons, et la réduire à la débilité méprisable des opinions. Bien plus, les philosophies grecques procuraient, en même temps, que cette épistémologie, une vision du monde et de l'homme dans un savoir physique et métaphysique, vision qui était étrangère à l'histoire sainte et entrait en concurrence avec ses objets mêmes. Jamais le croyant, le théologien n'avaient été ainsi affrontés à la rationalité scientifique, à sa densité humaine, à sa séduction, au moment précisément où les progrès techniques faisaient passer l'homme d'une économie rudimentaire de subsistance agraire à la civilisation urbaine, avec la production organisée des corps de métiers, avec l'économie des marchés, avec[...]

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Pour citer cet article

Marie-Dominique CHENU. THOMAS D'AQUIN saint (1224 ou 1225-1274) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Saint Thomas d'Aquin, Juste de Gand - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Saint Thomas d'Aquin, Juste de Gand

Autres références

  • SOMME DE THÉOLOGIE, Thomas d'Aquin - Fiche de lecture

    • Écrit par Charles CHAUVIN
    • 962 mots
    • 1 média

    C'est vers la fin de sa courte vie que Thomas d'Aquin (1224 ou 1225-1274) a rédigé une Somme de théologie (Summa theologiae), à l'instar d'une vingtaine de théologiens qui composèrent au cours du xiie et du xiiie siècle le même type d'ouvrage, genre littéraire dont le but...

  • ACTE, philosophie

    • Écrit par Paul GILBERT
    • 1 282 mots
    ...manque ; l'espoir de l'acte anime l'attente et dessine la fin de l'action. La tradition aristotélicienne parle cependant d'un acte pur, qui serait Dieu. Or on ne peut pas penser que, par exemple pour Thomas d'Aquin, Dieu soit « fini », une fin qui mette terme à un travail qui y tendrait à partir d'un...
  • ANALOGIE

    • Écrit par Pierre DELATTRE, Universalis, Alain de LIBERA
    • 10 427 mots
    ...se résorbe pas dans un même concept de l'être : l'analogie de l'être s'articule et se désarticule à la fois dans le trajet contraire des prédications. Telle quelle, cette doctrine prolonge une intuition centrale de la conception thomasienne de l'analogie exposée dans le Contra gentiles, i, 34. Dans...
  • ANTHROPOMORPHISME

    • Écrit par Françoise ARMENGAUD
    • 7 544 mots
    • 1 média
    ...le place d'emblée au-dessus de tout ce qu'on pourrait essayer d'en dire. Tout nom qui voudrait l'exprimer demeure noyé dans l'infini de l'admiration. » Dieu est au-dessus de l'être, conclut saint Thomas après la progression laborieuse de la « voie d'exclusion » : « Lorsque nous avançons vers Dieu ...
  • APOLOGÉTIQUE

    • Écrit par Bernard DUPUY
    • 3 535 mots
    ...permettent de croire, et fondent un « jugement de crédibilité ». Mais les motifs de crédibilité ne sont pas la foi. Leur rapport à la foi restait à élucider. C'est ce que fit Thomas d'Aquin dans la Somme contre les gentils (1261-1264), où le principal interlocuteur visé sous le nom des « gentils »...
  • Afficher les 43 références

Voir aussi