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ORPHISME

Une religion des livres

Le refus prend d'autres formes. Il s'exprime en particulier dans un système de pensée de type cosmogonique, tout entier construit contre la tradition d'Hésiode et la « théologie » officielle des Grecs. Ces cosmogonies et théogonies orphiques ont souvent été tenues pour des constructions tardives, élaborées dans des milieux néo-platoniciens. La découverte, en 1962, à Derveni, près de Thessalonique, des restes d'un rouleau de papyrus contenant des fragments d'une théogonie d'Orphée a définitivement ruiné cette suspicion : ce papyrus date des environs de 400 avant notre ère.

L'opposition entre Orphée et Hésiode se marque d'abord dans le contraste entre le Chaos et l'Œuf primordial. À l'origine de toutes choses, Hésiode situe une puissance de l'inorganisé, la béance, le vide, le Chaos, à partir duquel, par étapes successives, les puissances constitutives du Cosmos vont se distinguer, prendre forme, et se définir les unes par rapport aux autres, la souveraineté de Zeus marquant la fin d'un procès qui va du non-être à l'être. Le modèle que présentent les cosmogonies orphiques est l'inverse du précédent : c'est l'Œuf qui est l'origine de tout, comme symbole de la vie, image du vivant achevé et parfait, représentant la plénitude de l'Être qui va se dégrader peu à peu jusqu'au non-être de l'existence individuelle.

Un autre aspect de l'opposition entre Hésiode et Orphée se manifeste à travers l'importance prise dans les théogonies rhapsodiques par un Éros primordial, lequel est, pour ainsi dire, mis entre parenthèses par Hésiode. Sous les noms de Prôtogonos (Premier-Né), ou de Phanès (Celui qui fait briller), Éros est, dans la pensée orphique, la puissance qui intègre et concilie les opposés et les contraires ; c'est la force primordiale qui permet d'unifier les aspects différenciés d'un monde déchiré par les tensions que provoque une puissance comme Neikos (Querelle). Pour Hésiode, en revanche, Éros n'est plus que le principe de la génération par accouplement, dont la médiation permet la distinction de puissances nettement différenciées.

Cette différence d'orientation se marque encore plus nettement dans la place que l'un et l'autre système réservent à l'homme. Pour Hésiode, seuls comptent les dieux, leurs parts respectives, leur histoire qui forme le vrai discours sur l'Être. Et le partage entre les dieux et les hommes qu'effectue Prométhée ne fait que consacrer l'ordre défini par les puissances divines. Dans la pensée orphique, au contraire, l'anthropogonie est un chapitre essentiel : il s'agit d'expliquer à la fois comment les premiers hommes ont fait leur apparition dans un monde originellement parfait, comment ils ont été déchus dans une existence individuelle, et comment ils portent en eux, cependant, une parcelle d'origine divine. Un mythe « théologique » raconte l'origine de l'homme et la faute qu'il doit payer : le meurtre du jeune Dionysos par les Titans, sous la forme d'un sacrifice sanglant, mais inversé, puisque les chairs de l'enfant sont d'abord bouillies avant d'être passées à la broche. Les Titans, qui ont goûté de cette cuisine monstrueuse, sont foudroyés par Zeus, et de leurs cendres vont naître les premiers hommes, marqués par une double ascendance, titanique et dionysiaque. L'une est l'esprit de violence, la propension au mal ; l'autre est l'élément d'origine divine qu'un ascétisme rigoureux va permettre de purifier et de libérer de la « prison » du corps où l'âme est enfermée en châtiment de ses fautes.

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)

Classification

Pour citer cet article

Marcel DETIENNE. ORPHISME [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Orphée - crédits : G. Mermet/ AKG-images

Orphée

Autres références

  • ASCÈSE & ASCÉTISME

    • Écrit par Michel HULIN
    • 4 668 mots
    • 1 média
    ...tradition dualiste de l'ascèse- purification et une tradition « réaliste » de l'ascèse comme retour à la nature. La première remonte au pythagorisme et à l' orphisme. C'est la tradition du corps-tombeau (sômasêma) à laquelle Platon a donné ses lettres de noblesse dans le Gorgias (492 a) et dans...
  • CATHARSIS

    • Écrit par Alain DELAUNAY
    • 814 mots

    Dans sa Poétique, Aristote justifie la tragédie en lui attribuant un pouvoir de purification (katharsis) des passions du spectateur. Assistant à un tel spectacle, l'être humain se libérerait des tensions psychiques, qui s'extériorisent sur le mode de l'émotion et de la sympathie avec l'action...

  • CORPS (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 3 102 mots

    Durant plus de deux millénaires, dans le monde occidental, le corps n’a guère fait l’objet de réflexions philosophiques si ce n’est de façon négative, en tant qu’entité faisant obstacle aux intentions de l’âme. La religion orphique (liée au culte ésotérique d’Orphée), très présente dans la Grèce...

  • DIONYSOS, mythologie

    • Écrit par Marcel DETIENNE
    • 536 mots
    • 1 média

    Longtemps tenu pour un dieu étranger, venu de la Thrace, qui aurait été la patrie de l'orgiasme, introduit en Grèce par ses missionnaires et ses dévots, Dionysos est en réalité un dieu qui signifie l'ailleurs et qui désigne l'Autre. Étrange et familier, mais présent dans le panthéon...

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Voir aussi