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MANIFESTE, arts

La recherche d'une singularité collective

La notion d'avant-garde n'implique pas seulement l'opposition à la tradition – auquel cas elle se confondrait avec la modernité. L'accélération des mouvements oppositionnels dans le monde de l'art, à partir des années 1880, montre bien que la lutte des modernes contre les anciens va se radicaliser, caractérisée désormais par la prévalence d'un « régime de singularité » où le génie isolé est valorisé contre la foule et contre la communauté des pairs, l'excentricité contre l'observance des canons, l'innovation contre la reproduction des modèles, la marginalité contre la conformité, l'artiste prophète contre l'artiste mondain, et la vérité de la postérité contre l'aveuglement ou le mensonge du temps présent.

La systématisation de ce nouveau régime aboutit logiquement à une multiplication et à une dispersion des groupes oppositionnels, qui vont elles-mêmes de pair avec la démultiplication des publics et des instances du marché. Cet éclatement du champ des créateurs et de celui des amateurs s'accompagne en outre, sur le plan institutionnel, d'une dissolution des formes traditionnelles d'exercice de l'autorité, dont témoigne notamment la perte du monopole de l'État en matière d'exposition et de consécration.

Dès lors, l'autorité à laquelle il s'agit de s'opposer ne sera plus seulement synonyme d'« académie » ou de « tradition », comme c'était encore le cas pour les impressionnistes). Elle prendra la forme d'une antériorité floue, où se confondront, selon les cas, le goût bourgeois et l'inculture populaire, la mauvaise foi des critiques et l'incompétence des non-spécialistes, la sclérose des aînés et la médiocrité des contemporains, le provincialisme et le parisianisme, le philistinisme et la mode, l'incomplétude du passé et l'impureté du présent. L'opposition ne sera plus alors une nécessité contingente ou momentanée, dirigée contre une autorité particulière, mais s'érigera en règle permanente.

De cette situation nouvelle ou, du moins, radicalisée dans sa nouveauté, ne peut que résulter chez les créateurs un sentiment d'isolement, qu'il soit objectif ou subjectivement ressenti. Par rapport à cela, le petit groupe constitue une importante ressource identitaire. Elle permet d'échapper tant à la dissolution dans la généralité d'une tradition qui a désormais perdu sa puissance consensuelle, qu'à la solitude dans la particularité d'une expérience soumise au seul jugement de la postérité.

Mais ces groupes apparus à l'ère avant-gardiste ne peuvent être que faiblement formalisés. La logique de la singularité interdit des formes de regroupement hautement formalisées, stabilisées, ritualisées, comme dans les partis ou, plus encore, dans la franc-maçonnerie. Dans la logique avant-gardiste, le mouvement artistique ne peut être qu'un « mouvement flou », selon l'expression de Pierre Daix – et l'échec des tentatives de « durcissement » du groupe surréaliste par André Breton en est bien, a contrario, la preuve. On ne peut guère d'ailleurs imaginer que comme une caricature ce que serait un groupe artistique dûment formalisé, avec adhésion, programme détaillé, bureau et délégation de pouvoirs, réunions sur convocation, papier à en-tête, etc.

C'est donc la double nécessité du regroupement et du flou qui impose cette nouvelle forme de publicité qu'est le manifeste, grâce auquel peut exister publiquement un groupe qui – singularité oblige – ne pourrait guère se présenter de façon plus formelle. Car sans le manifeste, on pourrait bien avoir un programme, mais pas de collectif, comme ce fut le cas par exemple avec la Préface du Cromwell (1827) de Victor Hugo[...]

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Nathalie HEINICH. MANIFESTE, arts [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Manifeste du Parti communiste - crédits : AKG-images

Manifeste du Parti communiste

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