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JAZZ

Le jazz des années 1960

Les origines du jazz, on l'a vu, sont modestes : le prolétariat noir du Sud. Sa réputation initiale est peu flatteuse : c'est une musique de bouges qui accompagne l'alcoolisme et la dépravation sexuelle. L'idée qu'on s'en fait est raciale : musique de nègres et de barbares ; et quand elle est admise, c'est à travers le mythe raciste du nègre primitif et bon enfant, roulant des yeux ronds et doté d'épaisses lèvres roses. Pour vivre de leur musique, les Noirs – même les artistes les plus doués, comme Louis Armstrong – devront d'abord assumer cette image.

Pour la plupart des Blancs de l'entre-deux-guerres, qui, le plus souvent, ne faisaient pas la différence entre le vrai jazz noir, dit « hot » (brûlant), et les caricatures commerciales qu'on en donnait, cet art eut surtout les attraits de l'exotisme et suscita le snobisme de la sauvagerie retrouvée. Les emprunts que lui firent des compositeurs comme Maurice Ravel (concertos pour piano) et Igor Stravinski (Ragtime) et les tentatives de jazz symphonique (Rhapsody in Blue, de George Gershwin) ne témoignent pas d'une compréhension véritable. Seul Darius Milhaud, dans La Création du Monde, eut l'intuition fugace de l'esprit du blues. Aux États-Unis, le jazz, jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, resta lié au spectacle, à la danse, voire à la clownerie ; et les Noirs y consentaient d'autant plus volontiers que le succès de leur musique leur permettait, de même que le sport, la boxe surtout, une promotion sociale inespérée. Si le jazz est un produit typiquement américain, c'est paradoxalement sur le continent européen, en France notamment, qu'on lui reconnut toute sa dignité expressive. Là encore, pourtant, on cultivait la ségrégation, mais à rebours : la musique afro-américaine incarnait l'innocence de l'âme face à une civilisation corruptrice.

Le be-bop, au lendemain de la guerre, fut la première réaction contre la conception « oncle-tomiste » du Noir. Les boppers entendaient imposer leur art à l'égal de celui des compositeurs qu'ils aimaient – Ravel, Stravinski, Bartók. Ils y parvinrent relativement : ainsi les concerts de Dizzy Gillespie, en Europe surtout, furent reçus comme des événements culturels ; et l'hégémonie provisoire de l'école blanche cool concrétisa, quelque temps, cette visée universaliste du jazz. Noirs et Blancs pouvaient s'exprimer à égalité et se côtoyer à l'intérieur d'une même formation – ce qui eût paru inconcevable douze ans auparavant.

Mais la recrudescence des conflits sociaux aux États-Unis et l'accession à la souveraineté des peuples dits sous-développés – les Noirs américains, qui se tenaient autrefois pour privilégiés, s'estimèrent tout à coup les derniers colonisés – mirent fin à ce rêve, lié à l'espoir déçu d'une intégration sociale. Le jazz d'aujourd'hui est plus « noir » que jamais, et non plus à travers une résignation sublimée, mais sur le mode révolutionnaire. Il rejette l'Amérique et met en cause la part afro-américaine de son héritage – en somme tout le jazz antérieur ; c'est vers l'Afrique désormais qu'il regarde. Il débouche, par là, sur un autre universalisme, celui de la contestation politique : il est solidaire de toutes les avant-gardes artistiques. Mais il a perdu son magnifique équilibre intérieur, où s'épanouirent Armstrong, Ellington, Basie, Parker. Plus que jamais, il demeure un art ouvert.

— Michel-Claude JALARD

— Universalis

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Écrit par

  • : éditorialiste à Jazz Magazine, ancien rédacteur en chef de Jazz Magazine
  • : saxophoniste, flutiste, compositeur et écrivain
  • : éditeur, critique musical
  • : compositeur, auteur, musicologue et designer sonore
  • Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

Classification

Pour citer cet article

Philippe CARLES, Jean-Louis CHAUTEMPS, Universalis, Michel-Claude JALARD et Eugène LLEDO. JAZZ [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Wayne Shorter - crédits : Ed Perlstein/ Redferns/ Getty Images

Wayne Shorter

Louis Armstrong - crédits : Bettmann/ Getty Images

Louis Armstrong

Stan Getz - crédits : Aubrey Hart/ Hulton Archive/ Getty Images

Stan Getz

Autres références

  • JAZZ CONTEMPORAIN

    • Écrit par Jean-Louis CHAUTEMPS
    • 907 mots

    Dans les années 1980, le jazz connaît un net recul de popularité. Pour certains, il s'essouffle, pour d'autres, il est mort. Trois voies principales s'offrent alors aux jazzmen : le retour aux sources, le métissage et le postmodernisme alimenté par les musiques technologiques.

    La...

  • UNE ANTHROPOLOGIE DU JAZZ (J. Jamin et P. Williams)

    • Écrit par Marc CERISUELO
    • 959 mots

    Le titre de l'ouvrage ne surprendra pas les amateurs de be-bop : Anthropology est l'une des grandes compositions de Charlie Parker et Dizzy Gillespie. Patrick Williams rappelle à ce propos l'étroite relation qu'entretient ce morceau avec I Got Rhythm de George et Ira Gerschwin,...

  • 37th Chamber, PINE (Courtney)

    • Écrit par Eugène LLEDO
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    Britannique d'origine jamaïcaine, Courtney Pine est l'homme de toutes les rencontres et de toutes les fusions. Né à Londres le 18 mars 1964, ce saxophoniste ténor et soprano commence par jouer dans des groupes de reggae et de funk, puis fait ses premières incursions dans le jazz...

  • ADDERLEY JULIAN dit CANNONBALL (1928-1975)

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    Né à Tampa (Floride) le 15 septembre 1928, le saxophoniste et compositeur de jazz américain Julian Adderley est issu d'une famille de musiciens.

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    • Écrit par Universalis
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    Cornettiste et compositeur américain de jazz. Nathaniel Adderley est le frère cadet du saxophoniste Julian « Cannonball » Adderley. De 1951 à 1953, il joue dans une fanfare de l'armée américaine, le 36th Army Band, dont son frère sera le leader, puis, de 1954 à 1955, dans le grand ...

  • ALI RASHIED (1935-2009)

    • Écrit par Universalis
    • 492 mots

    Le batteur américain de free jazz et de jazz d'avant-garde Rashied Ali (de son vrai nom Robert Patterson, Jr.) naît le 1er juillet 1935 à Philadelphie, en Pennsylvanie. Rashied Ali est l'un des premiers à s'émanciper du rôle traditionnellement dévolu au batteur – souvent considéré comme un...

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