Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

ENCYCLOPÉDIE DE DIDEROT (1751-1772)

Les interprétations

Quel sens avait « le projet du plus beau monument qu'aucun siècle ait jamais élevé à la gloire et à l'instruction du genre humain » (Naigeon) ? La réponse doit être prise du Discours préliminaire, par d'Alembert – Discours qui, dans le volume I, suivait le Prospectus réimprimé –, et de l'article « Encyclopédie ». Une formule la résume : les progrès de l'esprit humain, thème par excellence des Lumières. Si l'Encyclopédie est une machine de guerre contre toute superstition, cette guerre est une défense : à supposer que, par miracle, la religion catholique romaine (le cas est différent pour l'Aufklärung et pour l'Enlightenment) ne se fût pas toujours dressée contre le progrès, les Lumières n'auraient pas eu à orienter leurs feux contre ce que l'on appelait des centres de ténèbres. Les progrès de l'esprit humain, rendus évidents depuis le xviie siècle par le développement des sciences – d'où la querelle des Modernes contre les Anciens –, imposaient une nouvelle philosophie de l'histoire : non plus celle, éternitaire, du rachat, mais, désormais, celle de l' humanisme. En conséquence, l'Encyclopédie ne pouvait être que progressiste et engagée elle-même dans le flux du progrès : rétrospective et prospective, elle était œuvre en devenir ; non pas chose, dans la statique d'un savoir d'autorité établi, mais ouverte à la dynamique du savoir à constituer ; non point parfaite, mais toujours à parfaire et refaire ; non pas le travail d'un homme ou d'un groupe, mais celui de l'humanité : « la perfection d'une encyclopédie est l'ouvrage des siècles. Il a fallu des siècles pour commencer ; il en faudra pour finir ; mais à la postérité et à l'être qui ne meurt point... »

On a, depuis, risqué d'autres interprétations. Reprenant et élargissant une idée d'André Billy, Michel Butor regarde « toute l'Encyclopédie comme une gigantesque mystification dont les contrôleurs font les frais, mystification entièrement utile, mais au cours de laquelle les moments d'héroïsme et d'effroi ont dû être compensés par quelques remarquables rires » ; depuis son internement à Vincennes, Diderot sait qu'il faut ruser ; s'il doit produire des ouvrages comme Les Bijoux indiscrets, c'est que l'Encyclopédie ne permettait pas d'aborder avec une entière franchise les problèmes de la sexualité. Interprétation peu recevable : l'Encyclopédie ne se réduit pas, loin de là, aux quelques renvois épigrammatiques de son éditeur (où placer la mystification, dans les articles de mathématique ou les descriptions de métiers ?) ; elle ne s'explique pas par le seul Diderot ; enfin, les ruses mystificatrices appartiennent à tout le siècle dans sa lutte pour la liberté.

Beaucoup plus juste l'interprétation de Bernard Groethuysen. Le monde demeurant, en soi, inconnaissable, bornons-nous sagement à inventorier les objets dont nous avons fait notre propriété ; il suffit de légitimer la possession d'un monde qui, considéré en dehors de toute activité humaine, nous échappe ; mais cette activité établit sur les objets notre droit de propriétaire ; elle en fait une marchandise, une valeur d'échange. « C'est l'esprit de possession qui distingue essentiellement l'Encyclopédie de l'orbis pictus dans lequel autrefois les voyageurs de la Renaissance notaient ce qu'ils avaient vu de curieux au cours de leurs pérégrinations. » À l'opposé du métaphysicien, le banquier veut acquérir, utiliser, constituer un capital qu'il transmettra par héritage ; « l'Encyclopédie, voilà donc le capital de l'humanité » : aux enfants de le faire fructifier. Toutefois, comment expliquer que l'Encyclopédie ait[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur émérite à l'université de Paris-I-Sorbonne

Classification

Pour citer cet article

Yvon BELAVAL. ENCYCLOPÉDIE DE DIDEROT (1751-1772) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

<em>Encyclopédie </em>de Diderot et d’Alembert - crédits : AKG-Images

Encyclopédie de Diderot et d’Alembert

Autres références

  • ENCYCLOPÉDIE (D. Diderot et J. Le Rond d'Alembert) - Fiche de lecture

    • Écrit par Jean Marie GOULEMOT
    • 1 138 mots
    • 1 média

    L'Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Denis Diderot (1713-1784) et de Jean Le Rond d'Alembert (1717-1783) a pris très tôt valeur de symbole. En elle se trouvent concentrés l'appétit de savoir qui habite le xviiie siècle, son goût des...

  • ALEMBERT JEAN LE ROND D' (1717-1783)

    • Écrit par Michel PATY
    • 2 874 mots
    • 2 médias
    ...d'amitié avec Condillac et avec Rousseau, mais il rompit plus tard avec ce dernier. Promu codirecteur « pour la partie mathématique » de l'ouvrage devenu l'Encyclopédie, il se trouva amené à participer activement aux débats d'idées de son temps, à tel point qu'il apparut assez rapidement comme...
  • ANTHROPOMORPHISME

    • Écrit par Françoise ARMENGAUD
    • 7 544 mots
    • 1 média

    Au sens usuel et étroit, le terme « anthropomorphisme » définit le procédé erroné et illégitime par lequel une pensée insuffisamment critique attribue à des objets situés hors du domaine humain – objets naturels ou objets divins – des prédicats empruntés à la détermination du domaine humain, à des fins...

  • ASTROLOGIE

    • Écrit par Jacques HALBRONN
    • 13 311 mots
    ...nombre d'entrées qui lui sont consacrées surprendra le lecteur moderne, et son discours se maintient sous cette forme éclatée, comme dans le cas de l' Encyclopédie de d'Alembert et de Diderot, où l'article « Influence » est traduit de l'anglais. L'astrologie fait alors encore partie de la culture générale,...
  • BEAUZÉE NICOLAS (1717-1789)

    • Écrit par Michel BRAUDEAU
    • 278 mots

    Né à Verdun, Beauzée s'attache d'abord aux sciences et aux mathématiques avant de s'intéresser à la grammaire. Lorsque Dumarsais meurt en 1756, Beauzée lui succède à la rédaction des articles de grammaire de l'Encyclopédie. Il publie en 1767 sa Grammaire générale ou...

  • Afficher les 29 références

Voir aussi