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CONTINGENCE

Il est peu de philosophes qui n'aient parlé de la contingence, soit pour en nier la réalité, soit, plus souvent, pour en préciser le sens. Toutefois, avant de passer en revue les significations diverses que ce mot a prises et de recenser les problèmes qu'il évoque, il convient de se demander quel est le statut épistémologique de cette notion, quel rôle elle tient en droit dans la connaissance.

L'idée de hasard appartient à l'expérience courante de la vie, qui nous fait éprouver le caractère inattendu d'événements ou de coïncidences. Le hasard peut aussi être introduit dans les jeux, d'une façon réglée, et il donne alors lieu à un art. Enfin, depuis le milieu du xviie siècle, une nouvelle mathématique traitant de certaines espèces domestiquées du hasard s'est constituée. Quand on considère la notion de contingence, qui sert à désigner les événements non nécessaires, pouvant survenir ou non, on s'aperçoit qu'elle aussi est susceptible d'occuper différentes places dans le système de la connaissance. Emprunte-elle sa substance à l'expérience de tous les jours ? Faut-il au contraire voir en elle une idée religieuse ou cosmologique, qui exprime une propriété de la relation entre l'Univers et Dieu ? Ne serait-elle pas plutôt une notion métaphysique, qui marquerait le surgissement des actes de liberté ? Il peut enfin s'agir d'un concept désignant certains caractères des lois scientifiques ou des phénomènes eux-mêmes. Cette diversité de sens conduit à se demander si le mot « contingence » dénote un concept scientifique ou une notion philosophique, et si, dans le second cas, la contingence s'attache plutôt à la nature ou à l'histoire.

La contingence dans le langage ordinaire

Expérience commune et science classique

Le langage ordinaire reflète l'expérience commune. Or le terme de « contingence » est peu employé dans la conversation, la correspondance, les romans ou les journaux. Qu'y a-t-il donc derrière le relatif effacement du mot ? Cette absence ne veut pas nécessairement dire que les hommes de notre temps n'en ont pas sinon l'idée, du moins le sentiment. Si le terme est en déclin, c'est peut-être qu'il était associé à une vision religieuse de l'Univers, dans laquelle l'essentiel était de préserver à la fois les lois de la nature, la prescience divine et la liberté humaine. L'idée de contingence servait alors notamment à désigner une propriété des événements futurs qui, tout en étant inscrits dans une nature soumise à des lois, avaient le caractère de pouvoir être ou n'être pas. Enfin, ce futur contingent devait en même temps ne pas être un futur imprévisible, dénué d'essence et d'intelligibilité, si l'on affirmait que Dieu était omniscient. Ainsi, du moins dans la culture occidentale, cette notion enveloppait l'idée d'un faisceau de relations entre Dieu, la liberté humaine et la nature. Dans la mesure où l'expérience commune, celle qui est effectivement vécue et ressentie par la majorité des gens, a, dans de nombreux cas, cessé de se définir par rapport à Dieu, et qu'elle a trait seulement à la nature et à l'histoire, le sens du mot a subi une transformation profonde.

Avec l'avènement de la science moderne au xviie siècle et ce qu'on a appelé die Mechanisierung des Weltbildes (la mécanisation de l'image du monde), la contingence fut, pendant près de deux siècles, jusqu'à la naissance de la mécanique statistique au xixe siècle, comme expulsée des explications scientifiques de la nature. L'idée de futur contingent était en effet radicalement contraire à celle que suggérait la mécanique céleste, suivant laquelle on pourrait, connaissant l'état d'un système à un instant donné et les loi qui le régissent, calculer l'état de ce système à n'importe quel moment du futur ou du passé. Ainsi, la contingence se trouvait éliminée de la nature considérée indépendamment de l'homme. On a d'ailleurs pu dire que cette exclusion marquait, deux millénaires plus tard, le triomphe de la conception stoïcienne de la nature sur celle d'Aristote ; celui-ci admettait un certain rôle du hasard dans le monde sublunaire.

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On aurait pu croire que l'introduction, il y a près de deux siècles, puis le développement considérable, depuis 1900, des méthodes probabilistes en physique, puis en biologie, modifieraient cet état de choses et donneraient à l'idée de contingence un regain de vie. Il n'en a rien été pour une raison simple : la physique a fait appel à la théorie mathématique des probabilités, dans lesquelles la contingence n'est ni une notion primitive ni un concept dérivé. En effet, si le terme de contingence désigne, au niveau de la nature, l'impossibilité, sous certaines conditions, de prévoir rigoureusement l'état futur d'un système en connaissant son état présent, il fait double emploi avec celui de probabilité, ou, du moins, les nuances qu'il suggère sont trop fines pour être conservées dans des théories physiques.

Incertitude et contingence

Un second usage restait ouvert au mot « contingence » dans l'expérience commune : désigner, notamment dans les décisions, les principales formes d'incertitude auxquelles l'agent est exposé. Entendue ainsi, la contingence dénote deux réalités tout à fait distinctes : soit l'incertitude inhérente à l'histoire, individuelle et collective, du fait de la liberté humaine comprise comme pouvoir d'introduire délibérément des coupures, des commencements, dans le cours des événements ; soit l'incertitude qui provient, quand un homme est aux prises avec un problème existentiel ou pratique, de ce que les facteurs qui influent sur son action ne sont pas tous déterminables ou prévisibles. Ce mot peut donc désigner soit le surgissement de la liberté, soit l'ensemble des facteurs qui, dans l'action, interfèrent de façon imprévisible avec les intentions ou les projets des agents.

Cette seconde espèce de contingence comporte à son tour deux modalités bien différentes, distinctes en droit, quoiqu'elles se conjuguent en fait pour produire l'inattendu : d'abord, l'incertitude qui naît de ce que j'agis dans un univers social, où d'autres sujets décident librement et accomplissent des actions qui s'entrecroisent avec les miennes ; ensuite, l'incertitude qui vient d'événements aléatoires, appréhendables au mieux statistiquement et qui peuvent être aussi bien des événements naturels (orages, tempêtes) que sociaux (fréquentation saisonnière des magasins, consommation d'électricité, choix des établissements scolaires). Toutefois, pour préciser les concepts qui permettent de rendre intelligibles les modalités de l'incertain que vise l'idée de contingence, il convient de quitter le domaine de l'expérience ordinaire pour celui de l'explication scientifique.

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