AVICENNE, arabe IBN SĪNĀ (980-1037)
Avicenne est un des plus grands noms de la philosophie islamique et l'avicennisme se situe au carrefour de la pensée orientale et de la pensée occidentale. La forme du nom sous lequel Avicenne est traditionnellement connu dans l'histoire de la philosophie et de la médecine en Occident résulte d'une mutation de la forme authentique Ibn Sīnā, advenue au cours du passage de ce nom à travers l'Espagne. Cette mutation est déjà un indice de la double perspective sous laquelle on peut envisager l'œuvre d'Avicenne et, d'une façon générale, l'avicennisme : perspective occidentale, telle que nous l'avait léguée la scolastique latine médiévale, et perspective de l'islam oriental ou, plus exactement, celle de l'islam iranien, où la tradition avicennienne a continué de vivre jusqu'à nos jours.
La perspective occidentale latine résulte de la pénétration d'une partie de l'œuvre d'Avicenne dans le monde médiéval. Dès le milieu du xiie siècle, à Tolède, on traduisit, avec quelques œuvres d'Aristote, un certain nombre de traités de penseurs musulmans : al-Kindī, al-Fārābī, al-Ghazālī (Algazel), Avicenne. Viendront ensuite les traductions des œuvres d'Averroès. Si importantes que fussent ces traductions, il ne s'agissait cependant que d'une entreprise fragmentaire par rapport à l'ensemble des œuvres d'Avicenne. Elle s'attachait, il est vrai, à un ouvrage fondamental : la somme qui a pour titre le Kitāb al-Shifā' (Livre de la guérison de l'âme), embrassant la logique, la physique et la métaphysique. Aussi cela suffit-il pour déterminer une influence considérable, telle qu'il est permis de parler d'un « avicennisme latin » médiéval, même si peut-être il n'y eut pas de penseur chrétien pour être avicennien « jusqu'au bout », au sens où il y eut des averroïstes pour qui l'œuvre d'Averroès s'identifiait avec la vérité philosophique tout court. La doctrine d'Avicenne put s'allier avec les formes de platonisme déjà connues (celles de saint Augustin, Denys, Boèce, Jean Scot Érigène) ; cependant, la cassure devait se produire à la limite où la doctrine avicennienne fait corps avec son angélologie, et, partant, avec sa cosmologie. C'est à cause de cette brèche que l'averroïsme devait, en Occident, submerger l'avicennisme. Les conséquences en pourraient être suivies, de siècle en siècle, jusqu'à nos jours. Il reste que les grands noms de la philosophie islamique connus de la scolastique latine sont uniquement ceux d'al-Kindī, al-Fārābī, Avicenne, Ibn Bājjā, Ibn Ṭufayl, Averroès. Ce sont ces mêmes noms qui eurent le privilège de retenir, les premiers, l'attention des philosophes orientalistes. Il en résulta un schéma assez simple. On connut la critique incisive portée par al-Ghazālī contre Avicenne et contre la philosophie en général ; on estima que la philosophie n'avait pas pu s'en relever. On connaissait l'effort massif d'Averroès, faisant face simultanément à la critique ghazalienne et à la philosophie avicennienne, pour restaurer ce qu'il estimait être le pur péripatétisme d'Aristote. L'effort d'Averroès, poursuivi en Andalousie dans des circonstances difficiles, fut sans lendemain en Islam occidental. Et c'est pourquoi, pendant longtemps, tout le monde a répété, après Ernest Renan, que la philosophie islamique s'était finalement perdue dans les sables après la mort d'Averroès. C'était par là même adopter une mauvaise perspective pour juger de l'œuvre d'Avicenne, sans pressentir la riche signification qu'elle revêtait ailleurs.
Cette signification, et avec elle la vitalité philosophique de l'avicennisme, c'est en effet ailleurs qu'en Occident que nous avons à en chercher le témoignage, à savoir en Islam oriental, dans ce monde iranien dont Avicenne était originaire et dans les limites duquel il passa toute sa vie. Là même où nous rencontrons une tradition avicennienne persistante, les philosophes qui y ont lu Ghazālī n'en ont point tiré pour la philosophie les conséquences qu'en tirèrent certains Occidentaux, un peu obsédés par leur comparaison avec la critique de Kant. Quant au nom d'Averroès, il fut pratiquement ignoré en Orient ; son œuvre ne put guère franchir les limites de l'Espagne ; elle ne survécut même que grâce, en partie, à l'abri de l'écriture hébraïque et par les traductions latines publiées en Occident. L'averroïsme, c'est essentiellement le phénomène de l'« averroïsme latin », qui se prolongea en Occident jusqu'au xiie siècle, et qui exerça une influence en profondeur sur la pensée moderne. Pour comprendre l'œuvre d'Avicenne, il importe donc de la replacer dans la perspective où elle ne cessa de fructifier et d'inspirer, de génération en génération, des commentaires le plus souvent très originaux. Ce faisant, on la dissocie du complexe où nos historiens de la philosophie la situaient comme appelée à succomber soit devant Ghazālī soit devant Averroès.
La vie et l'œuvre
Avicenne (Abū ‘Alī al-Ḥusayn b. ‘Abd Allāh Ibn Sīnā) est né, au mois d'août 980, près de Boukhara, en Transoxiane, c'est-à-dire à cette extrémité orientale du monde iranien qui, aujourd'hui en dehors des limites politiques de l'État iranien, est souvent désignée comme l'« Iran extérieur ». Quelques coordonnées seront utiles : en Occident latin, la fin du xe siècle et le début du xie sont plutôt une période d'attente ; on ne peut guère signaler que les noms de Gerbert (Sylvestre II, 1003), Fulbert (1028) et l'école de Chartres, Lanfranc (1005-1089) ; saint Anselme naît en 1003. À Byzance, nous rencontrons le nom du grand philosophe néoplatonicien Michel Psellos (1008-1075). En Orient islamique, la pensée est en plein essor. Le grand théologien du Kalāmsunnite, al-Ash‘arī, avait quitté ce monde en 935 ; le philosophe al-Fārābī, surnommé « le Second Maître » (après Aristote), et dont un des livres devait mettre Avicenne définitivement sur la voie, était mort en 950. Les théologiens du shī‘isme duodécimain, Shaykh Sadūq Ibn Bābūyeh (991) et Shaykh Mufīd (1022), achèvent de constituer le corpus des traditions des Imāms du shī‘isme duodécimain, source de méditation pour plus d'un philosophe avicennien. Enfin l'œuvre d'Avicenne est contemporaine d'un fait d'une importance majeure : la constitution de ce que l'on peut désigner comme le corpus ismaélien, c'est-à-dire les œuvres considérables, tant en langue arabe qu'en langue persane, où s'expriment la philosophie et la théosophie de cette branche du shī‘isme que l'on appelle ismaélisme et qui représente par excellence l'ésotérisme de l'islam.
Avicenne et le shī‘isme
Il y a seulement peu d'années que nous sont connues quelques-unes des œuvres ismaéliennes représentatives, que la « discipline de l'arcane » fit trop longtemps garder dans le secret des bibliothèques. Il faut au moins mentionner les grands noms d'Abū Ya‘qūb Sejestānī (xe s.), Abū Ḥātim al Rāzī (mort en 933) qui eut de célèbres controverses avec un digne adversaire, le médecin Abū Bakr al-Rāzī, le Rhazès des Latins, son compatriote (originaire comme lui de Rayy, l'ancienne Rhagès, ville toute proche de l'actuel Téhéran), Ḥamīd Kermānī (vers 1017), Nāsir Khosraw (entre 1072 et 1077). Le fait est d'importance, parce que, sans que nous puissions discerner leur genèse, les penseurs ismaéliens produisent de véritables sommes dont la découverte a changé quelque chose dans notre vision de la philosophie en Islam. C'est ainsi, par exemple, que la théorie des Dix Intelligences, définitivement constituée chez al-Fārābī et qui se retrouve au long des siècles dans toute cosmologie et gnoséologie traditionnelles, reparaît avec un sens approfondi, chez Ḥamīd Kermānī, avant qu'Avicenne ne l'intègre à son propre système. Fait non moins significatif pour la vie culturelle et spirituelle de l'islam iranien : le propre père et le frère d'Avicenne appartenaient à l'ismaélisme. Lui-même, en son autobiographie, fait allusion à leurs efforts pour entraîner son adhésion à la confrérie, à la da‘watismaélienne. Mais, bien que l'on puisse dégager certaines analogies de structure entre l'univers avicennien et la cosmologie ismaélienne, le philosophe ne se décida pas à rallier la confrérie. Une autre question reste posée : s'il se déroba devant le shī‘isme ismaélien, la confiance que lui témoignèrent les princes shī‘ites de Hamadan et d'Ispahan ne conduit-elle pas à penser qu'il a dû rallier le shī‘isme duodécimain ? Une opinion assez courante en Iran répond à la question par l'affirmative en s'autorisant, en outre, de certaines pages du philosophe.
Écrivain et homme politique
On vient de faire allusion à l'autobiographie d'Avicenne. Le récit, continué et achevé par son fidèle disciple Jūzjānī, nous permet de suivre au mieux la vie de notre philosophe. Son père sut excellemment pourvoir aux soins de son éducation : puis il aborda seul les hautes sciences. Nous apprenons que, à peine âgé de dix-sept ans, il s'était déjà assimilé toute l'encyclopédie du savoir : mathématiques, physique, logique, métaphysique, droit canonique, théologie. La Métaphysique d'Aristote lui causa de grandes difficultés ; il la relut quarante fois avant qu'un traité d'al-Fārābī lui en ouvrît enfin la compréhension. Il s'était en outre appliqué avec un si grand zèle à l'étude de la médecine, sous la direction d'un médecin chrétien, ‘Issā Ibn Yahyā, que le prince samanide Nūb Ibn Manṣūr (mort en 997) n'hésita pas à confier au jeune homme le soin de le guérir d'une grave maladie. Le traitement ayant réussi, le jeune Avicenne reçut en récompense libre accès à l'importante bibliothèque du palais. Après la mort du prince et celle de son père commence sa vie itinérante. Il donne des cours publics à Gorgān (région nord-est de la mer Caspienne), où il commence à composer son Canon de la médecine (Kitab Al Qanûn fi Al-Tibb), une véritable encyclopédie médicale en cinq volumes, ouvrage qui en traduction latine fut pendant plusieurs siècles la base des études médicales en Europe. Puis Avicenne progresse vers l'ouest de l'Iran ; à Rayy d'abord, puis à Hamadan où l'émir Shamsoddawleh le choisit comme ministre (une opinion, naguère émise en Occident, a proposé d'expliquer par sa situation de ministre, vizir, la qualification d'al-shaykh al-ra'īssous laquelle Avicenne est désigné couramment. En réalité, la tradition orientale s'accorde à interpréter ce titre comme signifiant ra'īs al-ḥukamā' (le chef de file des philosophes). Avicenne inaugura à Hamadan un programme de travail écrasant ; le jour était consacré aux affaires publiques, la soirée et la nuit aux affaires scientifiques. Le shaykh menait de front la composition du Shifā' et celle du Canon médical ; un disciple relisait les feuillets du premier, un autre ceux du second. Malheureusement, la situation politique d'un ministre n'est guère conciliable avec les exigences de la vie philosophique. Avicenne en fit la cruelle expérience. Après la mort du prince Shamsoddawleh et dès le début du règne de son fils, les choses se gâtèrent tout à fait pour notre philosophe. Il réussit à s'enfuir près du prince d'Ispahan, l'émir bouyide ‘Alāoddawleh. À Ispahan, nouveau programme de vie studieuse et productive. Finalement, tandis qu'il accompagnait son prince dans une expédition contre Hamadan, une grave affection intestinale dont notre philosophe souffrait depuis longtemps tourna à la crise aiguë ; le médecin Avicenne se soigna lui-même, mais trop énergiquement, et mourut de façon très édifiante, en musulman fidèle, au mois d'août 1037 (Ramadan de l'an 428 de l'hégire) à l'âge de cinquante-sept ans.
Une œuvre encyclopédique
On ne peut donner ici qu'une idée de son immense production. La bibliographie minutieuse établie par G. C. Anawati (Le Caire) comporte deux cent soixante-seize titres. Celle, non moins minutieuse, établie par le professeur Yahyā Mahdavi (Téhéran) comporte deux cent quarante-deux titres. Sans que nous puissions rendre compte ici des raisons de leur différence, les deux chiffres suffisent à indiquer que l'œuvre totale d'Avicenne correspond à un labeur écrasant. Certains ouvrages sont des monuments, comme le Shifā', le Canon ; d'autres sont des ouvrages de dimension normale (le Kitāb al-Nadjātou Livre de la délivrance de l'âme), voire de simples opuscules. Avicenne a écrit principalement en arabe classique, qui était pour lui ce que fut pour nous le latin. Mais il a écrit également en persan, sa langue maternelle. Sa production couvre tout le champ du savoir, tel qu'il typifie la culture islamique de l'époque : logique, linguistique, poésie ; physique, psychologie, médecine, chimie ; mathématiques, musique, astronomie ; morale et économie ; métaphysique : les ilāhīyāt(la philosophiadivinalis). Relevons enfin particulièrement les ouvrages sur la mystique (parmi lesquels les récits symboliques que l'on rappellera plus loin), les commentaires sur plusieurs sourates du Coran, auxquels on rattachera le traité sur le sens ésotérique de la prière (Asrār al-Ṣalāt). Il faut encore mentionner une importante correspondance avec quelques philosophes contemporains. Le dessein personnel du philosophe devait trouver son achèvement dans ce qu'il désigne à maintes reprises comme devant être une « philosophie orientale » (ḥikmatmashriqīya). Nous mentionnerons plus loin ce qu'il en est de cette « philosophie orientale », disparue lors du sac d'Ispahan (1034) avec le Kitāb al-Inṣāf (Livre de l'arbitrage équitable), monumental ouvrage répondant à vingt-huit mille questions et dont il ne subsiste que quelques fragments, Avicenne n'ayant eu ni le temps ni la force de le refaire.
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Écrit par
- Henry CORBIN : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section)
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