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MANN THOMAS (1875-1955)

La part du Diable

La « personnalité mythique » de l'Allemagne reparaît au temps du Docteur Faustus, au risque, conscient, de flatter ses compatriotes, déjà trop portés à se complaire dans le tragique frelaté d'une nouvelle « démonie ». L'Allemagne est une grande psychopathe, travaillée par la résurgence, voire la révélation, de pulsions sauvages, mal enfouies, mal surmontées par un développement industriel et des institutions modernes qui n'ont pas vraiment mordu sur ce fond d'« archaïsme explosif » ; ces pulsions se déchaînent maintenant sans entraves, une fois dissous le vernis de la culture humaniste dont Freud, dans Malaise dans la civilisation, diagnostique de son côté la fragilité. Dans le roman, comme dans la conférence L'Allemagne et les Allemands qui l'accompagne, avec La Genèse du Docteur Faustus en 1949, Thomas Mann se livre à une analyse qui n'est pas sans rappeler celle d'Ernst Bloch : l'Allemagne, « pays classique de la non-contemporanéité », est le pays occidental où subsistent, actifs ou réactivés, le plus de résidus de structures et de mentalités précapitalistes ; de sorte que le très ancien et l'ultra-moderne s'y superposent, sans que le second ait jamais réussi à éliminer le premier, en raison de l'échec en Allemagne de toute révolution bourgeoise. Thomas Mann attribue au « caractère allemand », devenu seconde nature par le fait de l'histoire, une « volonté de légende », une préférence pour les contes bleus qui évitent ou diffèrent la solution des problèmes urgents et pratiques de l'heure. Une des définitions qu'il donne du national-socialisme est : « une mystique technicisée ». L'Allemagne fait figure de pays « tragiquement intéressant », « génial » au sens du musicien Leverkühn, celui où la musique (au premier plan dans le Docteur Faustus) est paradigme du destin national ; pays moins littéraire que « musical », « inarticulé », pays « qui vient trop tard », à la fois « abstrait et mystique », retournant périodiquement à ses origines, comme la musique du xxe siècle (Schönberg revu par Adorno) fait retour à Monteverdi et, en deçà, éprise d'ordre et de pouvoir... Thomas Mann attribue à son Allemagne personnifiée une « volonté de souffrance », une propension à la « solitude qui rend mauvais ». Elle s'ingénie à rester incomprise, déroutante et inquiétante, mal-aimée des nations ; elle atteint le comble de l'isolement avec le « cachot » du IIIe Reich. D'où l'aspiration, qui grandira chez lui à mesure qu'avancera la guerre, conclue par une « paix perdue » qui n'a rien appris aux Allemands, retranchés dans la bonne conscience et le refoulement : que son pays devienne, au risque de la « platitude », un pays « comme les autres » ; que l'Allemagne se « dégermanise », se dénationalise, qu'elle redevienne par dépolitisation une « nation culturelle », puisque « la » politique ne lui réussit pas. 1871 n'a pas fait de l'Allemagne une nation, parce que l'unité s'est réalisée contre les pays voisins, par trois guerres de conquête, et par une politisation forcée et dans le mauvais sens : celui de la « politique de force » (Machtpolitik), que les Allemands confondent désormais avec la politique tout court, passant d'un extrême à l'autre, de l'apolitisme à la politique totale de la dictature. Il va jusqu'à souhaiter une diaspora allemande, au vent de laquelle ses compatriotes, comme individus, pourraient, dispersés dans le monde, y développer leurs éminentes qualités, alors que l'État national n'a fait qu'accentuer leurs travers et leurs penchants mauvais.

Le Diable est également à l'œuvre dans le processus de « dégradation », de « caricature » (Spengler «[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, maître assistant à l'université de Paris-IV

Classification

Pour citer cet article

André GISSELBRECHT. MANN THOMAS (1875-1955) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Thomas Mann - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Thomas Mann

Autres références

  • LES BUDDENBROOK, Thomas Mann - Fiche de lecture

    • Écrit par Lionel RICHARD
    • 1 064 mots

    Le roman Les Buddenbrook a valu à Thomas Mann (1875-1955) non seulement d'être connu en Allemagne dès le début du xxe siècle, mais aussi de conquérir par la suite une gloire internationale. Il est en effet à l'origine, comme le jury suédois tint à l'indiquer expressément, du prix Nobel de littérature...

  • LA MORT À VENISE, Thomas Mann - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 589 mots

    La Mort à Venise(Der Tod in Venedig) est une longue nouvelle de l’écrivain allemand Thomas Mann (1875-1955), prix Nobel de littérature en 1929. L’idée lui en aurait été inspirée à l’origine par l’amour de Goethe, alors septuagénaire, pour Ulrike von Levetzow, une jeune aristocrate de dix-sept ans....

  • LA MONTAGNE MAGIQUE, Thomas Mann - Fiche de lecture

    • Écrit par Marc CERISUELO
    • 1 053 mots
    • 1 média

    Pièce médiane dans l'édifice romanesque de Thomas Mann (1875-1955), située à mi-chemin des Buddenbrok (1901) et du Docteur Faustus (1947), La Montagne magique (1924) marque à la fois le nouveau départ idéologique d'un auteur qui abandonne les idées nationalistes et antidémocratiques des ...

  • ALLEMANDES (LANGUE ET LITTÉRATURES) - Littératures

    • Écrit par Nicole BARY, Claude DAVID, Claude LECOUTEUX, Étienne MAZINGUE, Claude PORCELL
    • 24 585 mots
    • 29 médias
    ...l'âge des sommes romanesques. Si certains, comme Heinrich Mann (1871-1950), s'en tenaient à l'image satirique et à la caricature, son frère Thomas (1875-1955) érigeait ses architectures savantes, où thèmes et leitmotive s'enchevêtrent et se répondent dans une réflexion sur l'histoire du temps...
  • BOUSSOLE (M. Énard) - Fiche de lecture

    • Écrit par Véronique HOTTE
    • 1 018 mots
    ...réparation de l’angoisse de l’âme à travers le songe de l’ailleurs et de l’autre. Ainsi, à l’écoute de la 32e sonate de Beethoven, et comme avant lui Thomas Mann dans Le Docteur Faustus, le narrateur sonde l’attente du troisième mouvement en creux – le silence de l’avenir – qui briserait la dualité de...
  • CRÉATION LITTÉRAIRE

    • Écrit par Gilbert DURAND
    • 11 578 mots
    • 3 médias
    Du roman de Thomas Mann, on peut justement dire ce que Georges Poulet dit du roman proustien : « Espace final fait de l'ordre dans lequel se distribuent les uns par rapport aux autres les différents épisodes du roman... » La Montagne magique, ou plus exactement le lieu du sanatorium de Davos,...
  • CULTURE - Culture et civilisation

    • Écrit par Pierre KAUFMANN
    • 14 361 mots
    • 2 médias

    En septembre 1914, accordant au ton de la propagande de guerre l'anathème jeté par Luther sur l'universalisme romain et renouvelé par Herder sur la philosophie des Lumières, Thomas Mann posait en principe, dans la Neue Rundschau, l'antagonisme de la « culture » allemande et de la « civilisation...

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Voir aussi