MANN THOMAS
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Jusqu'à ces derniers temps, Thomas Mann, tant admiré et révéré, parfois de loin, avant et après la Seconde Guerre mondiale, passait pour un type d'écrivain périmé. En Allemagne orientale, il a fait longtemps l'objet d'une sorte de culte, voué au grand « humaniste démocrate-bourgeois ». En Allemagne fédérale, il a payé longtemps les séquelles de la guerre froide et les attaques venimeuses de l'« émigration intérieure » contre le grand exilé devenu citoyen américain. La nouvelle gauche allemande lui préfère Brecht, voire Musil, Döblin, ou lui oppose son propre frère Heinrich ; il est resté à son gré trop bourgeois, conservateur de « la » culture, foncièrement apolitique, et de style encore trop classique malgré ses audaces de vieillesse ; bref, un auteur de tradition. D'autres, de tendance libérale, en font un modèle de non-engagement, ironiste avant tout. Un courant ésotérique lui préfère Jünger. Cependant, par sa trajectoire intellectuelle peu commune, son antifascisme passionné et sans failles, il dérange. « Grand-écrivain » au sens de Musil, il est demeuré sans postérité ni disciples ; auteur ardu, aux phrases « proustiennes », il faisait figure d'« alexandrin », de « poeta doctus », dont les allusions culturelles s'adressent à un public de même formation. En France, où il ne fut jamais discrédité comme il le fut dans son pays, il connaît un regain d'intérêt, pour un faisceau de raisons complexes. D'abord, le désir d'une écriture narrative qui ne soit ni le récit linéaire selon certains modèles anglo-saxons, ni l'insensibilité du Nouveau Roman. Pourtant, à l'exception des Buddenbrook, saga familiale et livre de chevet, ou du Krull, délayé naguère par un feuilleton télévisé, Thomas Mann conserve des aspects « allemands trop allemands » d'accès difficile : digressions savantes ou longs débats d'idées, qui trahiraient la « métaphysique germanique ». Mais on a retrouvé également en lui des préoccupations majeures d'aujourd'hui : rapports esprit-corps et santé-maladie, fantasmes et transgressions, affleurements de l'inconscient, ressorts pulsionnels de la domination et de la soumission ; psychanalyse de la création et lecture analytique de son œuvre exercent une sorte de fascination. Sa production, pourtant considérable, d'essayiste littéraire et politique, trop longtemps négligée, n'a eu que peu d'influence. Mais certains, à tort ou à raison, décèlent, jusque dans les indigestes Considérations d'un apolitique, un plaidoyer encore actuel pour une idéologie de la culture contre la politique, contre l'État et les dogmes ; celle que précisément Thomas Mann a su, au cours de sa longue vie, « dépasser en la conservant ».
Les Buddenbrook (1901) et La Montagne magique (1924), deux œuvres de fiction hantées par un parti pris d'authenticité documentaire, ont consacré le romancier allemand Thomas Mann comme un des plus brillants écrivains du
Crédits : Hulton Archive/ Getty Images
Un patricien de la culture
Un critique allemand acerbe, Alfred Kerr, reprochait injustement au « plus grand écrivain » de son pays, consacré et officialisé par le prix Nobel (1929), de toujours rappeler dans ses romans la faillite de la firme commerciale paternelle. C'est en effet le cas dans les Buddenbrook (1901) et, brièvement, dans le début de La Montagne magique (1924, commencé en 1912) et des Aventures du chevalier d'industrie Felix Krull (première partie des Mémoires parue en 1910, l'ensemble, inachevé, n'ayant vu le jour qu'en 1955). Mais c'est ainsi que ce descendant de grands bourgeois patriciens, de « sénateurs » de la « ville libre » hanséatique de Lübeck, devenu Munichois en 1893 jusqu'à son départ définitif d'Allemagne en 1933, embrassa le métier, ou reçut la vocation, d'écrivain. Il fit ses débuts dans ce qui était l'avant-garde du temps, lui qui évita toute sa vie les avant-gardes : le mouvement naturaliste de Berlin, la revue Simplicissimus (1898-1899). Il se fit connaître dans ce milieu par une série de nouvelles – aujourd'hui trop négligées par rapport aux trois « grandes » nouvelles que sont Tonio Kröger (1903), Tristan (1903), et surtout La Mort à Venise (1913) : Le Petit Monsieur Friedemann, Le Chemin du cimetière, Tobias Mindernickel, L'Armoire, Les Affamés, La Paillasse, qui sont de courts récits où souvent des créatures chétives ou trop confiantes sont écrasées par des incarnations de la « Vie », brutale et sans scrupules, dans le cadre étouffant de la haute société civile et militaire d'Allemagne du Nord. Avant son deuxième roman, Altesse royale (1909), métaphore et légende « démocratique » de la crise de l'individualisme et de l'existence « formelle », en même temps qu'hommage à sa jeune femme, d'origine juive, Katia Pringsheim, épousée en [...]
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Écrit par :
- André GISSELBRECHT : ancien élève de l'École normale supérieure, maître assistant à l'université de Paris-IV
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Pour citer l’article
André GISSELBRECHT, « MANN THOMAS », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 26 janvier 2023. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/thomas-mann/