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THÉÂTRE OCCIDENTAL La dramaturgie

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Le théâtre est d'abord un spectacle, une performance, un travail corporel, un exercice vocal et gestuel, le plus souvent dans un décor particulier. Il est aussi une représentation, autrement dit un moyen esthétique d'offrir au spectateur l'illusion que les corps, les décors, les voix et les gestes sont autre chose que ce qu'il voit directement et que cet ensemble est le simulacre d'une autre réalité : il ne s'agit donc pas ici – et on le lit chez Aristote – de mimer la réalité pour l'imiter exactement, mais de fournir une mimésis, autrement dit d'installer un rapport, réfléchi et médiatisé par l'œuvre d'art, avec le monde. Enfin, le théâtre est encore un texte plus ou moins fixé, produit par un ou plusieurs auteurs, destiné à être représenté par des comédiens (et donc vu par des spectateurs), mais aussi à être lu.

Parce qu'ils se situent au carrefour des différentes dimensions de l'événement théâtral, il est nécessaire de prendre en compte tous les aspects de la définition des mots « dramaturge » et « dramaturgie ».

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Pendant longtemps, « dramaturge » a signifié purement et simplement « auteur dramatique ». Et si, au xviiie siècle, le mot français a parfois été employé dans un sens défavorable, il conserve jusqu'au xxe siècle cette acception première. « Dramaturge » et « auteur dramatique » sont donc souvent interchangeables, ce qui revient à dire que le texte prime, que l'auteur est le principe même du spectacle et que, d'une certaine manière, la lecture littéraire domine le théâtre. Dès lors, « la dramaturgie » a été le plus souvent conçue comme une étude de l'art de la composition. Cette étude, généralement synchronique et théorique, s'applique à décrire et à mettre en perspective (formelle, esthétique et parfois historique) les structures et les motifs propres à l'élaboration du texte par l'auteur, à les situer en regard de l'esthétique définie par les théoriciens (qui peuvent être des auteurs) et à évaluer ainsi les effets souhaités ou présumés sur des spectateurs potentiels et des lecteurs instruits. On parlera donc de « la dramaturgie cornélienne » pour définir la position théorique de Pierre Corneille en matière de tragédie, on établira un rapport entre cette « dramaturgie » et celle de ses devanciers (Rotrou), de ses concurrents (Thomas Corneille, Racine), de ses contradicteurs (Scudéry) et des théoriciens qui lui sont contemporains (d'Aubignac), et l'on analysera l'effet de cette construction sur le public.

C'est en Allemagne, avec G. E. Lessing (1729-1781), que le dramaturg (distinct en cela de la fonction du dramatiker, qui écrit les pièces) devient celui qui met en œuvre une activité théorique et pratique à même d'assurer le lien entre le texte et la mise en scène, puis qui jouera un rôle de praticien-conseiller en matière de lecture interprétative du texte de théâtre, de programmation et de choix des spectacles, et de recours historique et théorique pour ceux qui en assurent la représentation. C'est ainsi qu'au contact de la tradition allemande, en particulier brechtienne, la mise en scène européenne et française du xxe siècle a fini par adapter cet ensemble de fonctions à ses habitudes de production, qui incluent l'espace de la scène comme le corps de l'acteur.

Dès lors, le travail dramaturgique, qu'il soit le fait d'un dramaturge, d'un metteur en scène ou des comédiens organisés en groupe décisionnel, aura pour objet d'envisager le passage du texte à la représentation. De plus, cette fonction se trouvera incluse (ce qui est aussi le rôle du dramaturge en Allemagne depuis quelques dizaines d'années, et en France parfois) dans une perspective plus large qui est celle de la politique esthétique du théâtre lui-même, en tant qu'institution sociale à part entière dans l'espace de la cité.

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Bien souvent, ces deux mondes ne sont pas en harmonie même s'ils sont complémentaires. Il semble ainsi que l'urgence consiste à les réunir, non point dans une entreprise volontariste et isolée, mais dans l'esprit général de ceux qui forment les spectateurs, de ceux qui vont au théâtre, de ceux qui ont pour fonction de réfléchir sur les œuvres, enfin des praticiens. Car si la représentation des pièces du théâtre du passé peut avoir un intérêt autre qu'historique ou rituel, il est nécessaire d'envisager à la fois le passage (la dramaturgie au sens pratique) et l'objet textuel (la dramaturgie au sens théorique) en s'autorisant à penser historiquement les performances autour de la question de la séance et de ses fonctions esthétiques, politiques et sociales. C'est ainsi que, en prenant en compte le spectacle, la mimésis, le texte et l'encadrement du spectacle (la réalisation pratique, les publics, la réception et l'architecture elle-même), on pourra être au cœur de l'objet-théâtre.

Ces préalables montrent d'emblée les tensions propres à l'art de la représentation, et en particulier celles qu'on observe dès l'aube de la période moderne, au xvie siècle, entre la scène, la spectacularité – ce qu'on appellera aujourd'hui la performance –, et la littérarité – le fait que le théâtre soit aussi un objet littéraire.

La dramaturgie classique : l'espace tragique

Joué avant d'être publié, en particulier au xviie siècle, le théâtre s'affirme comme un type de représentation où plusieurs praticiens s'affrontent, et rarement s'accordent : à côté des comédiens et des décorateurs, face au public qui considère avant tout que la séance de théâtre est un moment de sociabilité, les nouveaux auteurs-écrivains revendiquent leur légitimité et leur propriété sur l'œuvre. Ils veulent se montrer capables de diriger les autres professions, via la production de leur texte. Le théâtre littéraire, qui s'établit en théâtre de la lecture, conquiert son autorité dans le courant du xviie siècle, principalement pour la tragédie

La longue histoire du théâtre a retenu l'idée que, finalement, les tenants de la théorie, qu'on nommera « classique », ont réussi d'une part à minimiser le rôle de l'action scénique et du spectacle représentés au profit du discours et du poème déclamés, et qu'ils ont d'autre part su endiguer une liberté hybride et supposée incohérente en codifiant le jeu (par la déclamation, la gestuelle) et la réception (en formant le public à une attention esthétique). Elle retiendra encore que les « classiques » ont pu ainsi limiter la liberté de lecture de l'œuvre théâtrale en exigeant qu'elle soit dominée par une esthétique unifiante. Mais on le verra, ni le lieu du théâtre, ni le jeu des comédiens, ni même les productions textuelles ne peuvent être étroitement cadenassés ; malgré d'Aubignac, malgré, plus tard, Voltaire et La Harpe, qui le veulent silencieux et policé, le parterre ne s'assoit pas avant la fin du xviiie siècle ; le jeu, s'il est quelque peu codifié, reste matière à interprétation par les corps comme par des traditions différentes, évolutives et contradictoires. Et la lecture elle-même, cette lecture idéale du théâtre au moyen de l'imagination, dont rêve d'Aubignac à la fin de sa Pratique du théâtre (1657), reste, malgré tout, réfractaire à la volonté monosémique et à l'effet de continuité, parce que c'est aussi la discontinuité, la polysémie, l'équivoque et l'ambiguïté qui intéressent les lecteurs.

La théorie dramatique « classique »

Partons néanmoins de ce qu'il est convenu d'admettre. Que l'art dit « classique » est destiné à n'être pas ostensible, qu'il se veut présent mais invisible, qu'il souhaite émouvoir le spectateur et le transporter sur la scène d'une fable, d'une fiction, qu'il entend représenter. Que la tragédie, le genre le plus remarquable et le plus élevé, est, à « l'âge classique », aux xviie et xviiie siècles, le modèle qui sert de pierre de touche à l'ensemble des autres genres. Ainsi, cette pièce de théâtre en cinq actes, le plus souvent ou majoritairement rédigée en alexandrins, développe un sujet le plus souvent emprunté à la fable (la mythologie) ou à l'histoire antique, et mettant en scène des personnages nobles, illustres.

La tragédie classique est ainsi, d'abord, un code esthétique noble ou plutôt un système de représentation et n'est pas nécessairement tragique (le tragique est une notion antique ou moderne qui ne s'accorde pas toujours en effet avec les pièces nommées tragédies à l'époque classique). Elle invente peu à peu des règles dramaturgiques pour garantir les effets qu'elle souhaite transmettre à son public : effets de crainte, de pitié (Aristote), puis d'admiration (Corneille) et de compassion (Racine). C'est pourquoi, on dit, après Aristote, que la tragédie représente, par un discours poétique, une action dont le but revendiqué est d'exciter la terreur et la pitié par le spectacle des passions humaines et des catastrophes qui en sont la fatale conséquence. Dès lors, les auteurs peuvent viser une finalité moralisatrice plus ou moins nette, capable, sous le couvert du plaisir pris à l'émotion, d'instruire le public. Les passions ne sont apparemment présentées aux yeux des spectateurs que pour montrer tout le désordre dont elles sont la cause. C'est là proprement, selon les théoriciens et les praticiens du théâtre, et selon Racine que l'on paraphrase ici, le but que tout homme qui travaille pour le public doit en principe se proposer.

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C'est à partir d'un nombre réduit de personnages que la tragédie exprime un discours poétique et représente le monde. Cette représentation s'ordonne traditionnellement à partir du schéma aristotélicien qui veut que ce « bel animal » esthétique soit un corps harmonieux et ait donc un début, un milieu et une fin : ainsi, une crise sera installée (scènes d'exposition), ouvrant sur un système de contradictions qui induit un ou plusieurs périls de mort. Elle déterminera un enchaînement de causes et d'effets, et, selon les cas, se poursuivra parfois par des obstacles et/ou des péripéties, puis, une fois nouée, se dénouera par une catastrophe et/ou une fin sanglante, donnant parfois lieu, en un tableau final, soit à une déploration, soit à une clôture harmonieuse (fin heureuse), qui aura alors pour fonction de réduire les contradictions préalablement exposées.

Les scènes doivent être liées les unes aux autres sur le plan formel : à l'intérieur d'un acte la scène ne doit pas se vider, d'où l'utilité des scènes de liaison qui annoncent et rendent vraisemblable l'arrivée d'un personnage ou justifient le départ d'un autre ; les périls sont, eux aussi, liés dans une même action. Il est en revanche possible et même nécessaire de vider la scène entre les actes, ce qui détermine des entractes, ces ruptures (deux violons jouaient alors pendant une dizaine de minutes) qui figurent le passage du temps durant lequel l'action se poursuit hors scène, toujours selon le principe de la vraisemblance. Au début de chaque acte, les personnages, assurant la continuité de l'action, annoncent ce qui s'est passé, hors de la scène, dans l'intervalle (retournement de situation, départ, arrivée, poursuite de l'action, combat, etc.).

Sans vouloir brider l'imagination du poète mais en la rendant plus appropriée et plus apte à toucher le spectateur, les théoriciens vont définir peu à peu des « règles » de plus en plus contraignantes, qui auront pour fonction de concentrer l'émotion : il s'agit en effet de faire vite et fort, et de veiller au confort du spectateur et à sa concentration sur la fable. Unité de lieu (un seul lieu de fiction), de temps (24 heures) et d'action (une seule action principale) : l'attention du spectateur ne doit pas se disperser. À cette règle des trois unités, prônée par Chapelain ou d'Aubignac, et telle qu'on la voit se matérialiser par exemple dans Bérénice(1670), de Racine, les dramaturges du « Grand Siècle » ajouteront la bienséance, qui soutient l'accord de vraisemblance. Le genre choisi nécessite alors qu'on représente des discours, des personnages et des actions qui s'accordent avec lui : la tragédie exprime de grandes actions articulées sur de grands sentiments ; la comédie traite des actions domestiques en un langage moyen ; la tragédie lyrique et les pièces à machines mettent en scène une vraisemblance merveilleuse, avec des dieux qui agissent, se déplacent, parlent et chantent comme les dieux sont supposés le faire, etc.

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L'ensemble du dispositif repose donc sur une certaine idée de la vraisemblance, sorte de contrat de croyance entre le spectacle et les spectateurs : d'Aubignac, dans sa Pratique du théâtre (1657) en fait la mesure de ce qui ne choque pas le bon sens et la logique de la partie la plus éclairée des lecteurs-spectateurs. Corneille, de son côté, soutient que l'histoire, tout invraisemblable qu'elle est, fournit des cas « véritables » que la tragédie doit représenter, à condition que la disposition en soit réglée et que les actions représentées aient un caractère soumis au principe de la cause et de l'effet.

Espace antique et espace contemporain de la tragédie

La tragédie consiste alors à choisir, dans un corpus fort large (mythologie, histoire, mais aussi histoire proche, Bible et vies de saints, surtout au début du xviie siècle pour ces deux dernières sources), une fable capable de former intrigue. D'où l'intérêt d'une situation paradoxale inversant les rapports entre proches, rapports déréglés par une passion (ambition, amour, haine, jalousie, etc.), et montrant la perversion des liens fondamentaux qui brouille la structure familiale (inceste, parricide, fratricide, infanticide). La proximité, ce peut être aussi celle de la cité : la tragédie peut alors s'orienter, parce que les personnages concernés sont parents et simultanément princes ou héros, vers des sujets politiques concernant le roi et ceux qui, proches de lui, le haïssent, veulent sa place ou ont un intérêt quelconque à contester sa légitimité, qu'ils soient unis par l'ambition, la justice ou l'honneur. Tout affrontement au pouvoir royal participe alors de plein droit à la matrice tragique, d'autant que la monarchie absolue confond l'idée de régicide et de parricide.

C'est donc à partir d'exemples mythologiques et historiques que la tragédie travaille, autour de « cas » figurés par des personnages appartenant à des familles situées au sommet de la hiérarchie des États. Les fables tragiques choisissent ainsi, de plus en plus massivement, leur argument dans l'Antiquité (ou, plus rarement, dans un Orient de convention, comme dans Bajazet, 1672, de Racine), mais se donnent aussi pour nécessité de parler du présent. Les deux références – aux institutions grecques ou romaines, d'une part, aux institutions françaises, contemporaines des auteurs, d'autre part – se mêlent et informent le texte au sein d'une perpétuelle interaction.

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C'est sur ce double jeu référentiel que la tragédie classique fonctionne : sur la distance, sur l'« art de l'éloignement » (Thomas Pavel), et sur l'adéquation de cette distance au réel du spectateur et de l'auteur. C'est donc précisément parce qu'Horace, Cinna, Titus ou Phèdre ne sont pas contemporains que le spectateur peut se reconnaître. Parce qu'il fait ce travail d'adéquation, de réflexion, et qu'il y prend plaisir, un plaisir fondé sur un système de reconnaissance qui se situe à l'intérieur du processus de la distance ou de l'éloignement. La vraisemblance s'arrime à la fois au passé (et à la connaissance qu'on en a) et au présent esthétique, politique, philosophique et religieux. C'est à ce prix que la tragédie pourra s'exprimer sur le futur, gage de son autorité. La souveraineté, la tyrannie, la légitimité, de même que le mariage, l'amour ou le choix d'un exil religieux seront alors des concepts modernes – portant sur la société française monarchique d'Ancien Régime – et antiques – portant sur ce qu'on sait, au xviie siècle, de l'Antiquité.

La tragédie n'est donc pas à considérer comme un genre militant, qui s'exprimerait sans ambages sur le monde des spectateurs tel qu'il est, mais comme une forme qui ménage toujours un espace de réflexion entre ce qui est dit de l'univers moderne et sa représentation antique. Nulle leçon directe, ici, dans la mesure où le genre tragique suggère un travail au spectateur, en même temps qu'il déclenche une émotion via l'exercice des passions.

La nouvelle esthétique du plaisir raisonnable et réflexif

C'est pourquoi la doctrine classique s'ordonne autour des concepts de raison, de vraisemblance et d'utilité. Au plaisir irrégulier de l'invention, de l'éblouissement – propres à la tragédie du tout début du xviie siècle et à son goût des machines ensuite –, elle substitue le plaisir poli, honnête, civil, de l'ordre et de la raison. Celui de la dispositio, mise en forme générale de l'histoire (de la « fable », au sens aristotélicien du mot), et de l'émotion raisonnable qui permet aux passions d'être purgées, et à l'émotion irrégulière qu'on dira bientôt « barbare » et « gothique » d'être évacué. Le nouveau plaisir devient celui de la reconnaissance de la clarté et de l'ordre dans l'ordonnance des tragédies. C'est d'une sorte de pédagogie pour les honnêtes gens qu'il s'agit : la tragédie doit en principe permettre de mieux comprendre le monde en privilégiant la clarté dans l'exécution, en facilitant la tâche d'interprétation du spectateur par l'édification d'un consensus sur la vraisemblance, en le dégageant d'un travail d'imagination qui risquerait de l'entraîner vers un malaise dommageable à sa réflexion. La tragédie se donnera donc pour but de favoriser l'art oratoire et le discours poétique, contre l'action et l'imagination qui privilégierait le spectacle (à la suite d'Aristote, la dramaturgie « classique » marginalise la question de l'opsis). Les spectateurs et les lecteurs des tragédies doivent participer a priori au même plaisir de la conformité, avoir une définition à peu près semblable de la vraisemblance, enfin, convenir, au moins en apparence, du fait que le théâtre doit plaire et instruire moralement, s'il veut intéresser.

Dans le même temps, les spectateurs et les lecteurs seront en mesure d'épier les actions, les passions et les attitudes, des rois, des princes et des héros, d'observer les désordres représentés durant la mise en place de l'intrigue, de voir ou d'apprécier les passions et leurs conséquences, puis de céder, ou non, à une reconstruction positive du monde que, parfois, l'intrigue leur propose. Entre les désordres et l'ordre esthétique, moral, politique, religieux, le spectateur et le lecteur, pris dans la distance réflexive et dans l'émotion, peuvent alors vaciller, choisir, juger.

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La comédie, genre plus libre parce que moins fixé par les théoriciens, qui n'a pas rompu ses attaches avec la farce, qui se joue au contact du théâtre italien et qui, avant tout, divertit par son jeu, sait tout cela. Mais si, peu à peu, quelques-uns de ses textes semblent respecter les règles dramatiques du genre plus élevé qu'est la tragédie (temps, lieu, action, vraisemblance, bienséances) et produire ce qu'on a appelé la « Grande Comédie » (comme Le Misanthrope, 1667, de Molière), elle n'a pour autant jamais abandonné le plaisir de la performance comique discontinue, sur les tréteaux de la foire et de la farce de rue, comme sur les scènes plus « respectables ». Genre « médiocre » (moyen), la comédie emploie donc des types pour représenter le monde de la domesticité, et figurer la grande fable matrimoniale dans laquelle les pères, les fils et les valets jouent chacun leur rôle (préserver, dépenser, produire des stratagèmes) avant de s'accorder. Peu à peu, en approfondissant et en développant la matière de ces types, le genre comique en vient à rendre compte de « caractères » qui permettent au spectateur un investissement plus étroit et un regard sur les tempéraments, les vices ou les qualités des personnages. Dès lors, il sera possible de revendiquer une réflexion divertissante et utile à la morale commune, à travers ce dispositif. On passera donc, durant le xviiie siècle, des caractères aux « conditions » (père de famille, fils naturel, etc.) quitte à s'éloigner du principe du comique farcesque pour viser à l'émotion larmoyante et sensible. Dans le même temps, sur d'autres scènes, le plaisir de la performance comique, produit par les parades et les arlequinades, est toujours fort recherché au point qu'il faudra créer un genre nouveau, la comédie larmoyante puis le drame bourgeois, pour entériner cette disjonction du genre.

Espace de sociabilité et illusion discontinue

Si l'on souhaite comprendre la dramaturgie d'un genre, ou du théâtre à une époque donnée, on ne peut s'en tenir au texte publié, ni à sa lecture, si complexe soit-elle. Il faut aussi considérer la scène et, plus largement, la séance durant laquelle les spectateurs et les comédiens se rencontrent. C'est en effet à la manifestation d'un ensemble particulier que participent le parterre mouvant, les spectateurs situés sur les banquettes du théâtre, sur les gradins et dans les loges. D'un côté, la pièce se donne comme un objet théâtral, séparé de la réalité des spectateurs avec ses codes de représentation (une déclamation, une gestuelle, un temps de fiction, des costumes qui permettent cette distinction) ; de l'autre, elle s'inscrit comme un moment et un lieu de contact entre des comédiens et des publics, contact d'autant plus net qu'il est assuré, au xviie et au xviiie siècle, par l'insertion des spectateurs dans l'espace même de la scène.

Le degré de théâtralité, mis en place dans la performance, des codes de jeu, la convention du (ou des) décor(s) et la déclamation des textes généralement poétiques, facteur initial de séparation entre les publics et les personnages de l'intrigue, renvoie ainsi à l'expression simultanée d'une représentation virtuelle (l'intrigue) et d'une assemblée explicitement réunie autour de cette représentation. Dès lors, la fiction représentée et la séance de théâtre vont laisser communiquer l'espace virtuel et l'espace réel, le temps de fiction et le temps de représentation. Les spectateurs ont ainsi, de fait, leur mot à dire (tout haut, au besoin) sur la fiction et sur l'art déployé, comme la fiction peut aussi intervenir sur les spectateurs (La Critique de l'École des femmes, 1663, de Molière, en est l'exemple le plus net).

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Si le moment de théâtre est bien, en principe, le moment où la fiction s'exerce sur la scène sous les couleurs de la représentation et de l'illusion théorique, si les effets recherchés sont l'émotion, la terreur, la pitié, la compassion et l'admiration pour la tragédie, il y a, durant la séance théâtrale, bien d'autres moments (qui s'insèrent en dehors du temps de la représentation ou durant ce temps-là) qui contribuent à faire de l'exercice du théâtre une pratique discontinue qui n'est pas forcément, ou uniquement, centrée sur la représentation.

Certes, les spectateurs sont, en théorie, absents du déroulement du spectacle : les principes de l'illusion et de la distance du regard et de l'interprétation dominent le spectacle au point qu'on peut alors parler d'espace théâtral, ou d'espace dramatique, propre à la fiction. Mais le théâtre de l'âge classique n'est pas seulement un lieu où les spectateurs « participent » à la fiction. Et si l'on vient, a priori, pour voir et épier une fiction distincte du monde des spectateurs, on vient aussi au théâtre pour voir autre chose : la ville et les ordres sociaux (la cité moderne), éclairés par les lustres centraux, qui se regardent, parlent, commentent et, le cas échéant, assistent au spectacle de la fiction. Outre que le principe d'identification du comédien à son rôle n'est pas véritablement assuré dans ces années-là, l'adaptation de l'édifice théâtral au principe de l'illusion est, en effet, loin d'être réelle. Si Corneille postule que la scène et la salle sont deux espaces hétérogènes (sortir de la grotte d'Alcandre, dans L'Illusion comique, c'est prendre le risque de mourir), on sait bien qu'au xviie siècle, lors des représentations, il n'y a pas encore de « quatrième mur ».

D'Aubignac aura beau s'escrimer à dire qu'on doit jouer « comme s'il n'y avait point de spectateurs », « comme si personne ne les voyait et ne les entendait que ceux qui sont sur le théâtre » (« Des spectateurs », in La Pratique du théâtre), il faudra attendre Diderot pour qu'une claire limitation devienne possible : « ne pensez non plus au spectateur que s'il n'existait pas. Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas » (De la poésie dramatique, 1758).

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Il y a donc, dans la dramaturgie pratique de ce théâtre classique, comme dans n'importe quel théâtre, quelques moments d'illusion qu'on peut appeler des instants de grâce, d'une illusion qu'on appellera « absolue », infiniment dangereux s'ils devaient être étendus, mais impossibles à prolonger, presque par essence. Ce sont ces rares instants où, au milieu de la foule, le spectateur, individuellement ou non, écoute pleinement et, peut-être, fait silence. Le théâtre n'est pas une boîte de fiction qu'une salle observe et dans laquelle elle se projette, mais un lieu dans lequel les limites sont souvent mouvantes. S'il y a bien un encadrement, une profondeur, un vocabulaire scénographique et la conscience d'une possible illusion du spectacle pour ceux qui regardent, il y a aussi une pénétration du domaine des spectateurs au sein même de l'enclos de la fiction (les banquettes de la scène dès 1637), une adresse constante, par leur jeu, des comédiens à l'égard des spectateurs, et un dépassement systématique des limites du spectacle de la fiction dans l'au-delà de l'imaginaire humain, ou dans l'en-deçà des représentations du réel.

Et même lorsque le texte revendique une autonomie absolue et détermine une rupture entre le monde de la réception (muet, contemporain et d'une essence sociale « réelle ») et le monde de la fiction (occupé par des personnages qui agissent et surtout qui parlent, dans un temps mythique ou ancien, dans un lieu différent, un monde marqué par la virtualité), les conditions de représentation empêchent que cette rupture se fasse tout à fait. Le spectacle est donc situé dans un espace et dans un temps intermédiaires qui ne sont ni tout à fait le temps et l'espace de la fiction, ni tout à fait le temps et l'espace des spectateurs.

Parce que l'espace du théâtre (l'espace théâtral, sa fiction, sa représentation plus l'espace du lieu de théâtre) découpe des espaces qualitativement différents, parce qu'il est investi de points de vue différents (dans la fable les personnages en contradiction, dans la réception des instances aux multiples jugements), le théâtre dit « classique » figure et réalise la scène esthétique, juridique et sociale du monde tout entier, à partir d'un exemple complexe, d'une mise en place d'enjeux et de rôles contradictoires. C'est donc parce qu'il détermine des rapports de jugement spatialisés qu'il peut intéresser, parce qu'il fournit aux spectateurs à la fois des exemples de conduites et des occasions d'exercer leur point de vue sous le regard d'autres points de vue, dans l'émotion et dans la distance, en toute conscience. Le centre de l'espace théâtral est donc véritablement le discours – non celui de la seule fable, mais bien la somme des discours tenus lors de la performance, en assemblée, à partir du discours représenté de la fable. Et si, parce que le code de représentation l'exige, une version et une leçon sont parfois privilégiées par le texte, par les comédiens, ou par une partie majoritaire (ou hiérarchiquement supérieure) du public, la configuration des lieux et des espaces fait qu'il est possible, voire nécessaire – les auteurs et les praticiens les prévoient même –, que d'autres jugements adviennent, en toute liberté, à partir du cas exposé, et en fonction des attendus de celui qui juge. C'est ainsi à partir, ou à côté du discours, qui surgit par la voix, par le corps du comédien, et qui porte le texte, relayé par le discours de ceux qui l'observent, que la séance de théâtre s'érige en scène publique circulaire, aboutissant finalement à une interprétation individuelle. Entre théâtre-assemblée et théâtre-projection de fiction, entre performance esthétique et sociale et littérarité, entre spectacularité et discours, le théâtre de l'âge classique est d'abord un art en constitution, comptable des contradictions qui le déterminent et qu'il a pour charge de figurer.

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre
  • : maître de conférences en études théâtrales à l'université de Paris-III

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