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SOCIÉTÉ

Sociétés primitives et sociétés historiques

La comparaison entre des sociétés historiques et ces sociétés radicalement autres qu'on appelle sauvages éclaire singulièrement le débat précédent. L'œuvre de Pierre Clastres, en dépit de la nostalgie du « bon sauvage » qui s'y fait jour parfois, peut en être l'instrument. Elle pose en effet que le phénomène société est d'abord phénomène politique : « Le pouvoir est universel [...], il est immanent au social. » C'est ainsi que Clastres, polémiquant avec certains de ses collègues écrit : « Si on veut conserver les concepts marxistes d'infrastructure et de superstructure, alors faut-il, peut-être, accepter de reconnaître que l'infrastructure c'est le politique, que la superstructure c'est l'économique. Un seul bouleversement structurel, abyssal, peut transformer, en la détruisant comme telle, la société primitive, celui qui fait surgir en son sein ou de l'extérieur ce dont l'absence même définit cette société : l'autorité de la hiérarchie, la relation de pouvoir, l'assujettissement des hommes, l'État. » Ainsi, le social est-il déterminé par l'économie des significations qui organisent le politique et qui résulte comme d'une décision que personne n'aurait ni prise ni formulée, par rapport à l'originaire. Selon Clastres, qui s'est fondé sur les observations de différentes tribus indiennes d'Amérique, l'absence de l'État, dans les sociétés primitives, n'équivaut pas à une absence du politique, mais à une forme originale de sa présence : celle de l'effort constant que font ces sociétés sans État pour exorciser le pouvoir et mettre un frein à l'opposition qui existe entre les assujettis et ceux qui détiennent la force des armes et le pouvoir des mots clés de la tribu. Cette lutte contre la menace d'un clivage intérieur au groupe et qui l'opposerait à lui-même apparaît à Clastres comme une dimension à ce point essentielle de ces sociétés primitives que son échec n'est rien de moins que le signe de leur fin : « L'histoire des peuples qui ont une histoire est – dit-on – l'histoire de la lutte des classes. L'histoire des peuples sans histoire c'est – dira-t-on avec autant de vérité au moins – l'histoire de leur lutte contre l'État. »

Ce refus du clivage interne n'est cependant possible que parce qu'un autre clivage, une autre économie du symbolique s'imposent : la séparation radicale de la société d'avec le principe de son ordre. L'ordre social est soustrait à l'emprise des hommes et ceux-ci ne s'y conçoivent jamais comme les « inventeurs » de leur société. Si donc personne n'est soumis au pouvoir de l'un, c'est d'abord parce que tous sont soumis identiquement au grand autre. Parce qu'aucun ne jouit d'une proximité particulière avec le foyer du sens fondateur du social, aucun ne peut prétendre à un statut particulier l'autorisant à exercer un pouvoir séparé, édicter des lois et régir des sujets. La société sauvage est une société où l'absence de coercition par quelques-uns se double d'un total assujettissement de la société au symbolique posé comme autre du social. D'où il résulte, comme l'écrit P. Clastres, que « la propriété essentielle (c'est-à-dire qui touche à l'essence) de la société primitive c'est d'exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c'est d'interdire l'autonomie de l'un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c'est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société ». Commentant Clastres, [...]

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Écrit par

  • : professeur émérite, université de Paris-V-Sorbonne

Classification

Pour citer cet article

André AKOUN. SOCIÉTÉ [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ANOMIE

    • Écrit par Raymond BOUDON
    • 4 002 mots
    • 1 média
    ...travail et le premier chapitre de ce livre à la division du travail anomique. L'idée générale de la théorie de Durkheim consiste dans l'affirmation que les sociétés évoluent d'un type de solidarité mécanique à un type de solidarité organique. Dans le premier cas, les éléments qui composent la société sont...
  • ANTHROPOLOGIE

    • Écrit par Élisabeth COPET-ROUGIER, Christian GHASARIAN
    • 16 158 mots
    • 1 média
    ...reconnu leur dette vis-à-vis de Durkheim : ce qui importe, ce sont moins les traits particuliers d'une culture que la fonction qu'ils remplissent dans la société. La culture renvoyant aux coutumes ou aux productions, et la société aux relations sociales, E. E. Evans-Pritchard illustre ainsi la fameuse...
  • ANTHROPOLOGIE ANARCHISTE

    • Écrit par Jean-Paul DEMOULE
    • 4 849 mots
    • 3 médias

    L’anarchie en tant que pensée politique émergea vers le milieu du xixe siècle, en même temps que l’anthropologie sociale (ou ethnologie), laquelle fut d’abord livresque, avant de se pratiquer sur le terrain à partir de la fin du même siècle. Pourtant, ces deux domaines, malgré quelques pionniers,...

  • NUMÉRIQUE, anthropologie

    • Écrit par Julien BONHOMME
    • 1 440 mots

    Alors que les micro-ordinateurs remontent aux années 1970 et l’essor d’Internet aux années 1990, c’est au cours de la décennie suivante que l’anthropologie du numérique acquiert sa légitimité au sein de la discipline. Contrairement aux essais sur la « révolution numérique » qui spéculent sur la rupture...

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