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SCIENCES Sociologie

La construction sociale des connaissances scientifiques

Au tournant des années 1970, le caractère politiquement conservateur des interprétations fonctionnalistes, qui tend à affirmer que l'existence même des inégalités est nécessaire au bon fonctionnement d'un système social, fût-il celui de la science, sera fortement critiqué. La multiplication des mouvements sociaux et des crises rend manifeste la place centrale des luttes dans le changement social. La crise de la sociologie classique se manifeste, entre autres, par la publication d'une multitude d'ouvrages sur la « sociologie de la sociologie », essais critiques et réflexifs qui cherchent à refonder la sociologie sur de nouvelles bases. La critique de la sociologie mertonienne des sciences n'est ainsi qu'un aspect de la critique générale du fonctionnalisme, plus sensible aux consensus et à la stabilité qu'aux changements. Il est frappant, en effet, de constater que la sociologie des sciences d'inspiration mertonienne a complètement négligé l'étude des controverses scientifiques. En prenant pour acquis le caractère rationnel des résultats de la science, ces phénomènes ne pouvaient être que transitoires et n'avaient en soi aucun intérêt. Plusieurs courants se développeront en réaction au modèle mertonien et tous ont en commun de placer le conflit au cœur de leur analyse.

La sociologie des intérêts et l'étude des controverses

Thomas Kuhn - crédits : Bill Pierce/ The LIFE Images Collection/ Getty Images

Thomas Kuhn

Pour la nouvelle génération de sociologues des sciences qui entre en scène au début des années 1970, l'ouvrage de Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, paru en 1962, servira de tremplin pour dépasser la sociologie mertonienne. En proposant la notion de paradigme scientifique, expression assez vague et regroupant des composantes à la fois cognitives et sociales, Kuhn a ouvert la voie à une lecture plus explicitement sociologique de l'histoire des sciences. En analysant les révolutions scientifiques, il accorde une place centrale aux transformations de paradigmes et aux résistances opposées aux nouvelles théories.

C'est autour de Barry Barnes et David Bloor, à l'université d'Édimbourg, que seront développées de façon systématique les connotations sociologiques de la notion de paradigme. Barnes développera les idées de Kuhn autour d'une « sociologie des intérêts » qui vise à expliquer les actions des scientifiques en fonction de leurs intérêts sociaux et cognitifs. Cette approche fait des controverses scientifiques un lieu stratégique de recherche, tout comme les querelles de priorité l'étaient pour les mertoniens. En étudiant des controverses, les sociologues de la nouvelle génération pouvaient identifier deux camps opposés et mettre en évidence les différents intérêts des agents impliqués et ainsi expliquer les raisons des conflits. Cette approche sera à la source de nombreuses études de cas portant sur des sujets variés de façon à identifier la multitude des intérêts présents dans les controverses. La liste des facteurs pouvant influencer le dénouement d'une controverse est ouverte et historiquement contingente : chaque cas est spécifique et le sociologue doit identifier les intérêts en jeu dans chaque cas particulier. Ces intérêts peuvent être cognitifs et liés à des capacités acquises qu'il s'agit alors de perpétuer en s'assurant l'accès à certaines ressources (matérielles et économiques) ; ils peuvent être sociaux et liés aux positions idéologiques des agents, lesquelles influencent aussi les choix théoriques et pratiques des chercheurs. Ainsi, des intérêts idéologiques de nature religieuse et politique sont invoqués pour expliquer la célèbre controverse entre Pasteur et son rival Pouchet sur la question de la génération spontanée au milieu du xixe siècle. Alors que l'histoire traditionnelle n'a vu[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et de sociologie des sciences, université du Québec à Montréal (Canada), directeur scientifique de l'Observatoire des sciences et des technologies (OST)

Classification

Pour citer cet article

Yves GINGRAS. SCIENCES - Sociologie [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Thomas Kuhn - crédits : Bill Pierce/ The LIFE Images Collection/ Getty Images

Thomas Kuhn

Pierre Bourdieu, 1991 - crédits : Louis Monier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Pierre Bourdieu, 1991

Autres références

  • SCIENCE, notion de

    • Écrit par Jean-Paul THOMAS
    • 1 954 mots

    La science désigne traditionnellement, pour les philosophes, une opération de l'esprit permettant d'atteindre une connaissance stable et fondée. Platon (428 env.-env. 347 av. J.-C.) oppose ainsi, dans le livre V de La République, la science et l'opinion, cette dernière réputée changeante...

  • ANALOGIE

    • Écrit par Pierre DELATTRE, Universalis, Alain de LIBERA
    • 10 427 mots
    Tout langage de description ou d'interprétation théorique utilisé dans les sciences de la nature comporte une sémantique et une syntaxe, la première portant sur les « objets » que l'on met en relation, la seconde sur ces relations elles-mêmes. Les données sémantiques sont au fond des ...
  • ANTHROPOLOGIE DES SCIENCES

    • Écrit par Sophie HOUDART
    • 3 546 mots
    • 1 média

    L’anthropologie des sciences constitue, au sein de l’anthropologie sociale, le champ d’étude relatif aux faits de savoir, notamment naturels (botanique et zoologie au premier chef). Elle peut être saisie au sein d’une double généalogie : celle des ethnosciences d’une part ; celle de la sociologie...

  • ARCHÉOLOGIE (Traitement et interprétation) - Les modèles interprétatifs

    • Écrit par Jean-Paul DEMOULE
    • 2 426 mots

    L'archéologie ne saurait se résumer à la simple collecte d'objets contenus dans le sol. Elle ne saurait non plus se cantonner, comme elle l'a longtemps été, au rôle d'une « auxiliaire de l'histoire », incapable par elle-même d'interpréter ses propres documents. Toute science dispose à la fois de faits...

  • CAUSALITÉ

    • Écrit par Raymond BOUDON, Marie GAUTIER, Bertrand SAINT-SERNIN
    • 12 987 mots
    • 3 médias
    Le cheminement de la notion métaphysique à un principe utilisable en sciences a été graduel et lent : il a fallu, du côté de la philosophie, restreindre les ambitions ; et, du côté des sciences, clarifier les principes et instituer des expériences.
  • Afficher les 62 références

Voir aussi