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CHANGEMENT SOCIAL

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Le changement dans les sociétés est un fait aussi banal et aussi peu contestable que leur relative stabilité. La sagesse des nations l'exprime de deux manières : les Grecs disaient qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, et le Français remarque : « Plus ça change, plus c'est la même chose. »

Ces lapalissades ne vaudraient pas d'être citées si elles ne se prêtaient à une élaboration qui met en forme leur contenu, et leur substitue un champ d'application et de validité à peu près défini. Toute connaissance part de données intuitives, sur lesquelles l'esprit s'efforce de construire un ensemble de relations significatives et vérifiables. Le succès ne sanctionne pas toujours ces entreprises, qui sont d'autant plus hasardeuses que les données à traiter sont plus complexes et plus confuses. Mais leur richesse même nous provoque à ne pas nous contenter de l'état brut dans lequel elles nous sont livrées par le sens commun.

Auguste Comte - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Auguste Comte

La sociologie, telle qu'elle se constitue au xixe siècle, se donne pour première tâche d'énoncer les lois du changement social. Auguste Comte ouvre son Cours de philosophie positivepar la fameuse loi des trois états. La même préoccupation de réduire à une seule loi la dynamique de toutes les sociétés humaines est tout aussi sensible chez le dernier grand évolutionniste du xixe siècle, Herbert Spencer. Le souci de saisir l'enchaînement des grandes phases de l'évolution humaine apparaît également chez Marx, et peut-être surtout chez Engels.

Quant à la nature du changement social, à l'identification rigoureuse de ses phases les plus caractéristiques, ces penseurs s'en font les conceptions les plus diverses. Comte tend à assimiler les étapes du progrès spirituel (à la fois scientifique et moral) aux types d'organisation sociale. Spencer, de son côté, a popularisé l'opposition entre les sociétés militaires et les sociétés industrielles. Marx et les marxistes accordent le plus grand intérêt aux « rapports de production », dont ils cherchent à décrire et à expliquer les associations avec les autres aspects de la vie sociale.

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Pour ces hommes du xixe siècle, non seulement la société est changement (ce qui est incontestable), mais les formes de ce changement sont réductibles à une expression unique qui se développe à travers le temps (ce qui apparaîtra de plus en plus douteux, au fur et à mesure que l'analyse sociologique gagnera en finesse et en rigueur). De ce deuxième point de vue naissent des difficultés probablement insolubles, mais dont l'examen a beaucoup enrichi la réflexion sociologique. Admettons que les « idées mènent le monde » (pour parler comme Auguste Comte), ou inversement, et pour reprendre un des énoncés fondamentaux de Marx, supposons que « les rapports de production » déterminent les superstructures juridiques, politiques, idéologiques, scientifiques. Si peu qu'on réfléchisse, on s'aperçoit que la nature du pouvoir causal attribué aux « idées » ou aux « rapports de production reste tout aussi mystérieuse dans le second énoncé que dans le premier. Mais, en cherchant à préciser le sens de termes comme « mener » ou « déterminer », la réflexion sociologique se met en mesure de progresser sur plusieurs points essentiels. D'abord, elle est amenée à poser le problème de l'efficacité des idées et des représentations : comment ? à travers quels canaux ? utilisant quels appuis et quels relais ? surmontant ou contournant quels obstacles, une découverte scientifique, une idée, un système philosophique nouveau sont-ils susceptibles de produire des effets appréciables et imputables dans tel secteur de la vie sociale ? Corrélativement, elle est conduite à rechercher comment ces nouveautés, ces innovations s'insèrent dans le contexte des besoins explicites ou latents, ce qu'elles doivent aux circonstances, au milieu, au génie, au hasard.

Le changement comme processus

Diffusion et changement

En se proposant d'analyser le déterminisme des « idées » ou des « infrastructures », les penseurs du xixe siècle n'ont pas seulement, comme il leur a été si souvent et si longtemps reproché, engagé la sociologie dans de vagues spéculations pseudo-historiques ; ils l'ont aussi invitée, sans beaucoup l'y aider, à se poser le problème de l'innovation et de la créativité. Pourtant, dans quelques domaines, les recherches contemporaines ont permis de dépasser le plan des généralités où s'étaient maintenus les penseurs du xixe siècle. Ainsi les ethnologues se sont attachés à l'étude du phénomène de diffusion. Ces travaux possèdent souvent plus et mieux qu'une valeur documentaire. Ils ne se bornent pas à dresser la carte des « aires culturelles », où sont simultanément observables, et bien que ces usages soient communs à des groupes sociaux distincts, certains traits relevant de techniques, comme la poterie, l'agriculture, l'habitation, l'ornement ou la protection du corps, mais aussi de pratiques institutionnelles comme les règles de parenté, les rites funéraires ou la politesse. Ils posent, concernant les processus de diffusion, plusieurs questions à la fois précises et générales. Toute diffusion suppose une série ou une chaîne de contacts. Elle peut aussi être envisagée comme un échangeentre un donneur (ou plusieurs) et un récepteur (ou plusieurs). Quant à la capacité de recevoir – pour ne rien dire ici de l'aptitude à donner, ou à laisser se diffuser ce trait de culture –, elle dépend à la fois de la curiosité, de l'intérêt de l'éventuel bénéficiaire, et des résistances que, de son côté, il développe plus ou moins spontanément à l'introduction d'un trait nouveau. Ralph Linton (1893-1953), par exemple, aimait à souligner à propos de la diffusion de la céramique et de la culture du maïs que les Indiens de Californie, qui se trouvaient pourtant au contact des Pueblos du Sud-Ouest (Arizona et Nouveau-Mexique), potiers et agriculteurs émérites, ne leur ont que très tard et très partiellement emprunté ces techniques. Enfin, les études de diffusion ont attiré l'attention sur un point essentiel, qui sera retenu par les théories ultérieures : le « trait » diffusé est-il capable de se « stabiliser » ? Ou bien s'agit-il d'une « mode » qui s'évanouit plus vite encore qu'elle n'apparaît ? La réponse à cette question ne dépend pas seulement de la congruence entre le « trait » particulier et la société réceptrice, mais aussi de la compatibilité globale (hostilité, prestige, supériorité reconnue) de la société donatrice, vis-à-vis de la société réceptrice.

Innovation et changement

Ainsi, dans la masse indistincte des faits de changement, un peu d'ordre est introduit, dès que l'observateur accepte de les traiter comme des processus. Les énoncés y gagnent non seulement en précision (il s'agit de la manière dont telle technique, tel rite, ou telle pratique s'est enrichie ou appauvrie par l'acquisition ou la perte de tel « trait »), mais aussi en généralité : les mécanismes de contact, d'échange, avec les relations subséquentes de supériorité, de domination et de dépendance, sont susceptibles d'être étudiés, quel que soit le « trait » diffusé, quel que soit l'« item » de changement considéré. Quant à la nature du processus, quant à l'enchaînement des phases et à leur production, les économistes, et spécialement Schumpeter avec sa théorie de l'« innovation », nous apprennent beaucoup et nous offrent des éléments très importants pour une théorie sociologique du changement. L'innovation, telle que l'entend Schumpeter, constitue une combinaison originale, irréductible à ses antécédents et à ses conditions. Il ne suffit pas pour que l'innovation apparaisse, qu'une demande, même solvable, lui pré-existe, que les besoins auxquels elle apporte satisfaction soient déjà présents et même urgents. Il ne suffit pas non plus que soit préalablement donnée une nouvelle technologie pour que son exploitation proprement économique soit possible : l'innovation ne se confond pas avec la découverte. De même, si un « innovateur » est requis, à la fois au niveau de l'invention scientifique, de l'application technologique (recherche, développement et production en série), de l'exploration et de la connaissance du marché des éventuels consommateurs, de la prospection et de la mise en œuvre des moyens de crédits, ces diverses interventions doivent être relayées sous peine de ne pouvoir s'enchaîner les unes les autres, et de ne point produire l'effet d'entraînement sans lequel le processus d'innovation tourne court et parfois même revient sur ses pas.

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