ROMAN Le roman français contemporain

Écrire le réel

Les voix du réel

La présence du réel, que la littérature des années 1970 semblait désespérer de convoquer dans l'espace des livres, est redevenue suffisamment prégnante pour s'imposer au monde littéraire, d'autant que les systèmes de pensée qui ont cru pouvoir en rendre compte ont montré leurs limites. L'écriture s'en saisit au tournant des années 1980, d'abord sur le mode du témoignage (Roger Linhart, L'Établi, 1978) puis avec le souci d'« extorquer » au réel l'expression de ses intensités (François Bon, Sortie d'usine, 1982 ; Leslie Kaplan, L'Excès l'usine, 1982). Là encore, le roman est tributaire des réflexions modernes. Il rompt avec l'esthétique réaliste, doublement dénoncée comme illusion mimétique et comme déformation idéologique, et met en question la forme narrative elle-même. Afin de s'affranchir de la tentation romanesque, les écrivains préfèrent recourir à l'inventaire plutôt qu'à l'invention, qu'il s'agisse de livrer le monde comme quantité (d'événements, de faits, de bribes d'histoires...) brassée par les journaux (Olivier Rolin, L'Invention du monde, 1993) ou comme matérialité abandonnée, ainsi Paysage fer (1997) de François Bon récapitule les bâtiments et objets délaissés qui, le long de la ligne ferrée Paris-Nancy, témoignent de la fin de l'âge industriel.

Daniel Pennac

Daniel Pennac

Daniel Pennac

La suite romanesque centrée autour du personnage de Benjamin Malaussène et du quartier de Belleville…

Une certaine tradition du roman qu'on pourrait dire « populiste » (Ragon, Pennac, Vautrin...), dans une veine volontiers populaire et gouailleuse, aussi fantaisiste qu'un croisement entre les héritiers de Dabit et ceux de Queneau, se perpétue ici et là, mais demeure assez circonscrite. Car tout comme il s'affranchit du réalisme, le roman du réel se résigne mal à être roman. Il ne « romance » rien – pas d'intrigue, pas de péripéties, peu de personnages –, mais fait une large place à la mise en voix. La langue fait ainsi entendre et voir le monde à travers les déformations, les défigurations qu'elle impose au réel. Qu'il s'agisse des premiers romans de François Bon (Limite, 1985, Décor ciment, 1988), de Leslie Kaplan (Depuis maintenant, 1996), de Jacques Serena (Basse Ville, 1992) ou encore de Laurent Mauvignier (Loin d'eux, 1999, Apprendre à finir, 2000 ; Seuls, 2004), le réel n'existe véritablement que dans la parole qui en installe la conscience. Cela ne signifie pas que le roman se soit fait reportage, ni qu'il cherche à retenir le pittoresque de parlures singulières : car cette langue, il en réinvente les brisures en la nourrissant de réminiscences littéraires. Et il n'est pas rare que la scène du théâtre (son « dispositif noir » comme l'écrit François Bon dans Impatience, 1998) ou celle du cinéma (Calvaire des chiens, 1980) soient choisies comme médiations entre le roman et le réel.

Fictions critiques

S'il ne s'agit plus, comme au temps de Sartre ou d'Aragon, d'« engager » la littérature en la subordonnant à quelque idéologie, le récit se fait cependant attentif à la mémoire ouvrière, avec Aurélie Filippetti (Les Derniers jours de la classe ouvrière, 2003), Jean-Paul Goux (Mémoire de lenclave, 1986), François Bon (Temps machine, 1993)ou Didier Daeninckx (En marge, 1994), aux modes de sociabilité qui se sont perdus avec elle, et aux désarrois qui en demeurent. Les nouvelles méthodes de management sont interrogées à travers les procédures coercitives de langage qu’elles mettent en œuvre (François Emmanuel, La Question humaine, 2000 ; Thierry Beinstingel, CV Roman, 2007 ; Central, 2000 ; Retour aux mots sauvages, 2010) avec une verve qui rappelle parfois les interventions situationnistes (Jean-Charles Massera, United emmerdements of New Order précédé de United problems of coût de[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • Dominique VIART : professeur des Universités, université Paris Nanterre, Institut universitaire de France

Classification

Pour citer cet article

Dominique VIART, « ROMAN - Le roman français contemporain », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le . URL :

Média

Serge Doubrovsky

Serge Doubrovsky

Serge Doubrovsky

De Fils et Un Amour de soi au Monstre, Serge Doubrovsky a placé son œuvre sous le signe de l'aveu et…

Pierre Bergougnioux

Pierre Bergougnioux

Pierre Bergougnioux

Si elle s'enracine dans les paysages de Corrèze, l'oeuvre de Pierre Bergounioux est aux antipodes de…

Pierre Michon

Pierre Michon

Pierre Michon

L'écrivain français Pierre Michon, portaitiste précis des parts d'ombre chez les êtres.

Autres références

  • ROMAN D'AVENTURES

    • Écrit par Sylvain VENAYRE
    • 3 413 mots
    • 9 médias

    À la fin du xviii e siècle, une mutation remarquable vient affecter le genre du récit de voyage : alors que l’âge classique avait privilégié les connaissances rapportées par le voyageur, le nouveau récit s’organisa autour de la personnalité de ce dernier, de ses sentiments, des aventures survenues...

  • ROMAN FAMILIAL

    • Écrit par Catherine CLÉMENT
    • 746 mots

    C'est dans le livre d'Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros (1909), que Freud inséra un petit texte intitulé « Le Roman familial des névrosés ». Le phénomène auquel se rattache ledit « roman » est le processus général de distanciation entre parents et enfants,...

  • ROMAN HISTORIQUE

    • Écrit par Claude BURGELIN
    • 888 mots

    Le roman a toujours puisé dans l'histoire de quoi nourrir ses fictions et leur donner les prestiges du vraisemblable. Mais, en tant que genre spécifiquement déterminé, le roman historique a pris son essor — comme la plupart des formes romanesques — au xix e siècle, alors que...

  • ROMAN POPULAIRE

    • Écrit par Jean TULARD
    • 3 573 mots

    C'est au moment où la narration hésite entre différentes formes d'expression que s'effectue un retour aux sources populaires, à cette littérature qui privilégia l'imagination aux dépens de l'intelligence, le style direct contre le langage obscur, le respect des valeurs établies face à la remise en question...

  • ROMAN SENTIMENTAL

    • Écrit par Isabelle ANTONUTTI
    • 2 178 mots
    • 1 média

    En 2015, tandis que 12 p. 100 des Français se déclarent lecteurs de romans sentimentaux (Les Français et la lecture, mars 2015), Marc Levy est l’auteur français contemporain le plus lu dans le monde (sondage Opinionway, 18 mars 2015). Roman à l’eau de rose, littérature sentimentale, romance : voici...

  • AFRIQUE DU SUD RÉPUBLIQUE D' ou AFRIQUE DU SUD

    • Écrit par Ivan CROUZEL, Dominique DARBON, Benoît DUPIN, Universalis, Philippe GERVAIS-LAMBONY, Philippe-Joseph SALAZAR, Jean SÉVRY, Ernst VAN HEERDEN
    • 26 213 mots
    • 28 médias
    Le roman forme l'essentiel de l'activité littéraire. Le romancier afrikaner choisit, durant cette période, de donner à sa langue une dimension qu'elle ne possède pas encore. Il s'agit de produire, aussi rapidement que possible, l'équivalent d'une quelconque littérature romanesque européenne. Le roman,...
  • ANGLAIS (ART ET CULTURE) - Littérature

    • Écrit par Elisabeth ANGEL-PEREZ, Jacques DARRAS, Jean GATTÉGNO, Vanessa GUIGNERY, Christine JORDIS, Ann LECERCLE, Mario PRAZ
    • 24 790 mots
    • 30 médias
    La publication, en 1922, de Ulysses changea radicalement la conception du roman. Joyce avait révélé les possibilités illimitées offertes par le jeu avec et sur le langage. Dès les années 1930, cependant, les romanciers anglais réagissaient contre les innovations de leurs grands prédécesseurs, pour en...
  • ARABE (MONDE) - Littérature

    • Écrit par Jamel Eddine BENCHEIKH, Hachem FODA, André MIQUEL, Charles PELLAT, Hammadi SAMMOUD, Élisabeth VAUTHIER
    • 25 737 mots
    • 2 médias
    ...Naḥda. On peut lui trouver des racines dans la maqāma (séance) ou la qịṣsa (conte), mais sans rendre réellement compte de l'apparition du roman et de la nouvelle. La littérature moderne est en fait issue de l'émergence d'exigences nouvelles et du vaste mouvement de traduction et d'adaptation...
  • ARTHURIEN CYCLE

    • Écrit par Cedric E. PICKFORD
    • 5 006 mots
    • 1 média
    Il existe des versions anglaises, galloises, de Wace. Son Roman de Brut marque un tournant dans l'évolution du cycle arthurien. En choisissant la langue française, langue du peuple, Wace a voulu offrir l'histoire de Brutus, fondateur de la « Bretagne », à un public plus étendu. Il y ajouta, à...
  • AUTOBIOGRAPHIE, notion d'

    • Écrit par Alain BRUNN
    • 1 268 mots

    Auto-bio-graphie : écriture de sa propre vie, écriture par soi de sa vie. Le terme est double : au sens large, est autobiographique toute écriture intime ; au sens étroit, l'autobiographie, distincte des Mémoires, du journal intime ou de l'autoportrait, est un genre parmi d'autres de...

  • Afficher les 73 références

Voir aussi