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NON-ART

La notion de non-art n'est pas une notion historique : elle ne désigne pas une école, un groupe. Elle ne présente aucune rigueur. Les limites de son extension sont incertaines et bien des œuvres contemporaines se situent dans un no man's land par rapport à elle. Cette catégorie peu déterminée semble s'être manifestée au cours des années soixante et nomme un certain nombre de refus de l'art déjà constitué. Ces refus surgissent au moment où l'abstraction lyrique (l'expression gestuelle des sentiments et de la personnalité du peintre) cesse d'apparaître comme la voie royale des producteurs d'œuvres.

Qualifier de non-art ces refus a été souvent un moyen de les discréditer et de défendre l'école de Paris (Bissière, Manessier, Bazaine, etc.). Plus radicalement, cette notion risque d'instaurer des distorsions dans notre rapport aux œuvres récentes. Il convient donc de préciser les effets de l'emploi du terme de non-art, d'en contrôler l'usage. Il faut aussi (avant même toute critique du terme) se mettre d'abord en présence du scandale que constituent certaines des manifestations esthétiques contemporaines : l'étonnement, l'indignation que suscite l'apparition d'une œuvre sont d'ailleurs les signes les plus évidents (et les plus difficilement conceptualisables) de son appartenance au non-art. Enfin, il sera nécessaire de déterminer les lieux théoriques où la pratique critique (souvent sauvage) des artistes s'exerce de façon privilégiée.

Aberrant catalogue d'un musée contradictoire

Dans Un autre monde (1844), le dessinateur Jean Isidore Grandville imagine (entre autres choses) un art différent. Il montre, dans un musée, un gigantesque pouce ; des plantes réelles que viennent manger les oiseaux ; des bras armés qui se meuvent, sortent de la toile et menacent la vie des spectateurs ; des objets non identifiables dont peut-être certains sont des dos de toiles et d'autres des cadres vidés et coupés. Le rêve graphique de Grandville anticipe bien des œuvres contemporaines, scandaleuses par rapport à la conception traditionnelle de l'art.

Avant toute reprise réflexive, on dressera l'inventaire de nos étonnements. D'abord se manifesteront la diversité de ce que l'on appelle le non-art, son foisonnement choquant, l'étonnement et le scandale que certaines œuvres provoquent ; le désordre qui s'introduit dans notre «   musée imaginaire » et tend à le faire éclater. Vouloir trop vite classer, définir, penser, théoriser les œuvres : une telle opération amènerait à les oublier, à les apprivoiser, donc à les méconnaître. À annihiler d'emblée leur pouvoir critique.

Marcel Duchamp, « l'homme le plus intelligent de son époque et pour beaucoup le plus gênant » (André Breton), est le précurseur audacieux et lucide du non-art. Il invente les ready-made. Une roue de bicyclette (1914), un porte-bouteilles (acheté au Bazar de l'Hôtel de Ville), un urinoir (qu'il titre Fontaine) entrent dans l'art. En 1918, pour le mariage de sa sœur, il lui adresse le Ready-made malheureux : « C'était un précis de géométrie qu'il lui fallait attacher avec des ficelles sur le balcon de son appartement, le vent (dit-il) devait compulser le livre, choisir lui-même les problèmes, effeuiller les pages et les déchirer. »

Depuis Duchamp, le grand perturbateur, les « manifestations » se sont multipliées, dont il faut énumérer quelques-unes, sans souci chronologique, sans recherche d'influence, sans volonté d'établir une hiérarchie des « artistes » : faire l'histoire du désordre est un moyen trop facile pour le rendre inoffensif.

En 1958, Yves Klein fait l'exposition du vide : vernissage des murs nus de la galerie Iris Clert à Paris. En 1960, Arman remplit à ras bord la même[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain

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