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ESPACE, architecture et esthétique

En Occident, l'espace de l'œuvre d'art a longtemps tendu à se confondre avec sa représentation, telle qu'elle a pu être pensée à travers la perspective. Ce que celle-ci inventait, en effet, c'était un sujet théorique capable de maîtriser l'espace et, en l'inscrivant dans un cadre, donc en le calculant, de le proposer au spectateur comme pure visibilité.

La révolution du regard induite par l'art moderne a pour une part consisté à rendre l'œuvre à elle-même, à faire en sorte que celle-ci puisse à nouveau susciter son espace propre, au lieu de se donner comme une simple forme dont la perception dépendrait d'une grille préexistante. La peinture, la sculpture, l'architecture aussi, y ont acquis une vérité renouvelée : car ce n'est pas seulement l'espace concret qui se trouve alors reconquis, mais aussi sa dimension psychique, seule à même de permettre un dialogue fructueux entre l'œuvre, l'artiste et celui qui la contemple

Architecture

Le substantif « espace » appartient aujourd'hui au langage courant concernant l'urbanisme (espace urbain, espace public, espace vert) et l'architecture (espace classique ou baroque, statique ou dynamique... et, plus spécifiquement, espace de séjour, espace de repos). Mais cet usage est récent. Il ne s'est généralisé qu'après les années 1940, lorsque la locution « arts de l'espace » a remplacé, sans s'y substituer, la locution « arts du dessin » consacrée par Vasari.

En architecture, c'est le « mouvement moderne » qui, depuis les années 1920, a introduit l'usage systématique du concept d'espace. Toutefois, celui-ci avait déjà été élaboré dans une perspective architecturale par des historiens d'art de langue allemande que marquaient la philosophie critique de Kant et l'Esthétique de Hegel, et qui avaient assimilé les premiers travaux de la psychologie de la forme (Christian von Ehrenfels, 1890). Par la suite et jusqu'à maintenant, la réflexion architecturale sur l'espace a continué de puiser aux sources de l'histoire de l'art et de la psychologie, tout en faisant appel aux recherches de l'épistémologie et de la phénoménologie.

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Il en est résulté un corpus de travaux, vaste et touffu, qu'on ne peut prétendre aborder exhaustivement. On privilégiera ici deux perspectives. D'une part, d'un point de vue historiographique, en s'appuyant sur un échantillon d'ouvrages fondamentaux, on montrera trois aspects de la valeur opératoire et heuristique du concept d'espace, conçu comme champ de l'expérience humaine, déterminé par l'architecture. Sa dimension esthétique a permis d'étayer les analyses et les périodisations des historiens d'art, de Aloïs Riegl et August von Schmarsow à Sigfried Giedion, en passant par Heinrich Wölfflin et P. Franckl. Sa dimension symbolique a servi à éclairer la vision du monde de différentes cultures et de différents moments de la culture, à travers le monde formel de l'architecture et des architectures (de Riegl et Worringer à Spengler et Giedion). Enfin, sa dimension polémique a intégré le concept d'espace dans la théorie de l'architecture du mouvement moderne. D'autre part, d'un point de vue critique, on tentera d'apprécier le rôle de la notion d'espace dans la recherche architecturale. On se demandera, en particulier, si un procès involutif ne minerait pas l'architecture qui, au profit de nouveaux objectifs médiatiques, semble opérer un retour réducteur au dessin et renoncer à la création de l'espace-temps rêvé par les C.I.A.M. (Congrès internationaux d'architecture moderne).

Généalogie : de l'architecture art du dessin à l'architecture art de l'espace

Selon le Dictionnaire universel (1690) de Furetière, espace « signifie en général estendüe infinie de lieu : „la puissance divine remplit un espace infini“ [...]. Espace se dit en particulier d'un lieu déterminé, étendu depuis un point jusqu'à un autre, soit qu'il soit plein, soit qu'il soit vuide. Espace purement local est l'intervalle qui est entre les trois dimensions [...] quand même le corps que nous concevons qui l'occupe seroit détruit et qu'il en seroit entièrement vuidé. „Il fait beau bastir dans cette place, il y a bien de l'espace. Cette rue est fort étroite, il n'y a que l'espace d'une charrette“ ». Aucune référence à l'architecture, et pas davantage quatre ans plus tard dans le Dictionnaire de l'Académie française, encore moins disert (et qui, dans son édition de 1932, continue d'ignorer toute connotation architecturale du terme espace). Comme l'indique G. Matoré, « pour la pensée classique, le monde se limitait à un espace vu, mais avec la raison davantage que par le regard, ou analysé et non réellement observé ».

L'usage commun des dictionnaires est corroboré par les traités et par l'ensemble de la réflexion spécifique sur l'architecture depuis le xve siècle. Spatium, ignoré de Vitruve, ne figure ni dans l'inaugural De re aedificatoria d'Alberti ni chez ses successeurs des siècles suivants. Non que des espaces architecturaux, au sens actuel, n'aient été consciemment élaborés à ces époques. Mais les concepts directeurs de la théorie et de la pratique architecturales sont ceux de proportion, d'harmonie, de convenance, d'effet, d'ordre, de distribution, plus tard de type, et, bien sûr, toujours de perspective, dans la mesure même où l'architecture est conçue comme appartenant aux arts du dessin. Au xviiie siècle, ni Blondel ni Milizia, ni Laugier ni même Ledoux ne nous parlent d'espace.

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Au xixe siècle, plus curieusement, le terme est absent des chapitres de l'Esthétique que Hegel consacre à l'architecture et qui marqueront cependant les travaux sur l'espace architectural des historiens de l'art et de la culture de la fin du xixe et du xxe siècle. On ne le rencontre pas davantage chez Quatremère de Quincy, ni même chez Viollet-le-Duc, qui fut pourtant, dans ses Entretiens sur l'architecture, l'un des premiers à mettre en relation la spécificité des cultures et celle de ce que nous appelons aujourd'hui leurs espaces. Mais le problème spatial est chez lui abordé en termes de systèmes constructifs et, comme l'a bien remarqué Henri Focillon (1945), de formes. En revanche, à la même époque, Haussmann, bientôt suivi par les urbanistes, utilise couramment le terme espace pour désigner, dans les deux dimensions du plan urbain, les surfaces libres et à aménager.

En fait, ce ne sont pas les architectes qui ont les premiers associé espace et architecture, mais les historiens d'art de langue allemande de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Rompant avec les méthodes archéologique-philologique, biographique, iconographique, ils ont défini l'espace comme élément constitutif de tous les arts visuels et, dans une perspective néo-kantienne, en ont fait le fondement de la création esthétique dans ses déterminations successives. Dans la foulée des travaux de Konrad Fiedler, Riegl a montré le rôle de la vision et du toucher dans la construction de notre espace vécu, et lancé le concept de Raumbildung (construction de l'espace). Il n'a cependant abordé qu'incidemment (Römische Kunstindustrie, 1901) la question des rapports spécifiques de l'architecture et de l'espace vécu. Ceux-ci devaient être approfondis en 1905 par Schmarzow dans Die Grundbegriffe der Kunstwissenschaft (Les Concepts fondamentaux de la science de l'art), puis par Wölfflin, dès sa thèse de doctorat (1886), mais surtout dans Renaissance und Barok (1888), où il met en évidence le lien entre Raumform (forme spatiale) et Lebensgefühl (sentiment vital). À ce livre de Wölfflin répond, en 1914, la thèse magistrale de son élève Frankl, Die Entwicklungsphasen der neueren Baukunst (Les Phases du développement de l'architecture post-médiévale).

Cette première approche critique, de tradition germanique, par une histoire de l'art à visée théorique, enrichie par les travaux contemporains de la Gestalt psychologie, a contribué à l'annexion tardive du concept par les théoriciens-praticiens de l'architecture, à partir des années 1920. Ceux-ci adoptent alors une démarche engagée, stimulée par celle des avant-gardes littéraire et plastique, en particulier par « les élans si prodigieusement créateurs du cubisme » (Le Corbusier) : il s'agit d'accomplir une véritable révolution et d'élaborer un nouvel espace, que Le Corbusier qualifiera d'« indicible » (1945).

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Le même auteur est le porte-parole d'une génération d'architectes lorsqu'il déclare mesurer « avec le recul des ans, que toute [son] activité intellectuelle s'est portée vers la manifestation de l'espace » (Modulor 2, 1954). Pour que le terme pénètre effectivement dans le langage courant, il faudra cependant deux conditions supplémentaires : d'une part, que l'architecture d'avant-garde et ses théoriciens apposent leur marque sur le cadre de vie de la seconde moitié du xxe siècle ; d'autre part, que l'espace vécu en vienne à occuper une place privilégiée dans l'anthopologie philosophique (en France, travaux de M. Merleau-Ponty et de P. Kaufman) où l'habiter, fondement du sentiment de l'espace, prend une valeur paradigmatique.

Historiographie

L'architecture comme art de l'espace

Faisant écho aux travaux de langue allemande, Henri Focillon donnait, dès la Vie des formes (1943), une formulation simplifiée mais éloquente de l'espace : « L'espace est le lieu de l'œuvre d'art ; [celle-ci] le définit et [...] le crée tel qu'il lui est nécessaire », et le privilège de l'architecture tient à ce que « les trois dimensions ne sont pas seulement [son] lieu [...], [mais aussi sa] matière, comme la pesanteur et l'équilibre [...] ; c'est dans l'espace vrai que s'exerce cet art, celui où se meut notre marche et qu'occupe l'activité de notre corps ».

La dimension esthétique de l'architecture s'éprouve ainsi à travers l'expérience de configurations formelles déterminées par des constructions tridimensionnelles, dans leurs relations avec le milieu extérieur et/ou dans leur modèlement d'un milieu interne. Ces configurations varient au fil du temps, créant des espaces spécifiques dont la succession permet de périodiser l' histoire de l'architecture.

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Pour certains historiens (Riegl, Worringer, par exemple), on ne peut parler d'architecture tant que n'apparaît pas l'espace creux, pénétrable et qui semble une réfutation de l'extériorité inhérente à la condition humaine. Pour d'autres, comme Giedion, « la première conception de l'espace architectural est une architecture de volumes dans l'espace ». Tel est le cas des grands monuments géométriques des civilisations archaïques de Sumer et de l'Égypte : pyramides, ziggourats, obélisques, temples même, qui privilégient la verticalité et qui, posés dans un espace sans limites, rappellent l'homme à sa finitude. Les colonnes papyriformes de Karnak sont si hautes et si serrées qu'elles laissent à peine deviner un vide. Les salles hypostyles égyptiennes sont, au demeurant, des lieux de passage et non de rassemblement. Quant aux voûtes orientales, ni en Égypte ni en Mésopotamie elles ne sont offertes à la lumière et donc à la vue qui leur conférerait une existence spatiale. Pour Giedion, l'architecture grecque appartient, elle aussi, à cette première période. En dépit de sa complexité, elle ne fait pas davantage place à l'espace intérieur (on ne pénètre pas dans la cella du temple) : elle confronte le spectateur à des configurations de volumes, travaillées par des reliefs en creux ou en ronde bosse, qui illustrent la définition célèbre de Le Corbusier, selon laquelle l'architecture est « le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière ».

Pour Giedion, la deuxième période de l'histoire de l'architecture s'ouvre avec les structures voûtées de l'époque romaine tardive et l'invention de l'espace évidé. Le panthéon d'Hadrien (iie siècle) en offre un premier symbole grandiose auquel se mesurera une longue tradition poursuivie depuis les premiers sanctuaires paléochrétiens et Sainte-Sophie jusqu'au Panthéon de Soufflot. Jusqu'à la fin du xviiie siècle, où se prépare une époque de transition, l'architecture occidentale se résumerait en une variation sur les méthodes de voûtement et inclurait, dans un développement commun, les espaces informés par les voûtes romanes en plein cintre, par les ogives gothiques et par les coupoles renaissantes, baroques ou néo-classiques. L'apparence extérieure des masses qui clôturent les formes successives de ces vides, autrement dit ces différents espaces, serait secondaire.

La valeur spatiale attribuée par l'Antiquité préromaine à l'interrelation des volumes extérieurs entre eux et avec leur environnement extérieur, naturel et culturel, ne serait retrouvée que dans la troisième période par le mouvement moderne. Le propre de ce dernier serait alors de réaliser, dans une démarche dialectique, l'interpénétration des deux précédents modes de spatialisation.

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Pour d'autres historiens, moins essentiellement focalisés que Giedion sur l'opposition des origines et du présent, la dialectique des espaces extérieur et intérieur est, au contraire, constamment en œuvre depuis les temps paléochrétiens. H. Focillon, spécialiste de l'architecture médiévale de l'Occident, et pour qui « c'est peut-être dans la masse interne que réside l'originalité de l'architecture » dont « la merveille la plus singulière est d'avoir créé un envers de l'espace », souligne néanmoins l'importance, dès l'épanouissement de l'art roman, des rapports entre volumes interne et externe : que l'extérieur rende sensible l'aménagement de son contenu (églises romanes d'Auvergne) ou, au contraire, s'ingénie à le masquer (art cistercien) et provoque la surprise, par une opposition de la simplicité externe et de la complexité externe.

Wölfflin, lui, a analysé l'importance de cette relation dans les phases baroques de l'architecture. Il montre que « partout où cela est possible l' architecture baroque se préoccupe de ménager un espace supplémentaire devant l'édifice ». Ainsi lorsque l'on contemple, par exemple, la façade de la basilique Saint-Pierre de Rome, « on éprouve la présence, derrière son dos, de tout cet espace organisé [de l'intérieur] ».

En fait, Wölfflin en arrive à appliquer à l'architecture les cinq couples de catégories optiques opposées, qu'il avait élaborés pour la peinture et la sculpture : linéaire et pictural, plan et profondeur, forme fermée et ouverte, multiplicité et unité, clarté et obscurité. Pour lui, l'histoire de l'architecture est constituée, elle aussi, par une alternance entre phases classique et baroque. À l'espace classique engendré par la renaissante Santissima Annunziata à Florence succède l'espace baroque qui se déploie autour de Saint-Pierre de Rome. L'architecture gothique, elle-même, présente, dans son développement, le contraste d'espaces classique et baroque.

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De Wölfflin, à qui il dédie sa thèse, Frankl retient la valeur opératoire de ses oppositions polaires, l'importance des agencements formels, pleins ou évidés, le rôle de la lumière dans leur constitution. Toutefois, son analyse esthétique des objets architecturaux repose sur quatre éléments simples : forme spatiale (espace intérieur), forme corporelle (enveloppe tectonique), forme visuelle (apparence optique) et, élément hétérogène dans cet arsenal formel, destination. Ces quatre analyseurs simples, cependant susceptibles de recouvrir des oppositions complexes, lui permettent d'échapper au dualisme répétitif de Wölfflin. Ils le mettent en mesure d'établir des périodisations fines dans le développement d'espaces dont ils servent aussi à définir la spécificité, et qui sont propres à de grandes unités historiques autonomes.

C'est une telle unité que représente pour Frankl, dans l'histoire de l'art occidental, la période comprise entre les années 1420 et 1900. Il la nomme post-médiévale parce qu'elle est inaugurée par la volonté délibérée, explicitée dans leurs écrits et dans leurs œuvres, par Brunelleschi et les artistes du Quattrocento, de rompre avec l'espace gothique et avec son esthétique. Pour la première fois, cette période est aussi unifiée par l'intégration consciente et volontaire de références historiques.

L'application des quatre analyseurs à un ensemble de monuments, religieux et séculiers (l'accent étant alors mis sur galeries et escaliers), fait apparaître d'abord trois phases, de complexité croissante : jusque vers 1550, l'espace architectural est composé de façon additive ; il est centré, renvoie à l'image unique d'un microcosme fini, qui semble conçu en toute liberté ; du milieu du xvie siècle au xviiie siècle, la composition procède par division, l'espace est traversé par des champs de force antagonistes, son image éclate en fragments dont la multiplicité renvoie à une unité jamais achevée, ouvrant sur l'infini du macrocosme ; au xviiie siècle, la troisième phase porte à l'extrême les potentialités de la deuxième phase, par l'intégration d'espaces convexes, issus de la géométrie du calcul infinitésimal : elle s'épanouit en Espagne (cathédrale de Cadix), en Italie (Saint-Yves-de-la-Sapience à Rome), en Allemagne (église de Vierzehnheiligen), en Autriche, en Pologne, mais elle n'apparaît pas en France, ni en Angleterre ni aux Pays-Bas.

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La démarche esthétique consciente de soi, assumée par les protagonistes de l'architecture post-médiévale, faisait de celle-ci un objet d'analyse privilégié aux yeux de Frankl. Mais sa méthode n'en était pas moins applicable à l'ensemble des espaces architecturaux élaborés au fil de l'histoire par les différentes cultures. Lui-même, après son premier travail, aborda le problème, plus complexe, de l'espace gothique. Quant à la quatrième phase du post-médiéval, les Entwicklungsphasen la présentent de façon négative : l'espace architectural perd progressivement sa dimension esthétique et sa complexité. Faisant abstraction des nouvelles techniques constructives et de la floraison de bâtiments à structure métallique, Frankl ne considère que les architectures néo-classique et éclectique. Dans cette perspective, il met en évidence le rôle joué tout au long du xixe siècle par les progrès de l'archéologie qui consacrent « le divorce de l'histoire de l'architecture d'avec le développement artistique ». Ce temps d'arrêt prélude pour lui à la naissance, dans les pays occidentaux, d'un nouvel espace, fruit d'une nouvelle tradition culturelle.

Architecture et symbolique de l'espace

On a noté que, pour Frankl, la destination d'un édifice est l'un des quatre éléments qui contribuent à la définition de son espace. C'est là un équivalent de ce que Erwin Panofsky nomme iconographie dans sa description des niveaux de l'interprétation des œuvres d'art figuratives : la destination d'un espace architectural, qu'il s'agisse de la célébration d'un culte religieux, de la représentation de pièces de théâtre ou de la demeure d'un prince, entretient une relation de générativité réciproque avec les trois éléments formels et ne peut être dissociée de la valeur artistique de cet espace. En termes d'interprétation, elle n'en constitue cependant qu'une signification élémentaire. Il en est de même dans le cas de la symbolique volontariste des formes et des nombres, que celle-ci soit mystique ou bien rationnelle, comme dans le cas de l'architecture « parlante » du xviiie siècle : la connaissance des liens qui lient l'espace cruciforme d'une église gothique à la figure christique des Écritures, la morphologie de l'Escurial au supplice de saint Laurent, ou la maison en lame de scie de Ledoux (citée par Von Moos) à la profession de son commanditaire ne fait pas progresser l'interprétation au-delà de l'iconographie.

Cette symbolique conventionnelle, ajoutée, n'appartient pas à l'essence de l'architecture, et elle ne contribue nécessairement ni à sa qualité artistique ni à ce qu'on peut considérer comme sa valeur symbolique fondamentale, ou encore « primaire », pour reprendre l'expression de Spengler.

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Cette dimension symbolique est inhérente à l'espace architectural, même le plus savamment théorisé, comme celui de la Renaissance. Elle ne ressortit à la conceptualisation ni chez ses créateurs ni chez ses destinataires, mais se dévoile à l'historien analyste comme la forme esthétique d'une vision du monde : vision du monde informée par ce vouloir d'art (Kunstwollen) qui échappe aux prises du langage et que, dans le sillage de Fiedler, Riegl fut le premier à nommer. L'interprétation iconologique, au sens de Panofsky, consiste alors à mettre la forme spatiale de l'architecture en rapport d'homologie avec d'autres formes symboliques synchrones (religieuse, cosmologique, politique, gnoséologique, juridique...) qui en suggèrent une approche métaphorique, tandis qu'inversement l'expérience de l'espace architectural permet une saisie intuitive et synthétique de ces formes non artistiques.

Frankl s'est implicitement servi de sa vaste érudition historique pour découvrir et déterminer les formes spatiales de l'architecture post-médiévale. Mais il s'est arrêté au seuil d'une interprétation symbolique de ces espaces. Cependant, déjà depuis Hegel, nombre d'historiens et de philosophes de l'art ont vu dans les espaces de l'architecture les formes symboliques qui révèlent le plus concrètement l'esprit des peuples et les mondes de culture.

Ce type de conception pose de multiples problèmes. D'abord, celui, propre à tous les arts plastiques, de savoir dans quelle mesure une œuvre d'art appartenant au passé peut effectivement être pleinement perçue par la sensibilité esthétique du présent. Riegl y a apporté sa réponse. On peut ajouter que, dans le cas de l'architecture, comme l'a bien vu Frankl, font partie intégrante des espaces, pleins ou creux, ceux à qui ils étaient destinés et qui en assuraient le fonctionnement symbolique : les séquences de la vie des moines rythmaient l'espace des abbayes bénédictines ou cisterciennes, de même que le ballet des courtisans était nécessaire pour faire vibrer l'espace de Versailles.

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Surtout, on doit se demander quelle est la spécificité de l'espace symbolique de l'architecture par rapport à celui de la peinture ou de la sculpture. À cette question Hegel a apporté une réponse qui, depuis la publication de l'Esthétique (1836), n'a pas perdu sa valeur référentielle. Pour lui, l'architecture est « la première réalisation de l'art ». Avant tous les autres arts, elle « fraye la voie à la réalité adéquate de Dieu ». Autrement dit, l'architecture inaugure l'approche symbolique du monde qui supplée à la connaissance rationnelle. Elle accomplit le premier pas, le plus immédiat, dans l'aventure de la conscience en quête de l'esprit absolu.

Retrouvant une intuition ancienne qu'Alberti formule en précurseur, au début de la troisième partie du De re aedificatoria (1485, L. VI, chap. ii) consacrée à la beauté, Hegel voit dans les masses colossales et dans la démesure des édifices élevés par les grandes civilisations de l'Orient (Égypte, Inde, Babylone) la naissance du sublime et le symbole du cosmos vécu comme nécessité et violence extérieure. Plus tard, la Grèce découvre l'harmonie des proportions et crée un monde architectural aux mesures de l'homme, où la conscience heureuse coïncide exactement avec son projet, la forme avec son concept. Le temple grec symbolise la belle totalité d'une culture qui se réalise dans sa corporéité et son accord avec le cosmos.

Il appartiendra au christianisme de créer l'espace intérieur : l'art gothique est, pour Hegel, l'expression symbolique du malheur de la conscience. Mais son épanouissement marque aussi le moment où l'architecture en tant qu'art devra céder sa prééminence à des arts plus abstraits, mieux adaptés à l'expression de l'intériorité spirituelle.

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La grande distinction hégélienne entre architecture de l'extériorité et architecture de l'intériorité a été fructueuse. Dégagée de l'idéalisme philosophique dont elle est issue, elle demeure la base des interprétations de Giedion pour qui, par exemple, « le lien intime avec le présent éternel du cosmique est un trait fondamental de l'architecture égyptienne [qui] représente, de la manière la plus parfaite, l'union entre le cosmos et l'œuvre humaine, entre le changement dans le temps et le présent éternel ».

Toutefois, la dialectique des arts de l'Esthétique ne s'est pas imposée pour autant aux générations qui ont succédé à Hegel : l'architecture ne leur est pas nécessairement apparue comme ayant réalisé son essence, et étant désormais condamnée à l'anachronisme. Pour certains (Worringer, Spengler), l'esprit du gothique est demeuré vivant jusqu'au xixe siècle, à travers les architectures baroque et classique. Pour d'autres, la Renaissance a construit une nouvelle vision du monde qui se déploie dans un nouvel espace... Surtout, l'intuition hégélienne a été développée, détaillée, d'une part, dans l'étude des grandes civilisations non occidentales et de leurs espaces, d'autre part, dans l'interprétation des espaces créés par l'architecture occidentale.

L'interprétation symbolique de l'espace architectural demeure cependant délicate, souvent menacée par la tentation positiviste qui consiste à en rendre compte par un ensemble de facteurs sociaux, à en faire une résultante. À cet égard, la démarche pionnière de Viollet-le-Duc apparaît ambiguë. Certes, il oppose, avec une précision, alors inégalée, l'architecture de la Grèce et celle de Rome et, parallèlement, leurs modes respectifs, esthétique et technique, d'exister. Mais, dans la construction de cette opposition, il recourt aussi, par exemple, à des facteurs démographiques. De même en ce qui concerne l'architecture médiévale, l'importance qu'il accorde à l'organisation des chantiers et aux structures du travail manuel le conduit à qualifier l'architecture gothique de laïque (par opposition à l'architecture romane conçue par une élite monacale). Finalement, Viollet-le-Duc demeure en deçà des interprétations symboliques antérieurement proposées par Quatremère de Quincy sous la dénomination de « types » (cave égyptienne, tente orientale, cabane grecque).

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En fait, la valeur symbolique primaire de l'espace architectural doit être vécue ou bien approchée par homologie formelle. De cette méthode, Burckhardt donnait un premier exemple, accordé à la sensibilité esthétique de son temps, dans la Civilisation de la Renaissance (1860). Mais c'est, sans doute, l'espace gothique qui, un peu plus tard, a inspiré les pages les plus lyriques, en particulier à Worringer. Pour lui, « l'espace gothique [...] entraîne violemment [le visiteur] avec lui, par une contrainte mystique. Cette ivresse obtenue par le fortissimo de la musique spatiale correspondait tout à fait au sentiment religieux gothique, à son besoin de délivrance [...]. Seul le pathétique de l'espace pouvait inspirer à l'homme gothique des sentiments religieux, l'élevait au-dessus de sa sujétion terrestre et de sa vie intérieure. Ainsi quand il forme l'espace, son dualisme intense le pousse à la transcendance, au mysticisme ».

Oswald Spengler - crédits : ullstein bild/ Getty Images

Oswald Spengler

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Spengler, à son tour, a privilégié l'espace de l'architecture, qu'il prend soin de distinguer des espaces abstraits – irréels – des mathématiques, comme forme d'accès directe à l'univers des grandes cultures : « L'espèce de l'étendue », telle qu'elle est éprouvée par l'expérience créatrice de la profondeur, « doit s'appeler symbole primaire d'une culture. De là doivent dériver le langage formel tout entier de la réalité culturale, sa physionomie différente de celle de toute autre culture et surtout de l'univers ambiant ». Ainsi, récusant pour la finalité de sa recherche l'analyse des procédés techniques ou des filiations, c'est dans la singularité, souvent multiforme et parfois même empruntée (pseudomorphique), de leurs espaces respectifs que Spengler voit se dévoiler la culture apollinienne de la Grèce antique, l'univers magique de l'Islam, l'âmefaustienne de l'Occident, ou encore le sentiment cosmique de l'Égypte qui « s'exprime dans la seule direction de la profondeur comme essence de l'étendue » et peut se résumer « dans le mot de chemin ».

Pareille conception du symbolisme de l'espace livre des intuitions stimulantes. Néanmoins, elle engage une théorie de l'art et une philosophie de l'histoire. Nécessairement datée, elle ne tient pas compte du travail de reconstruction mentale qui signe chaque époque historique. Même réduite dans ses ambitions et entre les mains d'historiens de l'art aussi rigoureux que Panofsky, la recherche d'homologies symboliques s'avère difficile et hasardeuse : lorsque ce dernier se propose de démontrer l'existence d'une synchronie et d'une correspondance formelle (logique visuelle et logique de l'explication) entre les phases du développement et les modes d'articulation de l'architecture gothique et de la scolastique (Architecture gothique et pensée scolastique, 1948), il séduit sans convaincre. Il n'est donc pas surprenant qu'à l'heure actuelle l'étude du symbolisme primaire de l'espace cède le pas à des travaux portant plutôt sur des correspondances sectorielles avec la littérature ou la science, ou encore sur des symbolismes secondaires et intentionnels : Rudolf Wittkower avait légué un modèle historiographique en étudiant les thèmes et la symbolique mathématique néoplatonicienne, mis en œuvre par certains architectes de la Renaissance (Architectural Principles in the Age of Humanism, 1962).

L'architecture moderne et l'espace-temps

L' architecture du mouvement moderne, qui s'est affirmée dans les années 1920, s'était donné pour tâche, par la voix de ses théoriciens, de créer un espace dont la nouveauté serait à la fois formelle et esthétique, mais aussi symbolique.

La fin du néo-classicisme et l'éclectisme architectural de la seconde moitié du xixe siècle, généralement considérés comme signes d'une crise profonde ou même de la mort de l'architecture, coïncident avec la création d'espaces inédits par les ingénieurs, qui mettent en œuvre les nouveaux matériaux (fer, béton) et les nouvelles techniques nés dans le cadre de l'ère industrielle : espaces des travaux de génie civil, halles gigantesques qui exposent à la vue le travail en tension de leurs structures aériennes... Les architectes du mouvement moderne y voient l'annonce et les moyens d'une révolution qu'ils veulent opérer en toute conscience, sur le modèle de celle qui fut accomplie par Brunelleschi et ses contemporains lorsqu'ils rompaient avec l'espace médiéval. Mais, cette fois, c'est la tradition de la perspective à point fixe qu'il s'agit de reléguer, au profit du regard errant de l'observateur en mouvement. En fait, l'apport des nouvelles techniques de construction est intégré dans la lancée des avant-gardes plastiques des années 1910 : les architectes veulent s'approprier la multiplicité des points de vue proposée par le cubisme, l'expérience dynamique de l'espace telle que la décrivent les manifestes futuristes ou que l'exprime, dès 1912, la peinture de Marcel Duchamp. Ils veulent conquérir la dimension du temps et multiplier ainsi les relations potentielles au sein de l'espace édifié. L'histoire ne sert plus de caution esthétique. Les références occasionnelles au traitement volumétrique ou aux proportions des monuments de l'Antiquité grecque, aux formes cubiques de l'architecture vernaculaire du Bassin méditerranéen ou encore aux éléments modulés des intérieurs japonais ne sont admises que dans la mesure où elles confirment la vision cubiste ou servent la recherche de standardisation.

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Pour la première fois, l'architecture dite moderne choisit délibérément et consciemment son contenu symbolique primaire. Elle prétend livrer une expérience cosmique de l'univers en accord avec le savoir et les découvertes non représentables de la physique théorique, donner à percevoir l'espace-temps de la relativité, faire éprouver une nouvelle inquiétude de la pensée.

Église de Riola di Vergato, Italie - crédits : De Agostini/ Getty Images

Église de Riola di Vergato, Italie

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Une commune volonté, polémique et subversive, est décelable dans la diversité des édifices – manifestes qui ont inauguré la naissance de cet espace « moderne ». Le refus de l'ornement extérieur au profit de volumes purs et nus est traduit tantôt par des formes géométriques (Loos, Le Corbusier, Mies van der Rohe), tantôt par des formes organiques ( Wright, Aalto). La synthèse de l'extérieur et de l'intérieur est opérée tantôt par l'artifice d'éléments construits (pilotis, rampes, toit-terrasse chez Le Corbusier), tantôt par l'intégration directe de l'environnement extérieur : que celui-ci soit accueilli à l'intérieur de l'édifice par un jeu de transparences (Mies van der Rohe), ou bien qu'il joue un rôle dynamique dans la structuration de cet espace intérieur (Wright). La liberté du plan non seulement réfute les conventions et les traditions de l'habiter, mais déstabilise les habitudes de la sensibilité esthétique : Le Corbusier agresse par la répartition improbable des poteaux porteurs dans l'espace à vivre ; Aalto désoriente par des volumes qu'aucun plan ne peut traduire ; Mies oblige au contraire à structurer mentalement un espace dont il supprime les obstacles et les qualifications. Les pionniers du mouvement moderne continueront, après la Seconde Guerre mondiale, d'égrener le chapelet de leurs architectures-manifestes : à New York, le musée Guggenheim de Wright est un des édifices qui induit le plus intensément une expérience insolite et dynamique d'un espace qui se dévoile et s'impose à mesure d'un parcours.

Pour questionner la réalité et la nature du nouvel espace, il faut cependant que celui-ci cesse de concerner quelques privilégiés et connaisse une diffusion significative, dans les domaines public et privé. Ces conditions ont été réalisées depuis les années 1950, quand les enseignements de l'avant-garde architecturale ont été appliqués à une échelle devenue rapidement planétaire.

Un certain nombre de constats s'imposent alors. Tout d'abord, l'urbanisme des C.I.A.M., indissociable de leur architecture, a tendu à désolidariser les bâtiments nouveaux de l'ancien espace urbain. Au mieux, ceux-ci forment entre eux des configurations dont l'échelle, territoriale plus que locale ou urbaine, les soustrait aux prises d'une perception simultanée par l'homme au sol : elles n'apparaissent qu'à vol d'oiseau ou encore à travers l'objectif de la caméra cinématographique. Autrement dit, un type d'espace, dont l'architecture était partie intégrante, semble en voie de disparition.

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De plus, pour ce qui concerne l'habitat, mais aussi les activités tertiaires, les nouveaux moyens techniques et l' industrialisation ont été mis au service de la standardisation et de la simplification. Tours et barres se multiplient dans une ubiquité planétaire. Mais elles perdent toute complexité, et on y cherche vainement une interpénétration des espaces extérieur et intérieur qui ne peut se réduire à la transparence mécanique d'un mur rideau. En guise d'espace-temps, l'inédit de ces constructions se résume extérieurement dans leur changement d'échelle, intérieurement dans un espace domestique dont les cloisonnements traditionnels ont disparu au profit de volumes plus vastes, diversifiables, désormais structurés en fonction des réseaux et blocs techniques nécessaires aux salles d'eau et aux cuisines.

La destination et la standardisation des grandes constructions réservées aux activités de production secondaire ou de consommation – le terme de « grandes surfaces » est significatif – en excluent le plus souvent la préoccupation esthétique et la création d'un espace relationnel avec leur environnement.

L' urbanisation planétaire se répand aujourd'hui sur le mode de la construction et non de l'architecture, si ce mot doit être réservé à un art créateur d'espace. Un tel art semble l'apanage des ingénieurs, lorsqu'ils sont appelés à concevoir, à des fins collectives et/ou publiques, des lieux spécifiques et uniques, qui proposent à l'œil et au corps l'exploration, parfois vertigineuse, de formes intérieures et extérieures improbables, définies par des matériaux travaillant en tension (coques minces de béton autoporteur, structures suspendues par câbles, voûtes en treillis métalliques). Mais dans l'attrait suscité par de telles réalisations il est souvent difficile de faire la part de l'exploit technique et celle de l'art. Quoi qu'il en soit, l'opéra de Sidney, l'aéroport Kennedy à New York, les dômes de Buckminster Fuller expriment une symbolique de la technique sans toutefois en réfléchir la problématique. Ces édifices sont de plain-pied avec la pensée opératoire dans la mesure où celle-ci, selon le mot de Merleau-Ponty, « manipule les choses et renonce à les habiter ».

La question de l'architecture post-moderne

L'architecture « moderne » a effectivement créé, à l'occasion des édifices cités par ses historiographes, un espace polémique nouveau dont le rapport avec le temps peut cependant apparaître moins complexe que celui des espaces baroques. Mais cette architecture est demeurée le fait de créateurs et de commanditaires peu nombreux. Le bilan rapide de la construction qu'elle a contribué à développer à une échelle planétaire semble traduire une situation de crise, une régression de l'espace architectural, d'autant plus paradoxale qu'elle coïncide avec une focalisation des sciences anthropologiques sur l'espace humain.

Sans doute l'intérêt suscité par ce dernier constitue-t-il un envers de la conquête opératoire de l'espace physique par les sociétés industrialisées. Les investigations de la psychologie génétique ont montré la solidarité du développement intellectuel de l'enfant et de la construction de son espace comportemental. La psychologie analytique a découvert que la structuration de l'identité personnelle était fonction des possibilités de déploiement dans l'espace d'une activité constructive, que celle-ci soit concrète, en prise directe sur l'environnement, ou qu'elle soit symbolique et consiste dans le déchiffrement actif de configurations spatiales codées. La Gestalt psychologie a continué de mettre au jour les constantes de la « bonne forme ». Dans un autre registre, la proxémique révélait, au contraire, la relativité qui marque, selon les cultures, la structuration de l'espace ambiant et des relations interpersonnelles qui s'y situent. De même, l'ethnographie a décrit comment, dans les sociétés primitives et dans les sociétés traditionnelles, l'organisation de l'espace bâti, privé et public, étaye l'organisation des comportements sociaux : ces recherches ont été transposées aux cas des sociétés en voie de développement, aux minorités urbaines (ethniques et/ou économiques), faisant apparaître les effets réducteurs ou traumatiques auxquels les soumet l'obligation de vivre dans des espaces étrangers ou indifférenciés.

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Ce savoir a mis en lumière certains dysfonctionnements de l'espace bâti dans les sociétés développées et a parfois donné les moyens de les corriger : tel était, en tout cas, l'objectif des équipes pluridisciplinaires qui assistaient architectes et urbanistes dans le cadre des grands projets (ensembles et villes nouvelles) lancés entre la fin des années 1960 et celle des années 1970. Ces acquis de l'anthropologie n'ont pas été étrangers non plus aux réactions dont le mouvement moderne a fait l'objet. Ils ont, en particulier, contribué au développement de la tendance « post-moderne » en architecture. Il faut cependant voir la limite de l'apport des sciences anthropologiques, qui concerne essentiellement la dimension existentielle, et en quelque sorte quotidienne, de l'espace bâti, mais laisse entière la question de sa dimension esthétique.

Lorsque l'architecture post-moderne a prétendu faire retour à un historicisme qui dissimule, en réalité, l'arbitraire d'un éclectisme de la forme, lorsqu'elle s'est voulue narrative, lorsqu'elle a pastiché la clôture et la différenciation des ensembles urbains traditionnels, elle a répondu à quelques nostalgies, mais de façon tout épidermique.

La phase post-moderne demeure un avatar du mouvement moderne dont la foi et le sérieux ont été abandonnés. L'architecture post-moderne et celle qui lui a succédé témoignent de leur malaise face à une évolution qu'elle confortent tout en la mettant en question.

Grande Arche de la Défense - crédits : Doug Armand/ The Image Bank/ Getty Images

Grande Arche de la Défense

Cette évolution pourrait bien n'être qu'une double involution de l'espace architectural, vers le colossal et l'iconicité. D'une part, en effet, s'affirme une esthétique du gigantisme qui ne traduit plus le sentiment de la transcendance cosmique, mais reflète l'individualisme d'un univers de la concurrence. À New York et à Chicago, la verticalité et la densité des volumes laissent surgir une beauté non concertée, qui semble faire écho à celle des espaces de la haute Antiquité, surtout dans les secteurs où demeurent les masses lithiques, pleines et austères, élevées avant la Seconde Guerre mondiale. Mais l'esthétique du colossal atteint rarement cette puissance tragique et tend à dissocier et à autonomiser ses objets. On peut le constater, par exemple, à Paris, avec l'arche de la Défense : autel singulier et solitaire au dieu insatiable de la technique.

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D'autre part, le règne de l'image consacré par l'ère médiatique retentit sur l'architecture et, par le truchement du dessin, entraîne la désaffection de l'espace intérieur. Une démarche nouvelle réduit au moins les édifices publics à des images, conçues pour la transmission médiatique et, comme telles, affectées d'un coefficient de réalité supérieur à celui du bâti : images, dont la liberté, plaquée sur les contraintes de leur support technique, n'exprime plus que les fantasmes ou les idiosyncrasies de leurs dessinateurs.

Mais les architectes, devenus imagiers et décorateurs, n'en poursuivent pas moins une quête de leur manque sous la forme d'un discours sur l'espace. Après avoir découvert la poétique de Bachelard, ils s'appuient sur des textes de Heidegger et de ses épigones, et c'est là sans doute un leurre. Car, dans cette réflexion sur l'être de l'étant, l'espace en question est en deçà de l'espace de l'architecture. C'est une demeure qui est un Urphenomene, un habiter qui ne se conquiert pas nécessairement par et dans l'architecture. Comme l'écrit Goethe, cité par Heidegger : « Il n'est pas toujours nécessaire que le vrai s'incorpore ; c'est bien assez que, comme le chant des cloches, sa houle s'étende par les airs, sourire de la nécessité. » En effet, la technique peut bien construire tous les espaces qu'elle imagine : il ne s'agit pour autant ni d'architecture, au sens plein du mot, ni de cet espace qui est aussi celui de la parole poétique si, comme pense Maurice Blanchot, « parler, c'est s'établir en ce point où la parole a besoin de l'espace pour retentir et être entendue ».

— Françoise CHOAY

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  • : professeur à l'université de Paris-VIII
  • : professeur à l'institut supérieur Saint-Luc, Bruxelles
  • Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

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Oswald Spengler - crédits : ullstein bild/ Getty Images

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Église de Riola di Vergato, Italie - crédits : De Agostini/ Getty Images

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