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GOMBRICH ERNST HANS (1909-2001)

La place du spectateur

Toute création est création d'un « substitut », dont les caractéristiques formelles dépendent avant tout de la fonction qu'il assure et de l'intérêt biopsychologique qu'il éveille. Alors qu'il suffit à l'enfant que son cheval de bois puisse être chevauché, un substitut magico-religieux doit son « pouvoir de Pygmalion » à sa conformité à des conventions d'origine rituelle (comme dans l'art égyptien, dont Platon avait la nostalgie), et un substitut visant à l'imitation suppose une relative liberté illustrative (notion de fiction), en Grèce et à partir de la Renaissance. Négligeant une étude proprement sémiologique de ces substituts, Gombrich s'attache au dynamisme de l'esprit qui les crée et les regarde.

Dans les arts de la « mimésis » comme devant le monde, l'esprit humain est un « projecteur mobile », qui procède par hypothèses et ajustements. Les « pathologies de la représentation », notamment dans le portrait, et l'abondante tradition d'enseignement des académies prouvent qu'on ne saurait voir, ou reproduire, sans schémas mentaux et corrections. Il y a donc avec le temps un progrès du savoir-faire vers plus d'illusion, et, contrairement à ce qu'on en dit souvent, la perspective marquerait une avance réelle – au demeurant moins importante à la Renaissance, selon Gombrich, que « l'héritage d'Apelle », cet inventeur mythique du modelé illusionniste par l'éclairage et les reflets.

Parallèlement, l'initiative laissée au spectateur croît. Gombrich analyse comment il lui faut décrypter des rapports, « faire tourner » en volume les figures, compléter les représentations elliptiques et, surtout, dès lors que la touche de peinture se libère, voir, pour son plaisir, dans des taches la suggestion de l'atmosphère et des textures. L'art est donc une institution sociale.

L'histoire de l'art déboucherait ainsi sur une sociologie historique des demandes et des refus d'un milieu. À l'aide de la psychanalyse et de l'histoire des mœurs (Norbert Elias), Gombrich a entrepris d'analyser le caractère indissociablement social, moral et esthétique de ce jugement de goût qui, à partir du xve siècle, semble commander bien des développements stylistiques.

Ainsi la peinture des « pompiers » écœure-t-elle parce qu'elle ne demande plus assez de participation, tandis que la caricature, où le substitut se libère enfin du beau dessin et où il s'agit de reconnaître une ressemblance dissemblable, amorce le passage à l'art du xxe siècle, que Gombrich goûte modérément. Au prix de régressions, cet art fait plus que jamais la part belle au spectateur, à ses synesthésies et à ses projections. Ou bien, avec le cubisme, il se présente comme un jeu, déroutant indéfiniment nos schémas et nos adaptations.

— Maurice BROCK

— Universalis

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Écrit par

  • : agrégé de lettres classiques, ancien élève de l'École normale supérieure, professeur d'histoire de l'art moderne à l'université François-Rabelais, Tours
  • Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

Classification

Pour citer cet article

Maurice BROCK et Universalis. GOMBRICH ERNST HANS (1909-2001) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • L'ART ET L'ILLUSION, Ernst Gombrich - Fiche de lecture

    • Écrit par Martine VASSELIN
    • 1 031 mots

    Ancien directeur et professeur de l'Institut Warburg, Ernst Gombrich (1909-2001) se présente avec insistance dans L'Art et l'illusion comme un disciple d'Ernst Kris, historien d'art et psychanalyste ayant mené avec lui des expériences sur la perception physionomique dans les œuvres...

  • ART (Aspects culturels) - L'objet culturel

    • Écrit par Jean-Louis FERRIER
    • 6 295 mots
    • 6 médias
    ...L'écueil, en effet, est l'idée du prétendu réalisme de Giotto qui constitue le leitmotiv de la presque totalité des études qui lui sont consacrées. Même Gombrich n'échappe pas à cette règle : « Giotto, explique-t-il, se demandait sans cesse comment se tiendrait un homme, quel geste ferait un homme qui prendrait...
  • ART (Aspects culturels) - Public et art

    • Écrit par Nathalie HEINICH
    • 6 256 mots
    • 1 média
    ...des objets et la part qu'y prennent les variations culturelles (au sens anthropologique) et historiques ainsi que, du même coup, éducatives. Ainsi Ernst Gombrich (qui cite cette phrase de Constable : « L'art de voir la nature est, aussi bien que l'art de déchiffrer les hiéroglyphes, une chose qui doit s'apprendre...
  • BONY JEAN (1909-1995)

    • Écrit par Daniel RUSSO
    • 942 mots

    Historien français de l'art et de l'architecture du Moyen Âge. Pour le public cultivé, Jean Bony restera l'auteur de la synthèse magistrale sur l'Architecture gothique en France aux XIIe et XIIIe siècles, qu'il écrivit en anglais et que publia l'université de Berkeley...

  • CARICATURE

    • Écrit par Marc THIVOLET
    • 8 333 mots
    • 8 médias
    Gombrich a mis en évidence le caractère antithétique de la caricature : « Le mot caricature et l'institution du même nom datent seulement des dernières années du xvie siècle, et les créateurs de cet art ne furent pas les diffuseurs d'images, mais ceux qui furent les plus sophistiqués et...
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Voir aussi