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ENFANCE (Situation contemporaine) La maltraitance des enfants

S'il est un domaine qui témoigne des nouveaux regards portés sur l'enfance par notre société, c'est bien celui de la maltraitance. Considéré en français comme un néologisme jusque dans les années 1990-1995, ce terme commence en réalité à être utilisé dans le langage courant dès le début des années 1980. Les médias s'emparent du mot, à la suite des professionnels concernés, qui en font évoluer le sens de la notion de sévices à celle de carences et de négligences, jusqu'à l'approche récente des abus sexuels. Parallèlement, les professionnels passent de l'anathème contre les adultes maltraitants à une compréhension beaucoup plus approfondie des processus complexes en jeu dans leur comportement. Mais sait-on aujourd'hui qu'il aura fallu plus d'un siècle pour que s'ouvrent nos yeux et nos oreilles à l'égard d'un phénomène dont l'ampleur nous dépasse encore souvent ? Le sentiment que la maltraitance est largement répandue n'est pas étranger à l'arrivée d'un autre néologisme, que notre société s'approprie aujourd'hui avec une rapidité imprévue : celui de bientraitance. D'un néologisme à l'autre, ce siècle est particulièrement révélateur d'une conception de l'enfance qui n'avait pas encore effectué sa mutation contemporaine.

L'« invention » d'une nouvelle notion

Si les mauvais traitements subis par les enfants ont de tout temps existé, le sentiment commun qu'ils ne devaient pas être, que la société tout entière ne devait pas en admettre la fatalité demeure bien lié à la reconnaissance des droits de l'enfant. Ébauchée dans la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948, cette prise de conscience s'exprime à part entière le 20 novembre 1959 dans la Déclaration des droits de l'enfant et s'impose progressivement jusqu'à l'adoption de la Convention internationale des droits de l'enfant, le 20 novembre 1989. Quarante années qui vont permettre de reconnaître la spécificité psychologique de l'enfant, sa fragilité émotionnelle et affective, ses besoins relationnels et éducatifs. Parallèlement, on voit se transformer les structures d'accueil, s'institutionnaliser et se spécialiser les professions concernées par la petite enfance, et se développer de façon considérable l'enseignement de la psychologie de l'enfant. Quarante années qui vont aussi mettre en avant la nécessité de respecter la structuration de la personnalité de l'enfant et de son identité dans la continuité de son développement, indissociable de son sentiment de sécurité, de sa confiance en soi et dans les autres. Quarante années enfin où la prévention des troubles liés à des environnements défaillants s'est mise en place, s'appuyant sur les avancées des droits de l'enfant et simultanément sur des synergies médico-psycho-sociales.

Il aurait peut-être fallu qu'en 1860, un siècle justement avant la première Déclaration des droits de l'enfant, convergent déjà de telles sensibilités pour tenir compte de l'étude pionnière et fondamentale d'Ambroise Tardieu concernant les mauvais traitements exercés sur les enfants. Malheureusement, ce travail est resté quasiment lettre morte, notamment auprès des médecins, comme l'enquête inachevée lancée en 1888 par le ministère de l'Intérieur, comme le rapport très complet établi en 1929 par un juriste et un pédiatre, Paul Parisot et Louis Caussade, sur les enfants maltraités et délaissés. Il faut en effet, attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu'une majorité des pédiatres français prennent en compte les travaux majeurs d'un neurochirurgien, Franc Douglas Ingraham (1898-1965), et ceux de radiopédiatres américains, John Caffey (1895-1978) et Frederic Noah Silverman (1914-2006), menés entre 1939 et 1943. Ils démontrent d'une part que les hématomes sous-duraux du nourrisson sont de nature traumatique – et l'on mesure l'importance de cette première affirmation à l'aune des campagnes actuelles de prévention du syndrome du bébé secoué – et d'autre part que certaines lésions très précises issues de fractures sont liées à de mauvais traitements.

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La responsabilité de l'adulte qui les provoque est portée à la connaissance de toute la communauté pédiatrique internationale dans les années 1960-1965, notamment grâce à la publication retentissante en 1962 d'un article cossigné et pluridisciplinaire lancé à l'initiative du pédiatre C. Henry Kempe : « Le syndrome de l'enfant battu ». Suivent en France, dans les années 1970-1975, les premières études sur les jeunes enfants victimes de mauvais traitements. On met aussi en place un enseignement de pédiatrie sociale, complété par la fondation en 1979, sous l'égide de Pierre Straus, de l'Association française d'information et de recherche sur l'enfance maltraitée (A.F.I.R.E.M.). À l'hôpital Armand-Trousseau, à Paris, une première enquête met en évidence qu'entre 1972 et 1975 la fréquence du diagnostic de maltraitance a triplé... dès lors que les médecins et les personnels soignants ont accepté de voir que des enfants étaient maltraités en France, et que leur environnement proche, parental, familial, mais aussi institutionnel et éducatif, était en cause. Les professionnels constataient aussi que la très grande majorité de ces enfants effectuaient tôt ou tard un séjour à l'hôpital, souvent très tôt et de façon répétée. Ce constat les a incité à créer une équipe hospitalière de protection de l'enfance intégrée à un service de pédiatrie générale de l'hôpital Armand-Trousseau. Dès le début des années 1980, cette équipe met en place une expérience spécifique associée au suivi des enfants accueillis, qui va perdurer une quinzaine d'années.

Ce n'est donc pas un hasard si le néologisme de maltraitance a vu le jour au cours de la décennie 1970-1980. Dans le domaine de la petite enfance, cette période a été le témoin d'une transformation des représentations et des pratiques telle qu'il est bien difficile d'en donner un tableau exhaustif. Et c'est bien cette mutation de notre regard qui a permis que le voile se déchire enfin face à l'enfance maltraitée. On ne doit pas non plus négliger l'impact imprévisible des « événements de Mai-68 » qui ont levé certains interdits, libéré la parole et démystifié certaines hiérarchies. Dans leur sillage, des structures d'accueil de l'enfant ont été ouvertes aux parents alors qu'elles leur étaient auparavant fermées. Les crèches, déjà en pleine évolution, de lieu de garde sont devenues des lieux de vie, mais aussi des lieux d'observation et de prévention pour les enfants en danger ou présentant des risques de maltraitance, et enfin des lieux thérapeutiques et réparateurs. En outre, une recherche et un film qui dénonçaient une maltraitance institutionnelle totalement méconnue, liée à la situation d'enfants placés dont les parents ne sont pas garants du développement, allaient déclencher en 1978 l'« Opération pouponnières », dont l'impact est encore sensible aujourd'hui.

De même, ce n'est pas un hasard si c'est à l'hôpital Armand-Trousseau que s'est structurée l'expérience novatrice d'accueil et de suivi des enfants maltraités : c'est dans ces mêmes années, entre 1970 et 1975 que l'humanisation de la pédiatrie hospitalière y a pris racine, associée aux chambres « mère-enfant », à la présence des parents, à l'implantation de classes de l'Éducation nationale dans les services, puis à la prise en charge du handicap et de la douleur, ainsi qu'au partage de l'information médicale avec l'enfant et ses parents . Et c'est bien la société tout entière qui a été touchée par le film et le livre de Frédérick Leboyer Pour une naissance sans violence (1974), par les émissions de Françoise Dolto Lorsque l'enfant paraît (1977-1979), ou encore par la notion des compétences précoces du nourrisson décrites par Thomas Berry Brazelton. Dans la décennie suivante, la série télévisée de Bernard Martino Le bébé est une personne est fortement suivie en 1984. Après ces émissions, nombreux sont les auteurs de livres de vulgarisation et les responsables de médias audio- et télévisuels qui s'emparent de l'enfance et qui découvrent, après les professionnels concernés, que la maltraitance peut en faire partie.

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Écrit par

  • : psychologue clinicienne, titulaire de l'Assistance publique, Hôpitaux de Paris

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