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ABSTRAIT ART

Abstraction et formalisme

Il va de soi que ce que dit la peinture ou la sculpture ne peut pas être communiqué par le langage verbal. S'il en était autrement, il serait inutile de peindre ou de sculpter. Abstrait ou non, l' art, quand il aspire à devenir cosa mentale, ne cherche pas à transcrire ou à illustrer une pensée préexistante ; il est pensée en acte, incarnée dans un médium spécifique. C'est pourquoi il ne saurait être question de démontrer sa signification. Toujours immanente à sa forme, celle-ci affecte l'émotion et ne peut être pleinement saisie que dans l'intuition d'un rapport aux qualités sensibles de l'œuvre. Ce type d'argumentation a un défaut patent. Privilégiant l'indicible, il ouvre la porte à l'irrationnel et, pire encore, aux effusions d'une sensiblerie vague qui se satisfait d'une pensée molle. Le formalisme réagit contre l'abandon aux charmes délétères de l'ineffable. Il fait sienne la célèbre proposition de Wittgenstein – « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire » – et il s'en tient à l'analyse du visible stricto sensu.

L'art abstrait, précisément parce qu'il paraît sans référent extrinsèque, offre un excellent terrain d'investigation au formalisme. Le critique américain Clement Greenberg demeure, dans ce domaine, la référence essentielle. Contemporain des expressionnistes abstraits, il a contribué à clarifier les interrogations suscitées par la notion de tableau. Son argumentation est construite comme un grand récit unifiant au sein duquel le modernisme ne concerne pas seulement la peinture et la sculpture, mais tous les arts, emportés par une tendance à l'autocritique qui les conduit à faire retour sur eux-mêmes. Selon un schéma explicitement kantien, chaque discipline utilise ses méthodes spécifiques pour s'auto-analyser, et parvient ainsi à s'« enchâsser plus profondément dans son domaine de compétence propre » afin de définir ses caractéristiques spécifiques, de dégager ce qu'elle a d'unique et d'irréductible.

Le processus d'« autopurification » n'est pas nouveau. À partir du xixe siècle, la peinture moderne se dissocie de la littérature, rompt ses liens avec les textes canoniques et puise ses sujets tout d'abord dans le seul domaine du visible, puis en elle-même. N'ayant plus besoin de rendre lisible quelque récit que ce soit, elle peut cesser de représenter l'espace tridimensionnel. Elle se sépare donc du théâtre comme de la sculpture pour concentrer son attention sur les caractéristiques de son médium, « la surface plane, la forme du support, les propriétés du pigment ». Après que cette purification a été menée à son terme, Greenberg se risque à définir la spécificité de la peinture : « Il a été établi à présent, semblerait-il, que l'irréductibilité de l'art pictural ne consiste qu'en deux normes ou conventions qui lui sont propres : la planéité et la délimitation de la planéité. »

Littéralement impensable avant l'apparition de la peinture abstraite, l'impératif de planéité renvoie à des idéaux moraux et à des considérations ontologiques. Dans leur lettre au New York Times déjà citée, Gottlieb et Rothko stigmatisent l'illusionnisme parce qu'il relève de la duperie : « Nous voulons réaffirmer le plan du tableau. Nous sommes pour les formes plates parce qu'elles détruisent l'illusion et révèlent la vérité. » L'artiste polonais Wladyslaw Strzeminski s'en tenait lui à une analyse strictement artistique. Après avoir travaillé auprès de Malévitch, il revendique pour la peinture la plus grande autonomie. Il récuse « l'introduction dans l'expression plastique d'éléments tels que : objet, littérature, psychologie ». L'Unisme répond à sa quête d'une[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

Classification

Pour citer cet article

Denys RIOUT. ABSTRAIT ART [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

<it>Église à Murnau</it>, W. Kandinsky - crédits : Bridgeman Images

Église à Murnau, W. Kandinsky

Composition avec jaune, rouge, noir, bleu et gris, P. Mondrian - crédits : Stedelijk Museum, Amsterdam, Pays-Bas. © Holzman Trust

Composition avec jaune, rouge, noir, bleu et gris, P. Mondrian

Autres références

  • AUX ORIGINES DE L'ABSTRACTION. 1800-1914 (exposition)

    • Écrit par Isabelle EWIG
    • 1 094 mots

    En France, une exposition sur l'abstraction se faisait attendre. Elle a enfin eu lieu, du 5 novembre 2003 au 22 février 2004, au musée d'Orsay, dont le président, Serge Lemoine, associé à Pascal Rousseau, maître de conférences à l'université de Tours, proposait aux visiteurs de remonter « aux...

  • ABSTRACTION LYRIQUE, peinture

    • Écrit par Gérard LEGRAND
    • 196 mots

    Expression d'origine discutée, l'abstraction lyrique apparut en France vers 1947 et sert à désigner toutes les formes d'abstraction qui ne relèvent pas de l'abstraction dite géométrique. C'est ainsi qu'on l'a appliquée à l'action painting de Pollock,...

  • ABSTRAITS DE HANOVRE

    • Écrit par Isabelle EWIG
    • 2 598 mots
    • 1 média
    Les deux premiers défendaient, non sans référence à Kandinsky, une abstraction constructive qui se ressourcerait dans la nature ou dans le monde des sensations. Cette conception se traduit chez Jahns par la présence d'éléments reconnaissables – figures humaines, paysages, objets divers –, mais fortement...
  • ADNAN ETEL (1925-2021)

    • Écrit par Camille VIÉVILLE
    • 909 mots

    Figure majeure de la scène artistique et littéraire internationale, Etel Adnan a bénéficié d’une reconnaissance tardive, en France notamment où, si l’on excepte un don important de l’artiste en 2018 au musée d’Art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille Métropole (LaM), elle...

  • ALBERS ANNI (1899-1994)

    • Écrit par Camille VIÉVILLE
    • 900 mots

    Anni Albers, dont l’œuvre a parfois été occulté par celui de Josef Albers (1888-1976), son époux, est une artiste majeure de l’art textile du xxe siècle.

    Née à Berlin le 12 juin 1899, Annelise Fleischmann étudie au Studienateliers für Malerei und Plastik (1916-1918) auprès du peintre postimpressionniste...

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Voir aussi