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ARCHÉOLOGIE (Archéologie et société) Archéologie du temps présent

Art et archéologie

Nous évoquions en introduction les relations entre l'archéologie et l'histoire de l'art. Ces deux disciplines étroitement associées à la Renaissance, sinon confondues, se sont peu à peu autonomisées, surtout lorsque l'archéologie s'est mis à développer une vision sociale et anthropologique tout en se dotant de méthodes et de techniques de plus en plus complexes. Pourtant, de façon paradoxale mais significative, art et archéologie se sont retrouvés à la fin du xxe siècle dans une réflexion commune et croisée sur la gestion du passé, mais aussi sur la relation qu'entretiennent mémoire historique et objets enfouis.

<it>Déjeuner sous l'herbe</it>, D. Spoerri - crédits : D. Gliksman/ Inrap

Déjeuner sous l'herbe, D. Spoerri

Après les destructions massives de la Seconde Guerre mondiale et avec la montée des angoisses écologiques, des artistes, pour la première fois dans l'histoire (si l'on excepte les cas isolés de Schwitters et de Picasso), commencèrent à fabriquer des œuvres d'art à partir de divers déchets contemporains. En France, le mouvement des Nouveaux Réalistes des années 1960 réunit des artistes comme César, Arman ou encore Daniel Spoerri, qui crée des Tableaux-pièges en fixant verticalement sur un mur les vestiges de repas. Son geste le plus spectaculaire fut d'organiser en 1983 un grand banquet au château du Montcel, dans les Yvelines, et de déposer à mi-repas l'ensemble des plateaux des tables et leur contenu dans une tranchée de 40 mètres de longueur. Cette performance fut baptisée Déjeuner sous l'herbe, en référence à Manet. L'assassinat du père de Daniel Spoerri, sous ses yeux, en Roumanie, dans le cadre de la Shoah par balles et le long d'une tranchée identique, en constitue une autre référence. Une fouille archéologique, telle que prévue dès l'origine par l'artiste, fut menée en juin 2010 sur quelques mètres de cette tranchée par Jean-Paul Demoule, en collaboration étroite avec Daniel Spoerri et l'anthropologue Bernard Müller. Tout en prolongeant la performance artistique, elle a permis de tester les analyses physico-chimiques dont on dispose pour déterminer les aliments consommés, de comparer les témoignages écrits et oraux de l'époque avec la réalité retrouvée par les archéologues. Un débat s'est institué pour savoir si une telle fouille relevait bien de l'archéologie ou s'il fallait encore attendre quelques années de plus pour qu'elle le devienne.

Les années 1960 ont été marquées aux États-Unis ou en Allemagne par des mouvements artistiques identiques, avec, entre autres, Claes Oldenburg, Robert Rauschenberg, Joseph Beuys ou encore Edward Kienholz. Ce dernier, dont les installations réincorporaient déchets et objets usagés, déclarait explicitement en 1973 : « Je ne commence à comprendre réellement une société qu'en parcourant ses brocantes et ses marchés aux puces. C'est pour moi une forme d'éducation et d'indication historique. Je peux percevoir le résultat d'idées à travers ce qui est jeté par une civilisation. » Il faisait involontairement écho à une réflexion bien antérieure de Marcel Mauss devant ses étudiants : « Ce qu'il y a de plus important à étudier dans une société, ce sont les tas d'ordures. » Plus récemment, ce rapport au temps et au déchet s'est poursuivi à travers des œuvres aussi diverses que celles de Masao Okabe au Japon avec ses estampages – des frottages des empreintes du sol – de la gare d'Hiroshima, Anne et Patrick Poirier avec diverses installations dont Vestiges/vestiges. Abîmes du temps en 2009, Christian Boltanski avec Personnes (2010), accumulations de vêtements usagés évoquant la Shoah, ou encore les photographies d'Arno Gisinger sur Oradour-sur-Glane ou sur les biens juifs confisqués.

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La commémoration de massacres et de génocides a été l'objet d'œuvres contemporaines frappantes qui ont utilisé l'enfouissement « archéologique » comme une manière de préserver la mémoire. Ainsi, le Monument contre le fascisme d'Esther Shalev-Gerz à Hambourg-Harbourg prend la forme d'une colonne de 12 mètres de hauteur qui a été peu à peu enfoncée dans le sol entre 1986 à 1993, au fur et à mesure que les passants la recouvraient d'inscriptions gravées dans le plomb, et que cet enfouissement est destiné à préserver. Le Monument invisible de Jochen Gerz se présente comme une place devant le château de Sarrebrück, ancien siège de la Gestapo, dont chaque pavé porte sur sa face cachée le nom d'un cimetière juif allemand détruit et disparu.

Ce rapport au temps et au devenir des objets matériels a été questionné aussi à plusieurs reprises, et souvent de manière parodique, par des archéologues qui se sont amusés à imaginer comment pourraient être interprétés dans le futur les restes de notre propre société. Ainsi de l'exposition organisée en 2002 au musée romain de Lausanne-Vidy par Laurent Flutsch et intitulée Futur Intérieur. Trésors archéologiques du 21e siècle après J.-C.

De façon plus technique, des opérations d'archéologie préventive récentes ont permis à l'Institut national de recherches archéologiques préventives de retrouver des plâtres de Rodin, et aussi les restes du monument soviétique de l'Exposition internationale de 1937. Ses bas-reliefs en ciment, dus à Joseph Tchaïkov et qui représentaient des allégories des onze républiques soviétiques, avaient été offerts à la C.G.T. après l'Exposition et installés dans le domaine de Baillet-en-France. Après la saisie du domaine par la jeunesse pétainiste, ils furent brisés et jetés au fond d'une glacière. Retrouvés en 2004, ils sont en cours d'étude et de restauration. Ces allégories constituent un précieux témoignage d'un art officiel souvent disparu.

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Les apports de l'archéologie pour la compréhension du xxe siècle et du début du xxie siècle sont donc multiples, passionnants et foisonnants. L'Avenir du passé, modernité de l'archéologie, ainsi s'intitulait de manière significative un colloque organisé en 2006 à l'initiative de Jean-Paul Demoule et Bernard Stiegler par l'I.N.R.A.P. et le Centre Georges-Pompidou. D'une part, l'archéologie élabore ses propres méthodes de description et d'étude des objets matériels produits par les sociétés humaines – et elle est la seule à le faire. D'autre part, le transfert de ses méthodes dans des champs nouveaux et inattendus, comme le droit pénal, l'histoire de l'architecture, l'art ou l'ethnologie, apporte non seulement des matériaux nouveaux, mais aussi de nouvelles problématiques. De ces porosités entre sciences et de ces croisements interdisciplinaires jaillissent des réflexions de nature philosophique sur les relations entre les sociétés et leurs objets, entre leurs objets et leur mémoire.

— Jean-Paul DEMOULE

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  • : professeur émérite à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et à l'Institut universitaire de France

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