ANSELME DE CANTORBÉRY (1033/34-1109)
Prototype du prélat grégorien qui refuse dans l'Église le pouvoir laïc et axe toute la chrétienté sur la vertu et la discipline de vie, Anselme est aussi, bien qu'il n'ait jamais suffisamment personnalisé ses vues pour être chef d'école, le véritable fondateur de la pensée et de la méthode scolastiques défendues par Abélard et couronnées par Thomas d'Aquin.
Un des premiers maîtres du dialogue entre la logique et la foi
Né à Aoste, d'un puissant lignage, Anselme est venu jeune à l'abbaye du Bec (Bec-Hellouin) en Normandie, dont l'abbé, Lanfranc, était son compatriote ; il y parcourut, selon la science et la foi de son temps, un cycle de fructueuses études sur la Bible, en logique et en patristique. Il y gravit les échelons des fonctions internes d'enseignement et de gouvernement. En 1063, pour sa trentaine, il est prieur sous l'abbé Herluin (Hellouin), successeur de Lanfranc. Les crises de la réforme de l'Église et de la création de l'État anglo-normand le trouvent homme de la nouvelle attitude. Il écrit, à la demande de ses moines, une série d'œuvres (Monologion, Proslogion, De fide, De processione, De conceptu virginali, De azymo, De nuptiis consanguineorum, etc.) sur des problèmes intellectuels et mystiques relativement nouveaux. Émerveillés, ses auditeurs réclamaient sa lumière. Il eut au-dehors d'amers détracteurs, mais ne manqua pas non plus d'amis, de Gondulfe au comte de Flandre Robert, et ses lettres constituent, avec ses homélies, une part touchante de son œuvre. Au plus fort de la querelle grégorienne, au temps de Canossa, Anselme devint abbé (1078). Après quinze ans dans cette charge, il succéda à son maître et ami Lanfranc sur le siège archiépiscopal de Cantorbéry, qui assurait la primatie dans l'État plantagenêt. Le primat représente le pape, Pascal II surtout, et maintient l'indépendance et les prérogatives des hommes de Dieu face aux milites et aux rois. Guillaume II le Roux contraignit Anselme à l'exil (1097-1100), mais, avec Henri Ier Beauclerc, se dessina un compromis (concile de Londres, 1106). L'evêque put se consacrer à développer la vie communautaire du clergé. Quand il meurt, à soixante-quinze ans, sans avoir cessé d'être un intellectuel et un moine, la brûlante affaire des investitures se dirige vers la conclusion nette et modérée qu'il avait préparée.
Anselme, initiateur essentiel de la modernité, inaugure la querelle des universaux en réfutant Roscelin et en montrant la route d'un réalisme modéré où uox chemine avec significatio, les mots avec les choses. En opposition avec les écrivains carolingiens, souvent rudimentaires dans leur méthode et leur problématique, et avec les écrivains monastiques antérieurs dont la thématique était restreinte, Anselme est, avant même l'Université, le premier universitaire, le premier scolastique par la vigueur de sa logique comme par l'ample profondeur de ses vues. Très inséré dans une tradition dont il a une connaissance intime et étendue, il ne paraît que rarement innover et se livre volontiers à une analyse du texte ancien qui le conduit au sens nouveau. L'adage Credo ut intelligam affirme cependant pour la première fois la place de la raison dans le champ de la foi : comprendre ce que l'on croit. Les Pères orientaux et grecs avaient su valoriser et utiliser la raison et l'intelligence, même professionnellement, en face de la décadence des penseurs antiques. Mais leur champ était la lutte contre le paganisme, les gnoses, les hérésies. Parmi les Pères occidentaux, seul saint Augustin offre une écriture et une pensée de grande classe, mais il se meut dans une atmosphère essentiellement morale et pastorale, inverse de la science et qui en bloque la route, et il se réfugie non sans pessimisme dans une sorte d'intégrité du sacré surplombant les malheurs du monde.
Anselme vit dans un monde en irréfutable progrès. En dépit des crises, querelles et violences, l'époque est marquée par l'amélioration radicale du climat, de la paix rurale, des techniques et rendements agraires, par un sentiment de renouvellement économique, social et humain. Anselme apparaît alors comme un philosophe engagé : non seulement il se bat dans ses fonctions publiques, mais il médite sur le réel pour en trancher les problèmes, pour le transformer. Le rapport entre la vérité logique et la vérité morale, entre la connaissance abstraite exacte et son application judicieuse dans la vie, est un thème auquel il a donné formulation moderne dans le De ueritate. Passant d'un système modal à son accent ontologique, il a confronté vérité et éthique, vision et action. Le De casu diaboli et le De libertate arbitrii anticipent déjà les problèmes qui seront agités du xve au xixe siècle, par exemple, autour du protestantisme. Dans un langage déjà proprement scolastique, Anselme associe ratio et auctoritas. Il dessine un itinéraire vers Dieu parallèle au drame des origines et aux étapes du salut, selon une rectitudo uoluntatis per se seruata qui s'écarte des excès antipélagiens de l'augustinisme. La vision chrétienne générale qui donnera son plan à la Summa theologiae de l'Aquinate est parfaitement sensible ici. L'adéquation entre la chose et la vision qu'on en prend, magnifique définition anselmienne de l'atteinte du vrai, adequatio rei et intellectus, ne se termine pas seulement, contre le nominalisme, en une égalité du mot et du sens de la chose, uocis et sensus, mais dans une proportion de l'action à sa fin. Maître et praticien de la cohérence entre l'étude et la vie, Anselme propose une philosophie expérimentale dont l'influence fut immense et dont on trouve un reflet simplifié dans l'Elucidarius d'Honorius.
À propos de ce même nominalisme, se leva une polémique sur le motif de l' Incarnation. La position d'Anselme avec la Cur Deus Homo s'insère dans une vision de la iustitia Dei : la faiblesse humaine exigeait une réaction divine à l'impasse du péché, cette felix culpa dont parle la liturgie et qui, systématisée par Thomas d'Aquin, est évidemment inconnue de l'augustinisme. L'argumentation, peut-être marquée par le poids social de la morale féodale instinctive – le Christ libérateur est chevaleresque à l'égard des captifs –, sera plus tard interprétée en termes de calcul, ce qui ne correspond ni à la théorie d'Anselme ni à celle de Thomas.
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Écrit par
- Michel-Marie DUFEIL : professeur
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