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THÉÂTRE OCCIDENTAL La théâtralité

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Théâtre et divertissement

« Plaisir d'imiter » ou « enchantement de la métamorphose », les formules d'Aristote et de Nietzsche inscrivent dans l'essence même du théâtre le divertissement comme finalité. L'auteur de la Poétiquesouligne le paradoxe de la tragédie qui nous met en état de pitié et de crainte pour nous faire plaisir ; au début du chant III de L'Art poétique, Boileau, fidèle disciple, parle de « douce terreur » et de « pitié charmante ».

Bertolt Brecht aurait bien voulu écarter cette fin, craignant qu'elle ne compromette la fin didactique propre au « théâtre de l'ère scientifique ». Non qu'il réclame un « théâtre à thèse » ; il pense simplement que dramaturge et comédien doivent mettre le spectateur en face de ses problèmes, qui sont ceux de la société où il vit, qu'ils doivent l'inviter à réfléchir, réflexion qui ne s'arrête pas à l'explication du monde mais qui conduit à la décision de le transformer. Or, dans son Petit Organon pour le théâtre (1948), Brecht reconnaît franchement que « l'affaire du théâtre » a toujours été de divertir les hommes » (§ 3 et 75) et qu'il n'y a aucune contradiction entre divertir et instruire, car il y a un plaisir d'apprendre (ce qu'Aristote avait déjà dit dans sa Poétique, chap. iv).

La mise en question du théâtre comme divertissement a un contexte bien différent dans la perspective métaphysique d' Antonin Artaud. L'imagination de ce dernier est hantée par l'idéal primitiviste d'un théâtre qui ne serait vraiment fidèle à son essence qu'en demeurant religieux ; c'est pourquoi son action est de type magique ; elle met en état de transe le comédien puis le public, cela en dévoilant les forces cosmiques qu'exprimaient les anciens mythes ; de là un spectacle de masse dont la poésie serait celle des fêtes. La fête, en effet, est chose grave : elle ne divertit pas de la vie puisqu'à la limite elle coïncide avec elle, puisque le théâtre, ainsi compris, est la vie retrouvée.

L'historien du théâtre contemporain ne saurait nier l'influence de ces vues : elles ont stimulé l'esprit d'invention précisément parce qu'elles ne pouvaient susciter un modèle à reproduire. D'une part, l'idéal primitiviste suppose une coupure entre la nature et l'histoire : or l'histoire révèle les immenses possibilités de la nature. Ce que le théâtre est devenu dans l'Occident grec, latin, européen, y compris l'Europe slave et les Amériques, ne peut représenter une aberration que dans une vision abstraite qui commence par écarter tous les faits gênants. D'autre part, divertissement signifie un certain désintéressement, ce qui oblige à préciser le rôle exact du public.

Hamlet ne tue pas réellement Laerte ; sinon, le spectateur ne resterait pas tranquillement assis dans son fauteuil : il se précipiterait pour arrêter le duel. Il faut donc bien distinguer une action qui est un épisode de ma vie et une action imaginaire à laquelle j'accepte de croire tout en sachant parfaitement qu'elle n'est pas réelle. Que l'on puisse trouver et concevoir d'autres sortes de spectacles, des spectacles où, à la limite, il n'y aurait que des acteurs et pas de spectateurs, n'empêche pas de constater dans l'histoire des civilisations la permanence ou mieux la renaissance continue d'un type de spectacle où le spectateur pense, sent, vibre, comme si les histoires dont il est le témoin se passaient réellement. Ce comme si tient à l'essence même de la théâtralité, il constitue le désintéressement qui permet le divertissement.

On voit alors le caractère proprement philosophique des délicates questions : religion et théâtre, politique et théâtre. Il s'agit de savoir dans[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à la Sorbonne, membre de l'Académie française et de l'Académie des sciences morales et politiques

Classification

Pour citer cet article

Henri GOUHIER. THÉÂTRE OCCIDENTAL - La théâtralité [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

Média

Edward Gordon Craig, vers 1960 - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Edward Gordon Craig, vers 1960

Autres références

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