SECONDA PRATTICA
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Dans la préface de son Cinquième Livre de madrigaux, publié en 1605, Monteverdi explique que sa méthode de composition constitue une seconda prattica (« seconde pratique »), qui remplace la prima prattica (« première pratique »), dont Gioseffo Zarlino (1517-1590) avait fixé les règles en matière de consonances et de dissonances, dans Le Istitutioni harmoniche (« Les Institutions harmoniques », 1558).
Les années 1600 sont une époque d'expérimentation dans tous les domaines de la composition : elles voient non seulement l'émergence du style monodique et de la basse continue, mais aussi un bouleversement plus général et plus profond dans le domaine de l'harmonie et du contrepoint. En effet, l'usage du xvie siècle, tel que l'illustrent des compositeurs comme Palestrina (1525 environ-1594) et Adrian Willaert (1490 environ-1562), n'admettait que de manière très restrictive les emplois de la dissonance. L'introduction de secondes (intervalles de deux notes dans la gamme diatonique), de septièmes (intervalles de sept notes) et de leurs redoublements (intervalles supérieurs à une octave) était sévèrement limitée ; les quartes augmentées, les quintes diminuées et les quartes justes étaient toutefois traitées avec un peu plus de liberté.
L'emploi de nombreuses fausses relations qui résultent de la juxtaposition d'accords sans lien de parenté se développe au début du xviie siècle. En général, les accords employés pour produire un effet de dureté sont des accords parfaits dont les fondamentales sont à distance de tierce majeure ou mineure. Ce procédé de composition est très largement utilisé par Claudio Monteverdi dès le Quatrième Livre de madrigaux, publié à Venise en 1603.
Si les harmonies lisses et la richesse des consonances sont sources d'agrément, que pouvaient gagner des compositeurs comme Monteverdi en leur faisant violence ? Il va de soi que la possibilité d'utiliser une palette sonore plus large permettait de transmettre des sentiments et des idées nouvelles. La musique pouvait ainsi rivaliser avec la poésie pour éveiller les passions et le compositeur répondait aux images verbales du poète avec d'habiles et évocatrices peintures sonores.
Quand Monteverdi affirme dans son Cinquième Livre de madrigaux qu'il n'a pas suivi les préceptes de l'ancienne école, mais qu'il a été guidé par les principes de la seconda prattica, il s'exprime avec l'assurance d'un artiste pleinement conscient du changement fondamental qu'il introduit dans la conception de la musique.
À l'époque de Monteverdi, la « vieille » musique, ou stile antico, est identifiée à la prima prattica et correspond à la musique de la Renaissance, alors que la musique nouvelle, ou stile moderno, correspond à la seconda prattica, donc à la période baroque. Mais, avec le temps, on s'est rendu compte que cette scission n'était pas juste. En effet, le passage de la musique de la Renaissance à la musique baroque se distingue de tous les autres changements stylistiques de l'histoire de la musique dans la mesure où c'est progressivement que la prima prattica tombe dans l'oubli tandis que la seconda prattica prend sa succession, même si, au début de l'ère baroque, le style ancien n'est pas mis à l'écart mais conservé comme un second langage, notamment pour la musique sacrée.
Si le texte a toujours eu une influence décisive sur la composition des pièces de musique vocale, on peut remarquer que le souci du compositeur se portait plus sur la forme ou la structure du texte ou du poème que sur sa signification interne. En effet, la structure musicale d'une pièce vocale était fonction de la structure du poème, définie par le nombre de strophes, de syllabes par vers, par les refrains et par le schéma métrique. Or Monteverdi décide ne plus se préoccuper de cette correspondance externe, dont il critique la superficialité. Il cherche une correspondance plus profonde de signification et de sentiment. À partir du Quatrième Livre de madrigaux, la structure du poème se trouve presque toujours entièrement masquée dans la composition musicale. Les fins de vers sont souvent élidées, car la « pensée musicale » ne doit pas s'interrompre. Si la symétrie est souvent perdue, la composition gagne généralement en continuité et en signification. En revanche, certains mots ou groupes de mots sont isolés et font l'objet de traitements particuliers appelé figuralismes ou madrigalismes. Ces figures de rhétorique laissent une impression de discontinuité, car le compositeur sacrifie la cohérence musicale pour traduire chacune des images du poète.
C'est dans les relations entre la musique et les mots que réside la différence entre prima et seconda prattica. Manfred Bukofzer l’établit nettement dès 1947 dans son Music in the Baroque Era (traduit en français sous le titre La Musique baroque en 1982) : « Dans son ouvrage Miscellanea musicale (Bologne, 1689), Angelo Berardi explique que dans la musique de la Renaissance “l'harmonie gouverne le mot” alors que dans la musique baroque “le mot gouverne l'harmonie”. Cette simple antithèse, qui ne fait que paraphraser la distinction établie par Monteverdi entre prima et seconda prattica, touche à l'un des aspects fondamentaux de la musique baroque : l'expression du texte par la musique ou encore la représentation du mot par la musique. » Mais au-delà des mots, ce sont les états émotionnels, les passions que le compositeur doit traduire musicalement. Conformément à la pensée de l'époque, il dispose d'une palette de figures musicales – les figuralismes ou madrigalismes – classées comme les passions elles-mêmes et destinées à les représenter musicalement.
Cependant, il ne faut pas croire que la musique de la Renaissance ne pratiquait jamais la représentation des mots et que ce procédé était inconnu dans le style ancien. Même si le procédé était moins répandu, il existait mais était utilisé de manière différente. La Renaissance appréciait les passions nobles et calmes, le baroque les passions extrêmes, allant de la douleur la plus violente à la joie la plus exubérante. Et il va de soi que la représentation de telles passions requiert une écriture musicale plus variée et plus contrastée.
Après Monteverdi, tous les compositeurs de l'époque baroque seront sans cesse à la recherche de formules musicales nouvelles propres à exprimer les idées et les sentiments nouveaux. Les figuralismes se multiplieront et les musiciens auront tendance à vouloir trouver une formule de rhétorique musicale pour chaque mot : la voix monte sur « ciel », descend sur « enfer », l'harmonie se tend sur « angoisse » et s'assombrit sur « désespoir »... Certains compositeurs, comme Rameau, dans le premier tiers du xviiie siècle, en viendront à penser que la musique est un langage au même titre que la parole, qu'elle possède son éloquence propre, une aptitude à communiquer et que le compositeur doit convaincre, à l'instar d'un orateur. De plus en plus sujette à controverses, ce type de musique descriptive prendra fin avec l'époque classique.
Bibliographie
C. Monteverdi, Correspondance, préfaces, épîtres dédicatoires, trad. A. Russo, introd. J.-P. Navarre, Mardaga, Sprimont (Belgique), 2001
P. Fabbri, Monteverdi, EDT, Turin, 1985
D. Morrier, Les Trois Visages de Monteverdi, Harmonia mundi France, Arles, 1998
G. Tomlinson, Monteverdi and the End of the Renaissance, Clarendon Press, Oxford, 1987.
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Écrit par
- Antoine GARRIGUES
: ancien critique à
Sud-Ouest et àContact Variété , professeur d'improvisation et d'histoire de la musique
Classification
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