Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

PENSÉE

Critique de la conception cartésienne : Peirce, Wittgenstein et Ryle

Ryle - crédits : Hulton-Deutsch Collection/ Corbis Historical/ Getty Images

Ryle

La conception cartésienne promeut une image de la pensée que des philosophes comme Peirce, Wittgenstein et Ryle considèrent comme un mythe pur et simple. Bien que distincts, leurs arguments ont de nombreuses affinités. Tous trois insistent, à des degrés divers, sur le fait que les pensées, comme attitudes propositionnelles, ne peuvent pas être mises sur le même plan que les sensations, ni être conçues, sur le modèle de celles-ci, comme intrinsèquement privées et subjectives. Une pensée, ou une croyance, n'est pas un acte mental interne, mais un état, ou une activité, dont l'attribution dépend de conséquences extérieures observables dans le comportement des agents. En ce sens, les énoncés attribuant des contenus de pensée ne sont pas des énoncés catégoriques, faisant référence à des événements internes, mais des énoncés hypothétiques ou conditionnels décrivant des manières dont l'agent se comporterait s'il tenait ces contenus de pensée comme vrais.

Selon Peirce, avoir une croyance, c'est avoir une certaine « disposition » à agir. Comme le dit Ryle, croire que la glace de l'étang est mince, ce n'est pas entretenir un certain contenu mental correspondant : c'est être prêt à ne pas s'engager sur la glace ou à rappeler les enfants qui s'y aventureraient. Et si le cartésien devait continuer à insister sur le caractère intrinsèquement privé des sensations dont il dérive sa théorie de la pensée en général, il se heurterait à l'argument célèbre que Wittgenstein a dirigé contre la notion d'un « langage privé ». Un tel « langage », qui se réduirait à des noms de sensations, et dont les significations résideraient uniquement dans les actes d'ostension par lesquels celui qui éprouverait ces sensations leur imposerait des noms, ne pourrait pas être vraiment un langage, parce qu'il manquerait des règles et des critères publics sans lesquels un langage ne peut exister.

En montrant qu'un langage privé est impossible, Wittgenstein entend non seulement réduire à l'absurde la thèse selon laquelle un contenu mental quelconque pourrait être privé, mais aussi affirmer que toute attribution d'un contenu mental présuppose la possession d'un langage. On ne peut attribuer une sensation à quelqu'un que dans la mesure où l'on a un concept (un « critère ») de ce que c'est qu'avoir une sensation de ce type. Et on ne peut posséder un tel concept que si l'on est en mesure de l'exercer par des jugements essentiellement linguistiques. En ce sens, tout contenu mental (et toute « pensée » au sens cartésien du mot) doit répondre à des « critères extérieurs », et en particulier à des critères linguistiques. Il s'ensuit qu'il n'y a pas de privilège spécial du moi ou de l'ego cartésien dans l'accès à ses propres pensées, ni d'infaillibilité particulière de la connaissance de soi. De la même manière, Peirce soutient que toute pensée est un signe qui suppose l'usage du langage, et requiert un mode d'expression public par lequel tout signe mental est interprété par un tiers, y compris quand elle paraît être purement solitaire. Pour Peirce, toute pensée est bien un dialogue avec soi-même, mais dans lequel le moi parle à un autre moi qui se pose en « interprète » de ce que dit le premier. Une pensée se mesure à d'autres pensées ou signes, qui sont ses antécédents ou conséquents, et doit nécessairement faire partie d'un processus d'inférence ou de raisonnement.

Quand ils critiquent l'illusion du caractère purement privé des pensées, Wittgenstein et Ryle n'insistent pas tant sur la fausseté de la conception cartésienne que sur sa vacuité. Supposer que la pensée est un processus interne qui accompagnerait[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : maître de conférences de philosophie, université de Grenoble-II et C.N.R.S

Classification

Pour citer cet article

Pascal ENGEL. PENSÉE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Ryle - crédits : Hulton-Deutsch Collection/ Corbis Historical/ Getty Images

Ryle

Autres références

  • AFFECTIVITÉ

    • Écrit par Marc RICHIR
    • 12 228 mots
    ...nouveauté de Kant dans l'histoire de la philosophie, le « renversement » ou la « révolution copernicienne », consiste en sa conception architectonique de la pensée, c'est-à-dire en ce que les termes (concepts) et les choses (Sachen) de la pensée dépendent, dans leur pouvoir de signifier, de l'orientation...
  • ALAIN ÉMILE CHARTIER, dit (1868-1951)

    • Écrit par Robert BOURGNE
    • 4 560 mots
    ...faibles. « Le relativisme pensé est par là même surmonté. » La partie suffit, autant que chaque partie tient aux autres. Il faudrait donc se guérir de vouloirpenser toutes choses, s'exercer à penser une chose sous toutes les idées ou actes par quoi l'esprit ordonne et oppose ses propres déterminations.
  • ANTHROPOLOGIE ET ONTOLOGIE

    • Écrit par Frédéric KECK
    • 1 255 mots

    Si l’anthropologie s’est définie contre la métaphysique classique en remplaçant un discours sur Dieu comme fondement de toutes choses par un discours sur l’homme comme sujet et objet de connaissance (Foucault, 1966), elle a renoué depuis les années 1980 avec l’ontologie, définie comme un...

  • ARCHAÏQUE MENTALITÉ

    • Écrit par Jean CAZENEUVE
    • 7 048 mots
    ...aller plus loin dans l'interprétation rationaliste, que Durkheim s'est opposé à l'animisme. Pour l'auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse, la pensée archaïque nous donne l'image des premières étapes d'une évolution intellectuelle continue, et elle met en œuvre les principes rationnels d'une...
  • Afficher les 78 références

Voir aussi