MODÈLE
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Perspective épistémologique
L'usage des modèles, qui sont élaborés naturellement pour les besoins des différentes sciences, pose des problèmes étendus à la logique et à l'épistémologie. La logique est concernée en ce que les modèles donnent matière à l'étude sémantique, qui s'intéresse aux rapports des signes avec la réalité, et à l'étude pragmatique, qui reconnaît les motifs du choix des langages obéissant à des raisons d'efficacité, d'optimalité. Au reste, l'examen des modèles nous fait entrer assez avant dans les conditions de vérité propres aux différentes sciences. Mais la philosophie de la connaissance est concernée aussi, par les témoignages qu'apporte l'emploi des modèles sur les conditions de la compréhension de la recherche et de la preuve, sur la portée du savoir théorique. En fait, la pratique des modèles met en lumière les aspects relatifs et progressifs du savoir et de ses langages ; elle est peu compatible avec les conceptions « réalistes » qui supposent que le savoir débouche directement sur l'objet. Elle ne semble pas cependant réclamer les interprétations d'un nominalisme radical, qui ferait s'effacer l'objet devant les procédés de l'expression, car l'aménagement des modèles porte la marque des adaptations à l'objet et des exigences rationnelles d'une adéquation du savoir.
Les fonctions de la modélisation
La philosophie de la connaissance, qui réfléchit sur les procédés de modélisation pratiqués par les différentes sciences, est dans l'obligation d'interpréter une nouvelle fonction, une nouvelle dimension de la rationalité. Les caractères de celle-ci ne sont pas aisés à fixer, parce qu'il s'agit de procédés techniques en voie d'élaboration et parce que la fonction des modèles n'est pas univoque : former des modèles, c'est d'abord dominer par des connexions systématiques les hasards de l'empirie, et ce rôle se remarque surtout dans les sciences qui ont une base descriptive très étendue. Les sciences de la nature et les sciences de l'homme construisent des corps idéaux d'objets, qui, soumis en général au pouvoir d'un langage mathématique, surmontent le détail de l'expérience et neutralisent la part intuitive des conjectures et interprétations. Cependant, le modèle consiste à la fois dans le formulaire symbolique et dans les objets idéaux qui lui sont attachés, et, de cette manière, il donne une base matérielle au concept : il exerce visiblement ce rôle dans les sciences mathématiques, où la liaison de l'équation avec la figuration constitue un complexe intelligible qui donne corps aux opérations déductives. Ainsi, et de manière générale, le modèle s'établit dans une fonction médiatrice vis-à-vis de ce qui est, d'un côté, le plus concret ou, de l'autre, le plus abstrait.
De toute façon, l'emploi des modèles est un adjuvant au service des fins de la connaissance ; on aura remarqué que les spécialistes des diverses méthodes de la science parlent des modèles en termes de réalisations « optimales » et qu'ils marquent les rôles mutuellement complémentaires que jouent les modèles : les qualités mêmes auxquelles satisfont les modèles valables sont multiples et reflètent de quelque façon cette diversité des rôles. Ainsi la formation des modèles, au prix de certains artifices, rend possible une simplification, une schématisation des domaines de faits ; mais, en même temps, cette transcription permet de totaliser la matière traitée et d'éviter les réductions trop unilatérales. On invente les modèles pour systématiser les points de vue de l'explication ; par suite, une certaine rigueur constructive est exigible de ceux-là, mais cette rigueur n'est pas rigidité, car les modèles doivent être adaptables : au sein d'une même science, ils se pluralisent en fonction des propriétés régionales de la réalité qui est à décrire, et ils restent mobiles pour répondre aux conditions de l'invention et de la découverte. Néanmoins, les modèles d'une même science refusent la division, ils tendent le plus possible vers les solutions unifiantes. D'une manière générale, la science est pleinement consciente de cette valeur instrumentale des modèles, elle ne confond pas la vérité signifiée avec les contenus limitatifs de la figuration, elle évite ainsi le dogmatisme qui résulterait d'une confusion de l'objet avec ses modèles. Le modèle est une « fiction surveillée » ; celle-ci est contrôlée par les réussites ou les échecs de l'expérience, elle est soumise au critère d'une consistance garantie par la logique ou par la théorie explicative. La modélisation a pour fond la démarche prospective et critique du savoir.
En tout cas, ces contrôles et ces précautions qui accompagnent l'emploi des modèles interdisent au philosophe de leur attribuer les pouvoirs d'une « imagination libre ». S'il est vrai que les modèles introduisent dans l'invention scientifique les ressources de l'imagination, il s'agit d'« images liées » et intégrées à l'économie des pensées rationnelles. Ainsi, l'on ne saurait dire que les images de la mécanique classique procèdent directement de la vision épicurienne, préscientifique, du mouvement et du choc des atomes. Ces images se sont assimilé les lois de Huygens concernant la composition géométrique des directions et l'entretien de la quantité de mouvement ; elles pénètrent dans le modèle cinétique des gaz, sous le contrôle d'un calcul statistique des vitesses moyennes et sous le signe des équivalences entre l'énergie calorique et l'énergie cinétique représentée par le mouvement des molécules. Le modèle est en fait une projection, dans l'image, des concepts et des lois élaborés par la science.
On remarquera aussi que le modèle comporte tous les états intermédiaires entre une figuration concrète et une détermination abstraite : les grands modèles théoriques sont des composés de la forme figurative et de la forme mathématique. Le modèle de Bohr pour l'atome était bien, à l'origine, tributaire de la figuration orbitale, de l'image géométrique, mais il devient progressivement le moyen d'exprimer les liaisons des éléments énergétiques qui sont définies par les matrices quantiques, lesquelles ordonnent des nombres quantiques bien différenciés. Le facteur essentiel est que les constats empiriques puissent être unifiés, les concepts et arguments théoriques objectivés par des réalisations figurales contrôlées par une forme qui peut être fournie par une géométrie, mais aussi par un calcul algébrique.
C'est cette caractéristique générale que retient un logicien positiviste tel Richard Braithwaite quand il traite les modèles comme des projections de la théorie : l'enchaînement des propositions théoriques qui permettent la prévision ou l'explication de certaines données est matérialisé dans un modèle qui précise le calcul et l'appuie sur des objets fictifs. Ainsi toute l'économie des énoncés scientifiques est dotée d'un support : les énoncés empiriques sont rapportés aux items observables, mais, de leur côté, les énoncés abstraits, les énoncés principes reçoivent le soutien des modèles.
Cependant, lorsqu'il reconnaît ce statut, élaboré et différencié, des modèles, l'épistémologue doit porter son attention sur les fonctions multiples qu'ils exercent. S'il y a avantage à ce que la conception soit ainsi objectivée ou matérialisée, c'est pour plusieurs raisons qui concernent à la fois les intérêts de la compréhension, laquelle bénéficie de la clarté des figures, ceux de la recherche, qui utilise la puissance d'analogie des schémas, ceux même de la preuve, qui trouve dans l'objectivité des modèles une part de ses garanties. Et d'ailleurs, comme ces fonctions se spécifient dans les différentes disciplines scientifiques, selon les objectifs de la recherche et de la preuve qui leur sont propres, il importe de préciser davantage les références des modèles, en s'inspirant des épistémologies particulières.
La sémantique et les modèles en mathématiques
Si l'on s'en tient à une caractérisation très générale des modèles et qu'on entende par là une partie concrète de la théorie qui est directement en rapport avec certains objets, il y a lieu de rappeler que les structures abstraites des mathématiques, définies au niveau des symbolismes purs, se sont formées par abstraction à partir de tels « modèles ». Ainsi, la doctrine des opérations numériques a été le point de départ des opérations de l' algèbre abstraite ; celle des nombres naturels axiomatisée par Peano a servi de référence à la théorie des ensembles ; de même, les échanges entre les procédés de l'algèbre et ceux de la géométrie ont permis le développement des entités vectorielles. Toutefois, c'est par la voie de la « sémantique » moderne que la notion de modèle a pris sa place technique dans la logique mathématique : celle d'un procédé autonome pour la vérification des expressions d'une théorie formelle. La démarche de base est celle de l'« interprétation », ou du choix d'un domaine d'objets avec lesquels on met en correspondance stricte les termes et les énoncés d'un langage symbolique. Deux expressions sont compatibles s'il y a un domaine d'objets où leurs interprétations sont simultanément réalisées ; une inférence est invalide si, dans quelque interprétation, les prémisses sont réalisables sans la conclusion, etc. Or un modèle est un interprétant « positif » dont l'existence garantit la consistance d'une théorie : il est naturel de rapporter, à titre de preuve, une théorie qui est en question à une théorie plus fondamentale, dont la vérité ne pourrait être mise en doute sans atteindre le notion même de vérité mathématique.
L'attention a été cependant attirée sur l'importance de cette garantie sémantique par les limites mêmes qu'ont rencontrées les preuves strictement formelles. K. Gödel a établi qu'une théorie ayant au moins la puissance de l'arithmétique ne pouvait être garantie par le langage qui formalise ses expressions. On s'est alors reporté à la définition sémantique de la vérité proposée par A. Tarski, qui s'appuie sur la possibilité de réaliser un formulaire, de conférer une « extension » à ses formules.
Ainsi s'est développée une méthodologie qui repose sur l'interprétation ensembliste des théories logiques et mathématiques et sur les modèles stricts de la théorie des ensembles. D'une part, les entités et les relations de la doctrine des ensembles servent de références à toutes les expressions logiques ou algébriques, et de médiats entre celles-ci et les expressions de la physique et de la mécanique. D'autre part, les constructions ensemblistes sont rapportées à des modèles que valorise la gratuité de leurs lois : modèles arithmétiques, qui permettent la génération récurrente de l'infini ; modèles topologiques, qui autorisent des procédés indéfinis de séparation ou de recouvrement. La méthode extensionnelle est, à vrai dire, en concurrence avec des méthodes logiques proprement constructives, mais elle est particulièrement favorable à une extension de la preuve au-delà des limites strictement finitistes.
Considération faite de cet usage logique des modèles dans les démarches de la preuve, il n'est pas interdit à l'épistémologue de prendre la notion de modèle dans un sens plus large : on pensera aux schémas directeurs, qui ont une grande puissance formatrice ou heuristique et autour desquels se forment les théories mathématiques. En ce sens, l'algèbre pourrait être considérée comme « modèle » inspirateur, en raison de la particulière disponibilité de ses chaînes opératoires, ou de la fécondité des extensions qu'elles rendent possibles : à la valeur logique des formes algébriques s'ajoute une valeur pragmatique. On assiste à la naissance d'une doctrine des « catégories », c'est-à-dire des transformations qui assurent le passage d'une structure d'ensemble aux structures de la même famille d'ensembles : or celle-ci met en œuvre les schèmes de l'algèbre en même temps que les ressources de l'intuition géométrique. D'une autre manière, on peut concevoir que la doctrine des ensembles, qui n'a pas été complètement « fondée », est cependant indispensable pour axiomatiser les mathématiques : Gödel a pu la considérer comme une « grande hypothèse » explicative. On le voit, l'épistémologue peut reconnaître la fonction-modèle à la fois dans les réquisits de la preuve et dans les conditions de la création mathématique.
Modèles et réalités dans les sciences exactes
On ne saurait mettre une séparation absolue entre l'usage qui est fait des modèles en mathématiques et celui qu'en font les sciences exactes, qui sont des mathématiques appliquées. D'autant moins que les entités de référence des théories mathématiques, les ensembles numériques ou ponctuels peuvent être pris comme les modèles les plus abstraits des relations physiques : ainsi, quand on réduit les vecteurs et les opérations vectorielles à des multiples de nombres et à leurs produits. Mais les modèles physiques s'échelonnent entre le plan analytique et le plan descriptif ; et, surtout, le modèle acquiert ici une fonction expérimentale : il vaut non seulement par sa consistance interne, mais par son adaptation au réel.
Ses fonctions sont d'ailleurs multiples. En illustrant l'enchaînement des propositions d'une théorie, il les rend plus intelligibles, plus disponibles. Mais on peut lui attribuer des rôles heuristiques marqués : il intervient dans la recherche des faits et il étend, de phénomène à phénomène, l'application des lois, ou même il intervient dans la construction des lois nouvelles à partir des lois connues, grâce à la puissance d'analogie qu'il renferme.
Un exemple très simple et déjà ancien illustrera ces possibilités. Les lois expérimentales de Mariotte et de Gay-Lussac, qui relient la pression d'un gaz à son volume ou à sa température absolue, ont été interprétées selon un modèle mécanique : on considère le volume comme la mesure du champ de déplacement des molécules du gaz, la vitesse moyenne des molécules étant régularisée par les lois statistiques et dépendant de l'énergie calorique incluse dans le système, et on explique ainsi les dépendances entre pression, volume et température. Le modèle ainsi construit se généralise expérimentalement. Malgré la différence de la texture d'un liquide et d'un gaz, on peut expliquer la « pression osmotique », exercée par les molécules d'une solution, par des lois isomorphes à celles qui concernent les gaz, lesquelles font intervenir la quantité des molécules et la température. Ou encore, on peut apporter une valeur objective, matérielle, aux grandeurs engagées dans les équations cinétiques et, par exemple, à la masse individuelle des molécules : c'est précisément en comparant la répartition des densités dans l'atmosphère terrestre avec celle qui a lieu dans une « atmosphère miniature » constituée par des gouttes de résine en solution que Jean Perrin a pu évaluer la masse des molécules de l'air. Ou enfin, grâce aux propriétés des « objets » que le modèle adjoint aux lois, celui-ci favorise la synthèse des lois préexistantes : les corpuscules du gaz, qui obéissent aux lois de la mécanique des chocs, sont aussi des « corpuscules newtoniens », soumis à l'attraction mutuelle, et l'on peut concevoir ainsi qu'une compression très grande, par le resserrement des particules, provoque finalement une chute de la pression.
La version positiviste, selon laquelle le modèle est l'illustration « fictive » d'une théorie, ne suffit pas à rendre compte de ces fonctions réalisantes, ou prospectives. Le modèle est un ressort important de cette démarche des sciences rationnelles qui, comme le dit Gaston Bachelard, va de la théorie aux faits en « réalisant » les concepts. Ou bien l'on pourra reconnaître avec Bunge que le modèle, tout en se réglant sur la théorie pour l'exemplifier, s'adjoint à elle pour lui donner une prise technique sur la réalité. On pensera à l'ajustement que réalise le physicien entre les concepts de l'électronique et les modèles concernant le comportement des particules électriques dans une atmosphère qu'elles chargent et dans un champ magnétique qui infléchit leurs trajectoires : ce complexe théorico-figural aboutit aux dispositifs techniques comme ceux de la chambre de Wilson, qui permet le repérage des particules selon leur masse et leur charge, voire la découverte de particules nouvelles, comme c'est le cas des positrons qui ont été détectés de manière expérimentale en même temps que construits pour des raisons mathématiques. Sans le renforcement des modèles, la pensée scientifique serait démunie de l'une de ses fonctions organisatrices, et il importe de remarquer qu'avec leur usage, elle fait plus que coder l'expérience : elle la devance et l'articule.
Modèles et investigation dans les sciences nouvelles
Quelques remarques s'imposent ici sur une méthodologie complexe et en pleine évolution, concernant les sciences neuves, notamment les sciences de la vie, de l'homme, du langage, qui, tant en raison de leur apparition plus tardive qu'en raison de la richesse des faits qu'elles explorent, n'ont pas atteint la précision théorique de la physique ou de la chimie. Certes, leurs problèmes ne diffèrent pas radicalement de ceux que rencontrent ces dernières, et les précédents textes des spécialistes auront montré qu'elles utilisent aussi une multiplicité de modèles : depuis les modèles très concrets qui se tiennent proches de la description des phénomènes jusqu'aux modèles abstraits et mathématiques, lesquels ont pour elles l'intérêt supplémentaire de réprimer les intuitions et les interprétations qui sont une menace pour l'objectivité. Peut-être, cependant, l'état plus prospectif et moins intégré des conceptions des sciences neuves se marque-t-il dans le statut souvent diversifié et concurrentiel de leurs modèles : la pensée recourt à des modèles complémentaires, dont chacun approche une partie de la réalité qui reste un résidu pour les autres modèles. Ainsi, la linguistique s'attache tour à tour aux modèles « structuraux », qui marquent la disjonction et la combinaison des segments du discours, aux modèles « fonctionnels », qui soulignent la dépendance de la texture des messages vis-à-vis des conditions de leur émission ou de leur réception, et aux modèles logico-sémantiques, qui fixent les rapports entre la segmentation du discours et les opérations intellectuelles qui le sous-tendent.
Sans doute cette économie des modèles est-elle liée à un style de la recherche qui s'impose à ces sciences : le modèle est pour elles, comme pour les disciplines plus anciennes, un moyen de réduction et un moyen de prospection, mais en un sens la valeur prospective des modèles, des systématisations qu'ils opèrent, est encore plus marquée. En effet, les sciences traditionnelles ont pu poursuivre progressivement la construction des systèmes explicatifs et l'analyse de l'expérience, tandis que les sciences neuves ont d'abord à articuler des domaines encore non structurés en projetant sur eux des structures définies : ainsi la psychologie de l'apprentissage a abordé les faits sous le signe des modèles mécaniques, cybernétiques, ou des modèles des champs de forces, en les corrigeant les uns par les autres. En outre, les systématisations très larges qui permettent l'explication des faits humains sont quelquefois assez éloignées des systématisations restreintes qui résultent des analyses exactes. L'économiste procède à l'analyse précise des processus de la production et de l'échange, mais il s'inspire des hypothèses plus globales de la sociologie lorsqu'il s'agit d'éclairer les sources et le fondement de la valeur ou des modes du travail.
On suggérera aussi que cette complexité des faits, qui assigne une portée « régionale » aux modèles précis dont se servent les sciences biologiques et humaines, se conjugue avec ce qu'on pourrait appeler l'« implexion » de ces faits : autrement dit, les processus ou les fonctions interfèrent, et, après les avoir différenciés par les modèles appropriés, il est souvent nécessaire de les rapprocher et de les relier par des modèles conjonctifs. Ainsi, la biologie moderne rencontre les régulations de l'organisme à des niveaux multiples : celui des métabolismes, celui des liaisons moléculaires et cellulaires, celui des connexions nerveuses ; et la difficulté est de fixer le schéma de fonctionnement qui leur est commun. À l'autre extrémité des sciences de l'homme, la linguistique se trouve devant le problème d'une liaison entre les aspects structuraux, opératoires et génétiques des champs de signes. Le modèles mathématiques de N. Chomsky, conçus pour relier les couches superficielles et les couches profondes de ces champs, paraissent à beaucoup de linguistes encore trop formels pour rendre compte des processus formateurs. Le problème des « codes », c'est-à-dire du contrôle exercé par les formes sur les transformations des matériaux, peut jeter un pont entre les pôles de la biologie et de la linguistique. Mais c'est une confrontation difficile qui s'annonce entre les modèles formés par le généticien et par le linguiste.
Les sciences de l'homme, parce qu'elles sont des sciences neuves, fournissent à la méthodologie de nouveaux témoignages sur l'usage, indispensable et malaisé, des modèles. Mais peut-être leur nature même impose-t-elle de nouvelles conditions à cet usage. Les réalités qu'elles portent à l'objectivité sont elles-mêmes travaillées de l'intérieur par les images et les signes de la vie. Élaborer des modèles logiques et linguistiques de ces réalités, c'est alors en même temps, pour de telles sciences, dévoiler les procédés de signalement, les codages naturels que réalise la vie ou la pensée.
Le rapport de la théorie et de ses modèles
Les fonctions multiples des modèles qu'on vient d'évoquer expliquent certaines divergences de l'épistémologie au sujet de leur statut. La doctrine positiviste est portée à insister de préférence sur les aspects de l'artifice utile ou de l'instrument provisoire. Elle refuse, en effet, les interprétations réalistes de la connaissance : celle-ci est à ses yeux une transcription des données sensibles de l'expérience dans les figures accessibles à l'imagination humaine et dans les formules que choisit le langage déductif, et la modélisation est le procédé majeur de cette transcription. Elle admet, dès lors, que les modèles se succèdent, se remplacent les uns les autres, selon les suggestions de l'expérience et selon les commodités de l'expression. Finalement, par cette voie, on inclut la théorie elle-même dans le procédé de modélisation. Elle ne sera rien de plus que la part logique ou déductive des modèles, à laquelle s'adjoindront des moyens pratiques ou intuitifs de figuration. La connaissance sera sous le signe des codages précis, des conventions utiles : l'existence des modèles fournit ainsi un argument au « conventionnalisme » moderne.
Il peut sembler cependant que l'emploi des modèles est trop engagé dans la prospection des réalités et dans l'approche des vérités pour qu'on réduise son statut à celui des fictions. Cet argument pourrait être formulé par une épistémologie rationaliste sous des formes telles que les suivantes :
– La théorie ne doit pas être confondue totalement avec la somme des modèles sans lesquels elle se fixe provisoirement. Elle apparaît plutôt comme un programme de vérité, orienté par certains concepts directeurs, qui, dans les phases successives de son « remplissement », adopte tel ou tel modèle. Ainsi, la mécanique rationnelle est, depuis ses débuts, l'étude du mouvement des entités réparties dans l'espace sous l'influence des forces et des potentiels qui provoquent et orientent le mouvement. Or, ce programme d'une analyse objective s'est réalisé au cours de l'histoire par des modèles de plus en plus adéquats : tels le modèle cartésien des collisions enchaînées, le modèle newtonien des forces centrales, attractives et répulsives, les modèles de champs qui structurent l'espace et le temps entre les événements. Les bases initiales de la théorie sont révisées par la relativité, qui subordonne les états instantanés aux dimensions de procès, ou par le modèle quantique, qui réduit statistiquement les événements individuels. Ainsi, la théorie se dégage progressivement de ses modèles dans la poursuite de son objectif de détermination.
– Il est insuffisant de dire que les modèles se juxtaposent ou se succèdent, à la manière de formes concurrentes entre lesquelles la science choisirait par convention. En fait, ils sont enchaînés par le dynamisme du savoir, ils se complètent les uns les autres et transitent les uns vers les autres en se transmettant une part des représentations et des formulations qu'ils contiennent. Des événements scientifiques comme la naissance de la mécanique ondulatoire illustrent cet échange des concepts et des formules entre l'image du discontinu et l'image du continu. On a insisté ici même sur la situation complémentaire de nombreux modèles des sciences humaines.
– Lorsqu'on veut clore le modèle sur lui-même, le penser comme une figure complète ou un système fermé d'expressions, on accroît de ce fait sa valeur conventionnelle. Mais, en réalité, les modèles n'ont une signification ni close ni univoque, ils acquièrent de nouvelles dimensions en même temps que la théorie se développe. Ainsi, le modèle structural de l'atome a bien été d'abord une figuration géométrique des orbites, mais il a servi ensuite à condenser les nombres caractéristiques des états de l'électron, d'ailleurs ordonnés par les matrices abstraites de la théorie des quanta : l'image géométrique a perdu sa valeur explicative et ne sert plus qu'à figurer des rapports qui ont un sens strictement énergétique.
Penser le statut des modèles exige beaucoup de précautions de la part de l'épistémologue. Le réaliste y verra des images provisoires de la théorie qui détient le vrai, le relativiste y reconnaîtra les marques des états renversés par une théorie elle-même évolutive. Peut-être le rapport de la théorie et de ses modèles est-il au fond dialectique : la théorie est astreinte à se modéliser, parce qu'elle repart toujours des noyaux d'expérience, des langages qui s'élaborent. Mais elle transcende ces modèles par les orientations stables de la vérification, de l'explication.
Le statut des modèles comme problème métalinguistique
Élucider la fonction des modèles, c'est s'interroger finalement sur le pouvoir de simuler, de figurer, de reproduire, et sur le pouvoir de régulariser ou de normaliser qui appartiennent à la représentation humaine, au langage humain. C'est ainsi qu'en suivant le problème des modèles, on s'oriente vers les fondements d'une métalinguistique, d'une doctrine générale des figures et des signes.
Les travaux de L. Wittgenstein posaient la question et ouvraient déjà plusieurs voies. S'interrogeant sur le rapport du figurant au figuré, du signe au signifié, il nous en donne deux versions successives. L'inspiration du Tractatus logico-philosophicus est logicienne et empiriste à la fois : le mot clé en est celui de « figuration » ; il s'agit de la reproduction isomorphique des rapports réels dans les rapports symboliques. Les étages et les types de la figuration : schèmes pratiques, images esthétiques, modèles géométriques ou ensemblistes, laissent apparaître la figuration logique comme la plus abstraite ; elle ne concerne plus que le lien de dépendance des faits que l'on affirme. Mais, dans les Investigations philosophiques, conçues dans un esprit plus pragmatique, la perspective change : on admet que l'homme dispose de multiples « jeux de langage » pour décrire, prescrire, calculer, conjecturer, convaincre, etc., et que, chaque fois, les signes visent l'objet par des repérages différents. S'appuyant sur l'image du jeu d'échecs, l'auteur suggère que la connaissance, la « compétence » d'un langage consiste dans une disposition des opérations praticables plutôt que dans la possession de désignations ou de définitions arrêtées.
Or le « relativisme » des logiciens modernes va davantage dans le sens de cette interprétation opératoire que dans celui de l'interprétation figurative. Il n'y a pas de code ultime ou absolu de la reproduction du réel, fût-il logique, mais l'adoption d'un procédé de liaison ou de repérage délimite d'avance la portée des affirmations possibles : il y a rectification des modèles sur leurs applications, plutôt que représentation unifiable. La réflexion métalinguistique conduira à mieux différencier, à assouplir les fonctions régulatrices du langage.
Entre autres, la théorie des langages mathématiques se convainc que ceux-ci n'ont pas de modèle ultime, comme le croyaient les premiers logisticiens. La logique des mathématiques a plutôt pour tâche de prélever, dans le tissu des formules qu'elles produisent, des constructions assez élaborées et formalisées – ainsi l'arithmétique de Peano ou la doctrine des ensembles de Zermelo – pour exercer selon les cas la fonction de modèles. Le domaine des preuves tendra, d'ailleurs, à se répartir entre, d'une part, les modèles pleinement constructifs, mais finitistes, dont les logiques effectives, inspirées de L.E.J. Brouwer, fournissent la règle, et, d'autre part, les paradigmes déductifs, axiomatiques, dont la portée est plus vaste, mais les bases moins établies. Ou encore, les travaux récents d'une logique opératoire ou pragmatique visent à combiner les garanties formelles et les garanties d'efficacité qui intéressent les différents langages de la science : on érigera en règles déductives ceux des procédés opératoires qui se seront révélés les plus aptes à la conduite « stratégique » d'une discussion logique, à la construction récurrente des propositions d'une théorie mathématique ou à la détermination simultanée la plus complète des énoncés de la physique.
Ainsi, la notion des codes ou des modèles se trouve mobilisée en même temps que précisée. Peut-être une évolution analogue se produit-elle dans la doctrine des langues naturelles. Les travaux de la linguistique générative montrent que le code linguistique réalise plusieurs desseins conjugués : traduire le sens dans des expressions patentes, construire une infinité d'expressions sur une base réduite, s'adapter aux besoins renouvelés de la communication des messages. En outre, l'analyse sémantique du langage semble devoir déborder les limites de l'analyse grammaticale : chaque langue particulière, chaque style de l'expression, chaque message apporte avec lui un nouveau « modèle » de l'expression, original bien que conforme aux lois générales de la grammaire. Peut-être cet assouplissement des propriétés du code confirme-t-il les vues de Wittgenstein, qui insistent sur la multiplicité des « jeux de langage ».
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Écrit par
- Raymond BOUDON : membre de l'Académie des sciences morales et politiques, professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
- Hubert DAMISCH : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
- Jean GOGUEL : ingénieur général des Mines, ancien directeur du service de la carte géologique de France
- Sylvanie GUINAND : maître de recherche au C.N.R.S.
- Bernard JAULIN : membre de l'Académie des sciences
- Noël MOULOUD : professeur à l'université des sciences humaines, lettres et arts de Lille
- Jean-François RICHARD : professeur de psychologie à l'université de Paris-VIII
- Bernard VICTORRI : directeur de recherche au C.N.R.S.
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Voir aussi
- BRAITHWAITE RICHARD (1900-1990)
- POLYPEPTIDES
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